16/12/2022 lesakerfrancophone.fr  13min #220812

Le cœur de la révolution Poutine-Xi pour un nouvel ordre mondial : stopper le glissement vers le nihilisme

On peut se demander si l'Occident peut rivaliser en tant qu'État civilisationnel et maintenir sa présence.

Par Alastair Crooke - Le 28 novembre 2022 - Source  Strategic Culture

La « carte » mondiale s'éloigne de plus en plus du « centre » paralysé de Washington, mais pour aller vers quoi ? Le mythe selon lequel la Chine, la Russie ou le monde non occidental peuvent être entièrement assimilés à un modèle occidental de société politique (comme pour l'Afghanistan) est révolu. Alors vers quoi nous dirigeons-nous ?

Le mythe de l'acculturation et de l'intégration à la post-modernité occidentale  persiste cependant, dans le fantasme occidental qui consiste à éloigner la Chine de la Russie et à l'amener à s'allier avec les grandes entreprises américaines.

Le point le plus important ici est que les anciennes civilisations blessées se réaffirment : l'idée de la Chine et la Russie comme États organisés autour de la culture indigène, n'est pas nouvelle. Il s'agit plutôt d'une idée très ancienne : « N'oubliez jamais que la Chine est une civilisation, et non un État-nation »,  répètent régulièrement les responsables chinois.

Néanmoins, le passage à l'état d'État civilisationnel souligné par ces officiels chinois n'est sans doute pas un artifice rhétorique mais reflète quelque chose de plus profond et de plus radical. En outre, la transition culturelle fait des émules dans le monde entier. Cependant, son radicalisme inhérent est largement méconnu du public occidental.

Des penseurs chinois, tels que Zhang Weiwei, accusent les idées politiques occidentales d'être une imposture ; de masquer leur caractère idéologique profondément partisan sous un vernis de principes prétendument neutres. Ils disent que le montage d'un cadre universel de valeurs, applicable à toutes les sociétés, est terminé.

Nous devons tous accepter que  nous ne parlons que pour nous-mêmes et pour nos sociétés.

Cette situation s'explique par le fait que le non-Occident voit clairement que l'Occident post-moderne n'est pas une civilisation en soi, mais plutôt quelque chose qui ressemble à un « système d'exploitation » déculturé (la technocratie managériale). L'Europe de la Renaissance était bien composée d'États civilisationnels, mais le nihilisme européen qui a suivi a modifié la substance même de la modernité. L'Occident fait cependant la promotion de sa position sur les valeurs universelles, comme s'il s'agissait d'un ensemble de théorèmes scientifiques abstraits ayant une validité universelle.

La promesse faite à ces derniers que les modes de vie traditionnels pourraient être préservés par l'application à grande échelle de ces normes occidentales intentionnellement laïques - des normes exigées par la classe politique occidentale - s'est avérée être une vanité fatale, affirment ces penseurs alternatifs.

De telles notions ne se limitent pas à l'Orient. Samuel Huntington, dans son livre The Clash of Civilizations, a affirmé que l'universalisme est l'idéologie de l'Occident conçue pour affronter les autres cultures. Naturellement, tous ceux qui ne sont pas occidentaux, selon Huntington, devraient considérer l'idée d'un « monde unique » comme une menace.

Le retour à des matrices civilisationnelles plurielles vise précisément à briser la prétention de l'Occident à parler ou à décider pour d'autres qu'eux-mêmes.

D'aucuns verront dans cette défiance russo-chinoise une simple joute pour l'« espace » stratégique, une justification de leurs revendications de « sphères d'intérêt » distinctes. Pourtant, pour en comprendre les dessous radicaux, nous devons nous rappeler que la transition vers les États civilisationnels équivaut à une résistance acharnée (sans guerre) organisée par deux civilisations blessées. Les Russes (pendant les années 1990) et les Chinois (lors de la Grande Humiliation) le ressentent profondément. Aujourd'hui, ils ont l'intention de se réaffirmer, en clamant avec force : « Plus jamais ça ! ».

