Par M. K. Bhadrakumar − Le 10 novembre 2022 − Source Oriental Review
La manière dont Téhéran a géré son accord avec la Russie au sujet des drones a été quelque peu malhabile. Le fait que la première « fuite » a ce sujet soit provenu de nul autre que Jake Sullivan, Conseiller à la Sécurité Nationale du président Biden, aurait dû alerter Téhéran sur l'idée que quelque chose de sinistre avait été mis en branle.
Au lieu de cela, pour des raisons que l'on ne connaît pas, l'Iran s'est mis à réfuter l'information. Et désormais, revirement de situation, il nous faut comprendre que les réfutations prononcées par l'Iran étaient exactes, mais pas totalement véridiques dans leur contenu. Hossein Amirabdollahian, le ministre des affaires étrangères, a reconnu que la « partie au sujet des drones est exacte ; nous avons livré à la Russie des drones en faible nombre des mois avant la guerre en Ukraine. »
Et le ministre d'ajouter la réserve selon laquelle « ce tapage provoqué par certains pays occidentaux, selon lequel l'Iran aurait livré des missiles et des drones à la Russie pour aider à la guerre en Ukraine - la partie concernant les missiles est totalement fausse. »
Quel que soit le niveau de perfectionnement technologique des drones iraniens, cela n'a pas changé la donne pour la Russie dans la guerre en Ukraine. L'efficacité des missiles provenant directement de Russie surprend jusqu'aux experts occidentaux, qui avaient prédit il y a des mois que la Russie était en train d'« épuiser » son stock. De fait, les frappes de missiles peuvent se poursuivre jusqu'à l'effondrement de l'Ukraine, jusqu'à ce que l'Occident ne trouve plus d'interlocuteur significatif parmi les décombres de Kiev.
La Russie et l'Iran semblent s'être englués dans une controverse inutile. Il semble qu'à l'image de la rétro-ingénierie pratiquée par l'Iran sur les technologies de drones étasuniens, les Russes ont plutôt bien réussi à copier les drones iraniens kamikazes dont elle disposait dans son inventaire avant l'opération militaire spéciale lancée en Ukraine. Kiev affirme désormais, après avoir examiné les débris des drones russes qu'elle a pu abattre, que ceux-ci comportaient même des composants ukrainiens !
Il va de soi que l'industrie de défense russe a recueilli des éléments de technologie iranienne, d'autres éléments de technologie ukrainienne, et en a sorti un surprenant « modèle russe ». Voilà qui explique sans doute le sophisme dans la constante réponse de Moscou qui affirme n'avoir pas utilisé de drones iraniens.
Un agent de police inspecte les morceaux d'un drone sur le site d'une frappe russe au niveau d'infrastructures de stockage de carburant, en Ukraine, le 6 octobre 2022.
Amirabdollahian a révélé que l'Iran a proposé d'expliquer la situation aux autorités ukrainiennes, et une réunion a même été organisée en Pologne pour levers les incompréhensions et rétablir les liens diplomatiques entre l'Iran et Kiev, mais les États-Unis l'ont fait échouer. De toute évidence, les États-Unis ne sont pas intéressés par une normalisation des relations entre l'Ukraine et l'Iran. Israël a également intérêt à maintenir l'Iran à distance de Kiev. Les États-Unis et Israël pourraient craindre qu'une forte présence diplomatique iranienne à Kiev puisse œuvrer en faveur de la Russie.
Quoi qu'il en soit, il va y avoir des conséquences au point qu'a admis honnêtement Amirabdollahian. L'Iran a pu se laisser emporter par le sentiment exaltant d'avoir vu une super-puissance s'abaisser à repiquer dans ses technologies militaires, et qui plus est, a savouré le haut niveau de publicité apporté à ses drones - sans parler de l'embarras ressenti par les parrains occidentaux de l'Ukraine qui ont assisté impuissants à la panique créée par ces drones utilisés à grande échelle.
Mais l'Iran a compris avec un certain retard les répercussions politiques et diplomatiques potentielles de toute cela. En réalité, tout ce « raffut », comme le nomme Amirabdollahian, découle du refus manifesté par Téhéran de signer le projet d'accord nucléaire de l'UE à Vienne, ce qui a enragé Bruxelles et Washington, et douché leurs espoirs de voir le pétrole iranien venir à la rescousse de l'Europe en remplaçant les importations russes qui doivent être terminées lors du forum économique mondial du 5 décembre.
Une fois de plus, les États-Unis comptaient sur un accroissement de la production pétrolière iranienne pour introduire des tensions au sein de l'OPEC, afin de diviser le cartel.
Selon un rapport paru dans le journal Spiegel, l'Allemagne ainsi que huit États de l'UE ont défini un nouveau paquet de sanctions contre l'Iran ce mercredi à Bruxelles, comptant 31 propositions ciblant des dirigeants et des entités en Iran en lien avec le domaine de la sécurité ainsi que des entreprises, pour leurs « violence et répression » en Iran. Alibi avancé : des violations des droits de l'homme.
