14/12/2022 les-crises.fr  9min #220655

 Des missiles russes tombés en Pologne ? Aucune «preuve univoque» de leur provenance selon Varsovie

Missile tombé en Pologne : Comment une dépêche mal sourcée a failli déclencher la Troisième Guerre mondiale

Une explosion mortelle en Pologne a donné le coup d'envoi à des heures de spéculation quasi jubilatoire sur la question de savoir si l'OTAN allait se joindre à la guerre contre la Russie.

Source :  Responsable Statecraft, Connor Echols
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

(Shutterstock/ chrisdorney)

Récemment, on a appris que deux missiles avaient frappé une ville agricole dans une région tranquille de Pologne. La tragique explosion a tué deux habitants, constituant ainsi la première manifestation de l'extension de la guerre d'Ukraine au territoire de l'OTAN.

Les responsables occidentaux s'accordent aujourd'hui à dire que les missiles S-300 de fabrication russe ont été lancés par les forces ukrainiennes dans le cadre des opérations qu'elles déploient pour contrer les attaques de la Russie contre leurs infrastructures. Mais cette conclusion n'est intervenue qu'après une longue journée d'accusations, de nombreux dirigeants politiques et médiatiques ayant profité de l'explosion pour condamner Moscou et appeler à une réponse rapide, pouvant aller jusqu'à demander l'application de la clause de défense collective de l'OTAN.

Pour dire les choses plus crûment, beaucoup de gens ont passé leur journée (15 novembre 2022) à appeler à une guerre entre les deux plus grandes puissances nucléaires du monde.

L'incident donne un aperçu unique de la façon dont les moments de crise, qui sont souvent marqués par des informations peu nombreuses et des réactions émotionnelles fortes, peuvent créer les conditions d'une escalade fulgurante.

« Nous vivons tous à deux doigts d'un désastre, et les États-Unis ne devraient pas être aussi convaincus que des forces que nous ne pouvons pas contrôler ne les feront pas basculer », a déclaré Beebe, qui a précédemment dirigé le groupe d'analyse Russie de la CIA.

Afin de mieux comprendre cette dynamique, il est utile de se pencher sur les événements du 15 novembre.

A 12h38 EST, on a eu la première indication que quelque chose n'allait pas en Pologne, lorsque Reuters a rapporté que le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki avait convoqué une réunion d'urgence de son équipe de sécurité nationale. Peu après 13 heures, un grand nombre de médias polonais ont révélé que des missiles étaient à l'origine de cette réunion d'urgence.

On a rapidement vu les premières images de l'explosion, ce qui a amené certains analystes à faire remarquer que les débris ressemblaient beaucoup à un missile S-300, qui fait partie d'un système de défense antimissiles de l'ère soviétique et que Kiev continue d'utiliser aujourd'hui.

Mais à 14 heures, alors qu'il commençait à être clair que la Russie était un coupable improbable, AP News a publié une histoire qui tenait en une seule phrase, et provenait d'une seule source, et qui allait avoir des conséquences considérables : « Un haut responsable du renseignement américain affirme que des missiles russes sont entrés dans l'espace d'un pays membre de l'OTAN, la Pologne, tuant deux personnes. »

En quelques minutes, d'éminentes personnalités des médias avaient déjà commencé à demander à l'OTAN d'invoquer l'article V, qui prévoit que les États membres se réunissent pour déterminer une réponse collective lorsque l'un d'entre eux est attaqué (il convient de noter que, contrairement à ce que tout le monde semble croire, l'article V ne prescrit pas une réponse rapide, et que le Congrès serait probablement appelé à approuver une telle mesure).

À 14h10, Nika Melkozerova, journaliste ukrainienne très suivie en Occident, a tweeté « Alors article 5 ? ». Melkozerova a tempéré son propos 20 minutes plus tard, appelant les parties concernées à « attendre des informations de source officielle. »

Mais Lesia Vasylenko, membre du Parlement ukrainien, n'a pas eu de tels scrupules. Elle a simplement tweeté la phrase « Article 5 » à 14h29, ajoutant plus tard que les frappes du président russe Vladimir Poutine avaient pour but de « tester les limites » et que « réaction = apaisement ».

Paul Massaro, important soutien américain de l'Ukraine et membre de la Commission américaine d'Helsinki, a déclaré à peu près au même moment que le « terrorisme russe » avait frappé la Pologne, ajoutant peu après qu'il était « [difficile] de croire qu'il s'agissait d'un accident ».

Certains dirigeants de l'OTAN ont semblé emboîter le pas à Massaro et Vasylenko. À 14h46, le ministre slovaque de la Défense, Jaroslav Nad, a tweeté « Très préoccupé par la chute de missiles russes sur la Pologne. Nous serons en contact étroit avec [les alliés de l'OTAN] pour coordonner [une] réponse ».

Un « haut diplomate européen » a fait écho à Nad dans un article de Politico, déclarant qu'il était « épouvantable de voir un régime désespéré attaquer les infrastructures critiques de l'Ukraine et faire des victimes dans les territoires alliés ». (Le diplomate s'est couvert en notant que l'identité de l'auteur de l'attaque n'était pas encore confirmée).