Ce qui a « allumé la mèche », c'est le moment où les dirigeants chinois ont vu, très clairement, que les États-Unis n'avaient absolument pas l'intention de permettre à la Chine de les dépasser économiquement. La Russie, bien sûr, connaissait déjà le plan visant à la détruire. Il suffit d'un minimum d'empathie pour comprendre que la récupération d'un profond traumatisme est ce qui lie la Russie et la Chine (et l'Iran) dans un « intérêt » commun qui transcende le gain mercantile. C'est « cela » qui leur permet de dire : Plus jamais ça !

Une partie de leur radicalisme réside donc dans le rajeunissement national qui pousse ces deux États à « s'avancer avec confiance sur la scène mondiale », à sortir de l'ombre de l'Occident et à cesser de l'imiter. Et à cesser de supposer que le progrès technologique ou économique ne peut être trouvé que dans la « voie » libérale-économique occidentale. En effet, il ressort de l'analyse de Zang que les « lois » économiques de l'Occident sont également un simulacre se présentant comme des théorèmes scientifiques : un discours culturel, mais pas un système universel.

Si l'on considère que la vision du monde anglo-américaine d'aujourd'hui repose sur les épaules de trois hommes : Isaac Newton, le père de la science occidentale, Jean-Jacques Rousseau, le père de la théorie politique libérale, et Adam Smith, le père de l'économie du laissez-faire, il est clair que nous sommes en présence des auteurs du « canon » de l'individualisme (à la suite du triomphe protestant dans la guerre de 30 ans en Europe). Il en découle la doctrine selon laquelle l'avenir le plus prospère pour le plus grand nombre de personnes provient du libre fonctionnement du marché.

Quoi qu'il en soit, Zhang et d'autres ont noté que l'accent mis par l'Occident sur la « finance » s'est fait au détriment de la « matière » (l'économie réelle) et s'est avéré être une recette pour des inégalités extrêmes et des conflits sociaux. Zhang affirme au contraire que la Chine est sur le point d'évoluer vers un nouveau type de modernité non occidentale que d'autres, en particulier dans le monde en développement, ne peuvent qu'admirer, voire imiter.

La décision a été prise : l'Occident, selon ce point de vue, peut soit « se taire et se tenir tranquille » ou refuser. Peu importe.

Imprégnés de cynisme, les Occidentaux considèrent cette position comme du bluff ou une imposture. Quelles valeurs, demandent-ils, se cachent derrière ce nouvel ordre ; quel modèle économique ? En sous-entendant une fois de plus que la conformité universelle est obligatoire, ils passent complètement à côté de l'argument de Zhang. L'universalité n'est ni nécessaire, ni suffisante. Elle ne l'a jamais été.

En 2013, le président Xi a  prononcé un discours qui éclaire beaucoup les changements de la politique chinoise. Et bien que son analyse était fermement axée sur les causes de l'implosion soviétique, l'exposé de Xi visait très clairement un sens plus large.

Dans son discours, Xi a attribué l'effondrement de l'Union soviétique au « nihilisme idéologique » : les couches dirigeantes, affirmait Xi, avaient cessé de croire aux avantages et à la valeur de leur « système », mais faute d'autres coordonnées idéologiques dans lesquelles situer leur pensée, les élites ont glissé vers le nihilisme.

« Une fois que le Parti perd le contrôle de l'idéologie, a affirmé Xi, une fois qu'il ne parvient pas à fournir une explication satisfaisante de sa propre règle, de ses objectifs et de ses buts, il se dissout en un parti d'individus vaguement liés uniquement par des objectifs personnels d'enrichissement et de pouvoir ». « Le parti est alors envahi par le « nihilisme idéologique ».

Ce n'est toutefois pas la pire des issues. Le pire résultat, a noté Xi, serait que l'État soit pris en charge par des personnes sans aucune idéologie, mais avec un désir totalement cynique et égoïste de gouverner.

En d'autres termes : si la Chine perdait son sens de la « raison » chinoise, ancrée depuis plus d'un millénaire dans un État unitaire doté d'institutions fortes et guidé par un Parti discipliné, « le PCC, un aussi grand Parti qu'était le PCUS, serait dispersé comme un troupeau de bêtes effrayées ! L'Union soviétique, aussi grand État socialiste qu'elle l'ait été, a fini par voler en éclats ».