Il est évident que l'Occident est revenu à sa tactique de persécution. Le président Biden a promis de « libérer l'Iran » de son système politique en place - bien que les étasuniens sachent, de par les expériences passées, que les manifestations publiques sont monnaie courante en Iran, mais qu' un changement de régime relève du rêve éveillé.
Pourquoi l'Occident ressuscite-t-il le « problème iranien » à ce stade ? Deux raisons sous-jacentes existent, peut-être trois. La première est la victoire de Benjamin Netanyahu dimanche dernier aux élections, qui garantit en pratique que la rivalité existentielle entre Israël et l'Iran se trouve une fois de plus au centre du jeu politique de l'Asie occidentale. Si cela n'a pas lieu, Netanyahu va subir des pressions pour répondre au problème fondamental de l'Asie occidentale, qui est le problème palestinien.
En l'état des choses, le « problème iranien » va revenir au centre du jeu politique de l'Asie occidentale. Les intérêts convergent entre Tel Aviv et Washington pour cela, à un moment où des frictions vont inévitablement se produire dans les relations États-Unis-Israël, et l' alliance raciste, sioniste, religieuse et anti-arabe, dernière coalition montée par Netanyahu, contient des éléments jadis considérés comme terroristes par les États-Unis. Brandir le fouet avec exaltation en direction de l'Iran s'avère utile, aussi bien pour Israël que pour les États-Unis.
Mais d'un autre côté, Netanyahu est assez réaliste pour savoir qu'il serait suicidaire de la part d'Israël d'attaquer militairement l'Iran sans un soutien étasunien, et deuxièmement, que l'administration n'a pas encore totalement abandonné tout espoir de conclure un accord nucléaire avec l'Iran.
Par conséquent, dans l'hypothèse ou les élections de mi-mandat changeraient radicalement le profil du Congrès au détriment de l'administration Biden, on peut faire confiance à Netanyahu pour introduire le sujet du nucléaire iranien comme sujet clé de la politique intérieure étasunienne et des relations entre les États-Unis et Israël.
On trouve un autre facteur du problème avec la trajectoire que prend la guerre en Ukraine. Bien que la guerre par mandataire interposé soit dans sa dernière ligne droite et que les États-Unis ainsi que l'OTAN envisagent la destruction de l'Ukraine, l'administration Biden ne peut pas perdre ainsi la face et s'humilier, car on est ici en Europe, et pas dans l' Hindou Kouch, et le destin du système d'alliance occidentale est à une croisée des chemins.
Il est presque certain que des soldats étasuniens soient apparus sur le sol ukrainien, et on ne peut les considérer que comme des « éléments avancés ». Est-ce que l'Ukraine va se transformer en une nouvelle Syrie, avec ses régions à l'Ouest de la rivière Dnieper - « le Rump » sans ressources naturelles - mises sous occupation étasunienne afin que les alliés de l'OTAN à la périphérie de l'Ukraine ne se jettent pas dans la bagarre, avec l'alibi des tensions ethniques dormantes héritées de l'histoire, pour s'attribuer leur part de carcasse ? Ou bien, est-ce qu'une « coalition de volontaires » menée par les États-Unis se préparerait à se battre pour de bon contre des soldats russes en Ukraine de l'Est et du Sud ?
Quoi qu'il en soit, le fait est que les liens stratégiques en développement entre l'Iran et la Russie vont rester un point central pour l'Occident, nonobstant la « clarification » réalisée par Amirabdollahian. Il est tout à fait naturel au vu des sanctions que les relations extérieures de la Russie figurent au centre de l'attention des États-Unis. L'Iran a un historique notable quant à dénigrer la stratégie de la « pression maximale ».
Pour dire les choses de manière différente, disposer de l'Iran comme allié va constituer un actif stratégique pour la Russie dans une topologie multipolaire. L'Iran et l'Union économique eurasiatique ont décidé de négocier un Accord de libre échange, alors que Téhéran travaille également à des accords d'échange impliquant du pétrole russe. Autrement dit, les Européens peuvent conserver leur SWIFT pour ce que bon leur semble, cela n'impactera en rien la Russie ou l'Iran. Le reste du monde regarde les événements se produire en temps réel, surtout aux abords de l'Iran, où l'on achète encore le pétrole en dollars.
Il est également clair à ce stade, aux yeux des États-Unis et de leurs alliés, que JCPOA ou non, l'inclinaison vers la Russie et la Chine constitue la version iranienne du Dôme de Fer israélien, en matière diplomatique. Le thème sous-jacent en est que l'Iran se transforme en modèle pour la région du Golfe persique, comme l'indique la longueur de la file d'attente devant l'Organisation de Coopération de Shanghai, alors même que la voie parallèle des Accords Abraham a disparu dans le bassin endoréique de la péninsule arabe.
M. K. BHADRAKUMAR est un ancien diplomate de nationalité indienne, dont la carrière diplomatique a trois décennies durant été orientée vers les pays de l'ancienne URSS, ainsi que le Pakistan, l'Iran et l'Afghanistan. Il a également travaillé dans des ambassades indiennes plus lointaines, jusqu'en Allemagne ou en Corée du Sud. Il dénonce la polarisation du discours officiel ambiant (en Inde, mais pas uniquement) : « vous êtes soit avec nous, soit contre nous »
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone