14/01/2023 les-crises.fr  9min #222384

 Acte de terrorisme international : la Russie accuse l'Otan du sabotage de Nord Stream

Attentat Nord Stream : Aucune preuve concluante ne permet d'affirmer que la Russie est derrière l'attaque

Les dirigeants mondiaux se sont empressés d'accuser Moscou d'être responsable des explosions survenues le long des gazoducs sous-marins. Mais certains officiels occidentaux mettent désormais en doute la responsabilité du Kremlin.

Source :  The Washington Post, Shane Harris,  John Hudson, Missy Ryan, Michael Birnbaum
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Une des fuites de gaz du Nord Stream dans la mer Baltique le 27 septembre. (Garde-côtes suédois/AP)

Après les explosions de la fin septembre qui ont gravement endommagé les pipelines sous-marins construits pour transporter le gaz naturel de la Russie vers l'Europe, les dirigeants du monde se sont empressés d'accuser Moscou d'un acte de sabotage culotté et extrêmement risqué. À l'approche de l'hiver, il semblait que le Kremlin avait l'intention d'étrangler l'approvisionnement en énergie de millions de personnes sur le continent, un acte de « chantage », selon certains dirigeants, dont l'objectif était de faire pression sur les États afin qu'ils suspendent leur soutien financier et militaire à l'Ukraine..

Mais aujourd'hui, après des mois d'enquête, de nombreux responsables affirment en privé que la Russie pourrait après tout ne pas être tenue pour responsable de l'attaque contre les pipelines Nord Stream.

« À ce stade, rien ne permet d'affirmer que la Russie est à l'origine du sabotage », a déclaré un fonctionnaire européen, faisant écho à ce que pensent 23 responsables de la diplomatie et du renseignement de neuf pays interrogés ces dernières semaines.

Certains sont allés jusqu'à dire qu'ils ne pensaient pas que la Russie était responsable. D'autres, qui considèrent toujours la Russie comme un suspect de premier plan, ont déclaré qu'il pourrait être impossible de déterminer avec certitude si l'attaque est imputable à un pays quelconque.

Dans les mois qui ont suivi les explosions de ce qui a entraîné ce qui a probablement été l'une des plus grandes émissions de méthane jamais enregistrées, les enquêteurs ont passé au peigne fin les débris et analysé les résidus d'explosifs récupérés dans le lit de la mer Baltique. Les sismologues ont déterminé la chronologie des trois explosions du 26 septembre, qui ont provoqué quatre fuites sur les pipelines Nord Stream 1 et 2.

Il n'existe aucun doute, les dommages étaient délibérés. Un fonctionnaire du gouvernement allemand, qui mène sa propre enquête, a déclaré que des explosifs semblent avoir été placés à l'extérieur des gazoducs.

Mais même ceux qui ont une connaissance approfondie des détails de l'enquête criminalistique n'établissent de lien concluant entre la Russie et l'attaque, ont déclaré les responsables, s'exprimant sous couvert d'anonymat afin de partager des informations sur les progrès de l'enquête, dont certaines sont tirées de renseignements classifiés.

« L'analyse criminalistique d'une telle enquête sera extrêmement difficile », a déclaré un haut fonctionnaire du département d'État américain.

Les États-Unis interceptent régulièrement les communications des responsables et des forces militaires russes, une activité de renseignement clandestin qui a permis de prévoir avec précision l'invasion de l'Ukraine par Moscou en février. Mais jusqu'à présent, les analystes n'ont pas entendu ou lu de déclarations de la part des Russes s'attribuant le mérite ou indiquant qu'ils tentent de dissimuler leur implication, ont déclaré les responsables.

Attribuer l'attaque s'est révélé difficile dès le début. La première explosion s'est produite au milieu de la nuit au sud-est de l'île danoise de Bornholm. Les scientifiques ont détecté deux autres explosions plus de 12 heures plus tard au nord-est de l'île.