Il n'y a guère de doute : le président Poutine serait tout à fait d'accord avec Xi. La menace existentielle pour l'Asie est de laisser ses États s'assimiler au nihilisme occidental sans âme. Voilà donc l'essence de la révolution Xi-Poutine : lever le brouillard et les œillères imposés par le mème universaliste pour permettre aux États de revenir au renouveau culturel.

Ces principes étaient en action au G20 de Bali. Non seulement le G7 n'a pas réussi à faire en sorte que le G20 au sens large condamne la Russie au sujet de l'Ukraine, ou à créer un fossé entre la Chine et la Russie, mais l'offensive manichéenne visant la Russie a produit quelque chose d'encore plus significatif pour le Moyen-Orient que la paralysie et le manque de résultats tangibles décrits par les médias.

Elle a produit un défi large et ouvert à l'ordre occidental. Elle a suscité un retour en arrière, au moment même où la « carte » politique mondiale est en mouvement et où la  ruée vers les BRICS+ s'accélère.

En quoi cela est-il important ?

Parce que la capacité des puissances occidentales à tisser leur toile d'araignée en pensant que leurs « méthodes » devraient être celles du monde reste l'« arme secrète » de l'Occident. Cela est clairement dit lorsque les dirigeants occidentaux affirment qu'une perte de l'Ukraine au profit de la Russie marquerait la fin de « l'ordre libéral ». Ils disent, en quelque sorte, que « leur hégémonie » est subordonnée à la perception par le monde de la « voie » occidentale, comme leur vision de l'avenir.

L'application de l'« ordre libéral » a reposé en grande partie sur le fait que les « alliés occidentaux » étaient facilement disposés à se plier aux instructions de Washington. Il est donc difficile de surestimer l'importance stratégique de toute diminution de la conformité au diktat américain. C'est la raison d'être de la guerre en Ukraine.

La couronne et le sceptre des États-Unis glissent. Le risque de sanctions liées à la « bombe N » du Trésor américain a été essentiel pour inciter les « alliés » à se conformer. Mais aujourd'hui, la Russie, la Chine et l'Iran ont tracé une voie claire pour sortir de ce fourré épineux, grâce à des échanges commerciaux sans dollar. L'initiative Nouvelle route de la soie constitue la « grande route » économique de l'Eurasie. L'inclusion de l'Inde, de l'Arabie saoudite et de la Turquie (et maintenant, une  liste élargie de nouveaux membres attend d'être intégrée) lui donne un contenu stratégique basé sur l'énergie.

La dissuasion militaire a constitué le second pilier de l'architecture de conformité aux modèles occidentaux. Mais même celle-ci, sans avoir disparu, est amoindrie. En effet, les missiles de croisière intelligents, les drones, la guerre électronique et, maintenant, les missiles hypersoniques, ont fait chavirer l'ancien paradigme. Il en va de même pour  l'événement décisif que constitue l'alliance de la Russie et de l'Iran en tant que multiplicateur de force militaire.

Il y a quelques années encore, le Pentagone américain  qualifiait les armes hypersoniques de « fantaisie » et de « gadget ». Wow, ils ont fait fausse route sur ce point !

L'Iran et la Russie sont tous deux à l'avant-garde dans des domaines complémentaires de l'évolution militaire. Tous deux sont engagés dans un combat existentiel. Et les deux peuples possèdent les ressources intérieures nécessaires pour le sacrifice de la guerre. Ils prendront la tête. La Chine dirigera le mouvement dans l'ombre.

Juste pour être clair. Ce lien Russo-Iranien dit : la « dissuasion » américaine au Moyen-Orient est désormais confrontée à une formidable dissuasion ! Israël aussi devra réfléchir à cela.

La relation de force multiplicatrice russo-iranienne, selon le  Jerusalem Post  : « fournit la preuve que les deux États ensemble sont mieux équipés pour réaliser leurs ambitions respectives : mettre l'Occident à genoux ».

