Par Alexander Titov
Ma dernière visite en Russie remonte à un an. À l'époque, la plupart des personnes que j'avais rencontrées ne croyaient pas que la guerre allait éclater, malgré le déploiement massif de troupes à la frontière. J'étais donc curieux de voir comment l'opinion avait évolué depuis. Je voulais absolument voir par moi-même comment la guerre avait modifié la vie en Russie.
Ma première surprise a été de constater à quel point la vie était normale. En dépit de tous les reportages des médias occidentaux sur les conséquences néfastes des sanctions occidentales, tout fonctionne comme avant. Les services bancaires nationaux fonctionnent, les salaires et les pensions sont payés à temps, le commerce électronique omniprésent est toujours aussi prospère, les magasins sont remplis de nourriture et de biens de consommation. À Saint-Pétersbourg, du moins, j'ai eu du mal à remarquer un quelconque changement dans la vie quotidienne des habitants par rapport à janvier 2021.
Pourtant quand on creuse un peu plus, on voit que les sanctions ont bien un impact. Les pièces détachées pour les voitures sont nettement plus chères. Mais, même là, il recommence à y avoir des arrivages. C'est pareil pour tout ce qui concerne la consommation. Il n'y a pas de pénuries, même pour les produits occidentaux comme le whisky : les rayons des supermarchés sont bien remplis.
La période la plus merveilleuse de l'année, même si une guerre est en cours. Igor Evdokimov/Kommersant/Sipa USA
Les restrictions de voyage imposées par l'UE ont eu leur effet, mais rien de comparable aux mesures introduites pendant la pandémie de COVID. Les voyageurs peuvent encore se rendre dans de nombreux pays, notamment en Turquie, en Égypte ou dans les États du Golfe.
Les hommes d'affaires se plaignent de rencontrer des difficultés, notamment dans le secteur de l'import/export. Mais, après quelques mois de chaos, les entreprises ont trouvé de nouvelles voies de transport via des pays tiers comme la Turquie ou le Kazakhstan.
Une connaissance qui travaille dans un secteur lié à la défense s'est moquée de l'idée que la Russie pourrait manquer de missiles. Il m'a dit que l'industrie de la défense stockait les pièces essentielles depuis des années et qu'elle utilisait également du matériel de rechange de fabrication plus locale (bien que cette affirmation n'ait pas pu être vérifiée). Le reste peut encore être acheté, même si c'est devenu beaucoup plus cher. Le vrai problème n'est pas de trouver des pièces, mais de réussir à augmenter la production pour répondre aux besoins militaires croissants.
Malgré les sanctions occidentales, les rayons des supermarchés de Saint-Pétersbourg sont bien remplis. Alex Titov
L'impression générale qui se dégage des conversations avec des personnes qui travaillent dans toutes sortes d'entreprises, est qu'elles s'efforcent toutes de s'adapter à la nouvelle normalité. Beaucoup de choses seront moins efficaces et plus chères, mais l'économie russe ne s'effondrera pas.
Si, comme je le pense, la Russie traverse une crise, elle n'a rien à voir avec la tourmente du début des années 1990, lorsque l'État, la société et l'économie se sont tous effondrés en même temps.
Ne parlez pas de la guerre
Une autre chose surprenante que j'ai constatée est que personne ne parle de la guerre. On voit des reportages sur le sujet dans les journaux télévisés et les émissions de chat (qui suivent résolument la ligne du gouvernement), mais je me suis senti bien mieux informé sur la guerre en utilisant l'application Telegram à Belfast, où je vis et travaille, qu'en parlant à de vraies personnes à Saint-Pétersbourg. J'ai constaté que l'on pouvait avoir des conversations entières sans que l'Ukraine ne soit jamais évoquée, à moins que je ne la mentionne délibérément.
Mon impression générale est que l'entrée de la Russie en Ukraine a renforcé les opinions préexistantes des gens. Ceux qui ont toujours été opposés à Poutine désapprouvent l'invasion, tandis que ceux qui soutiennent le gouvernement y demeurent largement favorables. Mais la grande majorité s'efforce de l'ignorer autant que possible.
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La vie continue : des acheteurs à Murino, une ville proche de Saint-Pétersbourg. Maksim Konstantinov / SOPA Images/Sipa USA
Aucune des personnes à qui j'ai parlé n'était heureuse qu'une guerre ait éclaté - mais il faut ici apporter une précision importante : la regretter ne signifie pas vouloir y mettre fin à tout prix. Des gens m'ont dit qu'il y a pire que la guerre, c'est de perdre la guerre.
Je n'ai pas non plus vu beaucoup de signes de mécontentement populaire. De toute évidence, de nombreux opposants à Poutine avaient déjà fui le pays, surtout depuis le début de la mobilisation en septembre 2022. De nombreux autres opposants à la guerre sont en prison. Un couple d'amis (critiques de longue date du régime) m'a dit qu'ils allaient partir pour éviter une future mobilisation.
La plupart des questions que l'on m'a posées portaient sur la situation énergétique : « Combien coûte le gaz au Royaume-Uni ? » L'énergie est actuellement très chère au Royaume-Uni et dans toute l'UE. Mais il est peu probable que cela provoque l'effondrement de l'économie européenne ou des troubles politiques - l'hypothèse implicite derrière la question. C'est pareil pour la Russie. Malgré les sanctions occidentales, il semble qu'il y ait peu de risques que l'économie russe s'effondre.
Différence de perception
Je suis revenu des deux semaines passées à Saint-Pétersbourg avec la nette impression que la société et l'économie russes sont encore loin d'être totalement mobilisées pour l'effort de guerre. Si la mobilisation partielle de septembre et octobre de l'année dernière a rapproché la guerre des foyers russes, elle n'a concerné qu'un pourcentage relativement faible de la population - de toutes mes connaissances, seul l'ami d'un ami a été appelé. Et la population a, dans une certaine mesure, accepté l'idée de futures mobilisations et s'y prépare. À moins d'un énorme revers militaire entraînant une mobilisation de grande ampleur, il semble que la vie sur le front intérieur russe continuera de se dérouler assez normalement.
La principale découverte que mon voyage m'a permis de faire est celle de l'énorme fossé qui existe entre la manière dont on représente la Russie à l'Ouest et ce que l'on voit quand on y arrive. Cet écart de perception risque de s'accroître du fait que les Occidentaux n'y vont presque plus et que les liens professionnels et universitaires sont suspendus.
Même s'ils sont importants, les commentaires des militants anti-Poutine en exil ou de ceux qui restent en Russie et sont encore actifs sur les médias sociaux ne permettent pas de se rendre compte de la situation réelle, car ils sont marginalisés chez eux et perdent le contact avec la réalité russe à l'étranger.
La seule chose qui vaille dans ce domaine, est de voir les choses par soi-même. Mon récent voyage en Russie a été stressant, mais je suis heureux de l'avoir fait.
Alexander Titov, The Conversation
Article original en anglais : Ukraine war: life on Russia's home front after ten months of conflict, The Conversation, le 11 janvier 2023
Traduction : Dominique Muselet
Alexander Titov est maître de conférences en histoire européenne moderne à la Queen's University de Belfast
La source originale de cet article est The Conversation
Copyright © Alexander Titov, The Conversation, 2023