Étant donné la faible profondeur à laquelle se trouvent les pipelines endommagés - environ 80 mètres sur le site d'une des explosions - plusieurs acteurs différents auraient, selon les responsables, théoriquement pu mener l'attaque, peut-être grâce à des drones sous marins ou des navires de surface, La liste des suspects ne se limite pas aux pays qui possèdent des sous-marins classiques ou une expertise en matière de destruction en haute mer.

Les fuites se sont produites dans les zones économiques exclusives de la Suède et du Danemark. Les nations européennes ont tenté de déterminer quels navires se trouvaient dans la région les jours qui ont précédé les explosions, dans l'espoir de réduire le nombre de suspects.

« Nous savons que pareille quantité d'explosifs est obligatoirement le fait d'un acteur de niveau étatique », a déclaré le ministre finlandais des Affaires étrangères Pekka Haavisto dans une interview ce mois-ci. « Il ne s'agit pas d'un simple pêcheur qui déciderait de poser une bombe à cet endroit. C'est quelque chose d'éminemment professionnel. »

Quel qu'en soit le responsable, Haavisto a déclaré que pour la Finlande, qui n'est pas un client de Nord Stream, « La leçon que nous en tirons est que cela démontre à quel point notre réseau énergétique, nos câbles sous-marins, internet sont vulnérables aux attaques de toutes sortes de terroristes. »

La Russie reste toutefois un suspect clé, en raison des bombardements qu'elle a effectués récemment sur des infrastructures civiles en Ukraine et de sa propension à mener des guerres non conventionnelles. Il n'est pas vraiment exagéré de penser que le Kremlin pourrait s'attaquer à Nord Stream, peut-être dans le but de saper la détermination de l'OTAN et faire fuir les alliés qui dépendent des sources d'énergie russes, ont déclaré des responsables.

Mais une poignée de hauts fonctionnaires ont regretté qu'un si grand nombre de dirigeants mondiaux aient pointé du doigt Moscou sans tenir compte des autres pays, ainsi que des groupes extrémistes, qui pourraient avoir tant la capacité que le motif pour mener une telle attaque.

« Les gouvernements qui ont tardé à commenter et à tirer des conclusions ont bien joué», a déclaré un fonctionnaire européen.

Les réactions pour condamner Moscou ont été rapides et générales. Le 30 septembre, soit quatre jours après les explosions, la secrétaire américaine à l'énergie Jennifer Granholm a déclaré à la BBC qu'il « semble » que la Russie soit à blâmer. Il est hautement improbable que ces incidents soient une coïncidence », a-t-elle ajouté.

Le ministre allemand de l'économie Robert Habeck a également laissé entendre que la Russie, qui a toujours nié toute responsabilité, était impliquée dans les explosions. « Quand la Russie dit « ce n'était pas nous », c'est comme quand on dit « je ne suis pas le voleur » », a déclaré Habeck aux journalistes début octobre.

Un conseiller du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a qualifié les ruptures « d'attaque terroriste planifiée par la Russie et d'acte d'agression envers [l'Union européenne] ».

« Personne du côté européen de l'océan ne pense qu'il s'agit d'autre chose que d'un sabotage russe », a déclaré un haut responsable européen de l'environnement au Washington Post en septembre.

Mais alors que l'enquête s'éternise, les sceptiques soulignent que Moscou n'avait pas grand-chose à gagner à endommager des pipelines qui alimentaient l'Europe occidentale en gaz naturel russe et généraient des milliards de dollars de revenus annuels. Les projets Nord Stream ont été sources de controverse et de débat pendant des années parce qu'ils plaçaient l'Allemagne et d'autres pays européens sous la dépendance des sources d'énergie russes.

« Le raisonnement selon lequel ce serait la Russie [qui a attaqué les pipelines] était tout simplement illogique à mon sens », a déclaré un haut fonctionnaire d'Europe occidentale.