Pour comprendre pleinement l'anxiété qui se cache derrière l'article d'opinion de The Post, nous devons d'abord comprendre que la géographie de la « carte en mouvement » vers un BRICS+ - nouveaux corridors, nouveaux pipelines, nouveaux réseaux de voies navigables et ferroviaires - n'est que la couche mercantile extérieure d'une poupée Matryoshka. Dévisser les couches intérieures de la poupée, c'est apercevoir dans la dernière Matryoshka, la plus intérieure, une couche d'énergie enflammée et de confiance latente dans l'ensemble.

Que manque-t-il ? Eh bien, le feu qui cuit finalement le « plat » Z du nouvel ordre ; l'événement qui instancie le nouvel ordre mondial.

Netanyahou continue de menacer l'Iran. Cependant, même aux oreilles des Israéliens, ses paroles semblent  périmées et dépassées. Les États-Unis ne veulent pas être entraînés par Netanyahou dans une guerre. Et sans les États-Unis, Israël ne peut pas agir seul. La récente tentative,  menée par les Moujahidines Khalq, de faire des  ravages en Iran ressemble à une tentative de « dernier recours ».

Les États-Unis vont-ils tenter une action décisive risquée en Ukraine pour « éliminer » la Russie ? C'est possible. Ou pourraient-ils essayer de faire dérailler la Chine d'une manière ou d'une autre ?

Un méga-clash est-il inévitable ? Après tout, ce qui est en perspective n'est pas la domination d'une quelconque civilisation, mais un retour à l'ordre naturel et ancien des domaines d'influence non universels. Il n'y a aucune raison logique pour qu'un boycott occidental tente de faire exploser ce changement - sauf une.

Dans toute démarche d'assimilation à ce que ce futur laisse présager, l'Occident collectif doit inexorablement devenir un état civilisationnel en soi, simplement pour maintenir une présence durable dans le monde. Mais l'Occident a opté pour une autre voie (comme l'  écrit Bruno Maçães, commentateur et ancien secrétaire d'État portugais aux affaires européennes) :

L'Occident voulait que ses valeurs politiques soient acceptées universellement Pour y parvenir, un effort monumental d'abstraction et de simplification était nécessaire À proprement parler, il ne devait pas s'agir d'une civilisation, mais de quelque chose de plus proche d'un système d'exploitation pas plus qu'un cadre abstrait dans lequel différentes possibilités culturelles pouvaient être explorées. Les valeurs occidentales ne devaient pas défendre un « mode de vie » particulier contre un autre ; elles établissent des procédures, selon lesquelles ces grandes questions (comment vivre) peuvent être décidées plus tard.

Aujourd'hui, alors que l'Occident se détourne de son leitmotiv principal, la tolérance, pour se tourner vers les étranges abstractions de la « cancel culture », on peut se demander s'il est en capacité de rivaliser en tant qu'État civilisationnel et maintenir sa présence. Et s'il ne le peut pas ?

Un nouvel ordre pourrait voir le jour à la suite de l'un des deux événements suivants : l'Occident peut tout simplement s'autodétruire, suite à une « rupture » financière systémique et à la contraction économique qui en découle. Ou, alternativement, une victoire décisive de la Russie en Ukraine pourrait suffire à « cuisiner le plat ».

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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newsnet 2022-12-16 #12884
Si l'on considère que la vision du monde anglo-américaine d'aujourd'hui repose sur les épaules de trois hommes : Isaac Newton, le père de la science occidentale, Jean-Jacques Rousseau, le père de la théorie politique libérale, et Adam Smith, le père de l'économie du laissez-faire, il est clair que nous sommes en présence des auteurs du « canon » de l'individualisme (à la suite du triomphe protestant dans la guerre de 30 ans en Europe). Il en découle la doctrine selon laquelle l'avenir le plus prospère pour le plus grand nombre de personnes provient du libre fonctionnement du marché.

c'est à dire : un puceau alchimiste, dont toutes les hypothèses ont été réfutées hors du cadre de l'expression mentale de la réalité, une machine à fabriquer des justifications (en fait je connais pas) et un ardent défenseur du profit lucratif égoïste à court terme.

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