Le porte-parole du Pentagone a eu le malheur d'avoir déjà programmé une conférence de presse pour 14 heures, alors qu'on savait très peu de choses sur l'explosion. « Je ne veux pas spéculer quand il s'agit de nos engagements de sécurité et de l'article 5 », a déclaré Patrick Ryder, précisant qu'il ne pouvait pas confirmer le rapport d'AP. « Mais nous avons très clairement dit que nous protégerions chaque centimètre du territoire de l'OTAN ».

La promesse banale consistant à s'engager à défendre « chaque centimètre du territoire de l'OTAN » a donné lieu à une réaction démesurée.

Compte tenu de la prétendue attaque absurde de la Russie contre l'OTAN, c'était rien de moins que la crédibilité même de l'organisation en tant qu'organisation de défense collective qui était en jeu.

C'est du moins ce qu'a affirmé Anders Aslund, du Conseil de l'Atlantique, vers 15h30. Dans un message adressé directement au président Joe Biden, Aslund a déclaré : « Vous avez promis de défendre « chaque centimètre du territoire de l'OTAN ». Allez-vous maintenant bombarder la Russie ? » Il a ajouté que le premier geste de Biden devrait être d'établir une zone d'exclusion aérienne au-dessus de l'Ukraine avant de « procéder au nettoyage de la flotte russe de mer Noire. »

Dans le même temps, Sergej Sumlenny, un éminent expert en politique européenne, a laissé entendre dans un tweet viral que l'attaque était une expansion intentionnelle de l'assaut de la Russie contre les infrastructures ukrainiennes.

Peu après, Mykhailo Podolyak, l'un des principaux conseillers du président ukrainien Volodymyr Zelensky, a déclaré que les frappes n'étaient « pas un accident, mais un « coucou » délibérément planifié par [la Russie], déguisé en erreur. »

La Russie a démenti cette affirmation, affirmant « qu'aucune frappe n'avait été effectuée par des moyens de destruction russes sur des cibles proches de la frontière entre l'Ukraine et la Pologne ». Cependant, comme on peut le comprendre aisément, pour nombre de partisans de l'Ukraine, la parole de la Russie ne vaut plus grand-chose.

Le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba, a répondu à 16h35 que Moscou « soutient une théorie du complot en affirmant que c'est prétendument un missile de la défense aérienne ukrainienne » qui a frappé la Pologne. « Personne ne devrait gober la propagande russe ou amplifier ses messages », a ajouté Kuleba. À peu près au même moment, Zelensky a tweeté que « l'attaque russe contre la sécurité collective dans la région euro-atlantique est une escalade significative » du conflit.

Heureusement, l'administration Biden n'a pas mordu à l'hameçon. Malgré les propos acerbes de Kiev, les responsables américains et polonais ont maintenu que l'origine des missiles n'était pas claire et ont insisté sur le fait qu'ils avaient besoin de plus de temps pour enquêter sur l'incident. À 19 heures, Biden, qui se trouve actuellement à Bali pour la conférence du G20, a offert son « soutien total » à l'enquête dirigée par Varsovie après avoir eu un échange par téléphone avec le président polonais Andrzej Duda.

Les spéculations et les appels à l'escalade se sont multipliés alors que les responsables occidentaux tenaient des réunions d'urgence. Il a fallu attendre près de minuit pour que AP News rapporte enfin que « trois responsables américains ont déclaré que les premières analyses laissaient penser que le missile avait été tiré par les forces ukrainiennes sur un missile russe en approche, au beau milieu de la violente vague de bombardements écrasants contre l'infrastructure électrique de l'Ukraine mardi ».

Même après l'annonce de cette information nouvelle, Podolyak a maintenu que l'OTAN devrait instaurer une zone d'exclusion aérienne au-dessus de l'Ukraine, ce qui obligerait probablement les pilotes occidentaux à combattre directement leurs homologues russes, plongeant ainsi quatre pays dotés de l'arme nucléaire dans la guerre. Kiev continue de nier avoir tiré les missiles.

Ce matin, Biden a contesté la version de l'Ukraine, déclarant qu'il était « improbable » que les missiles aient été tirés par la Russie. Le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, a également déclaré que « rien n'indique qu'il s'agit du résultat d'une attaque délibérée », mais il a ajouté que la Russie porte la responsabilité ultime de l'attaque, compte tenu de l'invasion de Moscou et de ses attaques continues contre les villes ukrainiennes.

La chronologie des événements à partir du premier rapport faisant état de missiles ayant frappé la Pologne met en évidence la disparité entre les intérêts américains et ukrainiens lorsqu'il s'agit de l'implication directe de l'OTAN dans le conflit, selon Beebe.

« Il existe une reélle divergence d'intérêts à cet égard, et l'équipe Biden a fait preuve d'une prudence raisonnable en rassemblant les faits sur ce qui s'est passé et en ne portant pas de jugement hâtif concernant d'éventuelles représailles », a-t-il déclaré.

En fin de compte, les voix appelant au calme l'ont emporté sur celles des faucons. Mais l'incident est un rappel brutal du fait que la désinformation se propage rapidement dans les moments de crise, ce qui peut entraîner une escalade périlleuse. Il est donc d'autant plus important que les principaux médias comme AP News donne la bonne information dès le départ, comme l'a fait remarquer le journaliste Ken Klippenstein sur Twitter.

« Voilà pourquoi les journalistes sont censés vérifier les informations avant de les rapporter » a écrit Klippenstein.

Source :  Responsable Statecraft, Connor Echols, 16-11-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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