Près d'un mois avant la rupture, le géant russe de l'énergie Gazprom a interrompu les flux sur Nord Stream 1, quelques heures après que le Groupe des sept nations industrialisées a annoncé un plafonnement à venir des prix du pétrole russe, une mesure destinée à porter un coup à la trésorerie du Kremlin. Pendant le long mandat de Poutine, le Kremlin a utilisé l'énergie comme un levier de pression politique et économique, recourant à la menace de coupures pour contraindre les pays à se rallier à ses objectifs, ont indiqué des responsables. Il n'est pas logique de penser que la Russie aurait pu abandonner ce moyen de pression.

L'Allemagne avait interrompu l'autorisation finale de Nord Stream 2 quelques jours seulement avant que les forces russes n'envahissent l'Ukraine. Mais le gazoduc était intact et avait déjà été rempli de 300 millions de mètres cubes de gaz naturel afin de le rendre opérationnel.

Poutine, dans un discours provocateur, menace les approvisionnements occidentaux en gaz et en céréales

Les responsables européens et américains qui continuent de penser que la Russie est le coupable le plus probable affirment qu'elle avait au moins un motif plausible : l'attaque de Nord Stream 1 et 2, qui ne générait aucun revenu pour remplir les coffres de la Russie, a démontré que les pipelines, les câbles et autres infrastructures sous-marines étaient vulnérables et que les pays qui soutenaient l'Ukraine risquaient de payer un prix terrible.

Haavisto a noté que la Finlande a pris des mesures pour renforcer la sécurité des infrastructures depuis les explosions. L'Allemagne et la Norvège ont demandé à l'OTAN de coordonner les efforts pour protéger les infrastructures critiques telles que les lignes de communication en mer du Nord et les infrastructures gazières.

« Mais dans le même temps il nous faut admettre que nous ne pouvons pas contrôler tous les pipelines, tous les câbles, tout le temps, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, a déclaré Haavisto. « Il faut se tenir prêt. Si quelque chose arrive, vous devez vous demander quelles sont les alternatives. »

La guerre a incité les pays européens à constituer des stocks d'énergies alternatives, les rendant moins dépendants des sources russes. Mais l'attaque du Nord Stream a plongé de nombreux gouvernements dans un certain désarroi quant aux limites que la Russie ou d'autres acteurs pourraient franchir.

Le ministre suédois des affaires étrangères, Tobias Billstrom, a déclaré que son gouvernement attendait que le bureau du procureur indépendant du pays termine son enquête sur les explosions avant de tirer une conclusion. La Suède, ainsi que le Danemark, ont augmenté leurs patrouilles en mer juste après l'attaque.

«  La question [des explosions] a été abordée dans le cadre de la réflexion menée quant à la détérioration de la sécurité dans le nord de l'Europe suite à l'agression de la Russie en Ukraine, avec toutes les implications que cela engendre », a déclaré Billstrom lors d'une interview ce mois-ci..

La possibilité que les explosions ne puissent jamais être définitivement imputées est inquiétante pour des pays comme la Norvège, qui compte 9 000 kilomètres de gazoducs sous-marins vers l'Europe.

Un responsable norvégien a déclaré que la Norvège tente de renforcer la sécurité autour de ses propres pipelines et de ses infrastructures critiques au sens plus large. Elle investit dans la surveillance, collabore avec la Grande-Bretagne, la France et l'Allemagne pour intensifier les patrouilles en mer et tente de mobiliser tous les moyens nécessaires pour maintenir les approvisionnements de pétrole et de gaz en cas de nouvelle attaque.

La Norvège mène également une enquête concernant l'observation de drones aériens non identifiés autour de ses installations pétrolières et gazières au moment des attaques du Nord Stream.

« Cela ne présage rien de bon », a déclaré le fonctionnaire, à propos de la possibilité que les explosions de Nord Stream restent non résolues. « il se pourrait que celui qui a fait ça s'en sorte ».

Souad Mekhennet et Meg Kelly ont contribué à ce rapport.

Source :  The Washington Post, Shane Harris, John Hudson, Missy Ryan, Michael Birnbaum, 21-12-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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