Le président français Emmanuel Macron projette d'élever l'âge de départ à la retraite à 64 ans, entraînant des contestations massives. Le gouvernement affirme que l'âge de départ actuel n'est pas soutenable : mais ce que les travailleurs français ne peuvent vraiment pas se permettre, c'est de travailller jusqu'à leur mort.
Source : Jacobin Mag, Harrison Stetler, Michaël Zemmour
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Pancartes avec le portrait d'Emmanuel Macron portées au cours de la manifestation contre la réforme des retraites à Paris, le 31 janvier 2023 (Andrea Savorani Neri / NurPhoto via Getty Images).
Entretien avec Michaël Zemmour par Harrison Stetler
Ce mardi, la population est descendue dans la rue partout en France pour protester contre le projet d'Emmanuel Macron de réformer le système de retraite. Selon le ministère de l'Intérieur, un peu moins de 1,3 million de manifestants se sont joints aux cortèges, soit plus qu'au cours de la première journée de grève générale le 19 janvier. Unies dans l'opposition à la proposition gouvernementale d'augmenter l'âge minimal de départ à la retraite à soixante-quatre ans, les organisations syndicales de France affirment de leur côté que 2,8 millions de personnes ont participé aux marches à travers le pays, alors que le mouvement d'opposition semble monter en puissance.
Les ministres et les substituts de Macron font valoir que la viabilité financière du système de retraite nécessite un allongement des carrières des travailleurs français. Ce plan est toutefois largement impopulaire selon les sondages d'opinion : plus de 70 % des Français s'opposeraient à la réforme, selon des sondages Elabe et YouGov publiés cette semaine. L'argument économique en faveur du plan du gouvernement a également été critiqué par le Conseil d'orientation des retraites (COR), l'organe consultatif de l'État français sur le système de retraite. Tenus à l'écart lors de la préparation de la législation par le gouvernement, les syndicats français affirment que ces changements érodent davantage le droit à une retraite digne.
Bien que cela semble de plus en plus risqué, Macron a encore une voie possible pour faire adopter le projet de loi. Les partis de l'alliance de gauche NUPES (Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale) et le Rassemblement National de Marine Le Pen (extrême droite) devraient s'opposer au projet de loi, le gouvernement minoritaire de Macron devra donc compter sur les votes des Républicains. Pourtant, les députés de ce parti de centre-droit favorables à la proposition du gouvernement - et même certains membres du bloc macroniste - pourraient retirer leur soutien en fonction de leur lecture de la situation politique volatile. De telles défections dépendraient de la capacité d'un vaste mouvement social à gagner du terrain dans les semaines à venir, alors que le gouvernement recourt à une voie législative spéciale pour raccourcir l'examen du projet par le Parlement.
Michaël Zemmour est économiste politique à la Sorbonne et à Sciences Po. Il s'est entretenu avec Harrison Stetler de Jacobin Mag sur les aspects économiques de la réforme des retraites de Macron et sur la lutte plus large pour le système de protection sociale français.
Harrison Stetler : Pouvez-vous exposer les grandes lignes de la réforme des retraites proposée par Emmanuel Macron ?
Michaël Zemmour : Sur le fond, cette réforme repousse de deux ans l'âge minimum d'éligibilité à la retraite. Il est aujourd'hui, avec certaines exceptions, de soixante-deux ans et serait porté à soixante-quatre. Il s'agit du principal élément d'économie de la réforme. Plus précisément, le calcul de la pension d'un individu est fonction de la durée de carrière d'un travailleur, qui est aujourd'hui de quarante-deux ans pour la génération née en 1974 et après, et qui devait s'allonger à quarante-trois ans à rythme très lent - que le gouvernement veut encore accélérer. Ils font deux choses : déplacer l'âge minimum de la retraite et augmenter la durée de cotisation d'un travailleur au système de retraite. Au cours des dix prochaines années, cela réduira les coûts de retraite en prélevant sur l'épargne des personnes aujourd'hui à l'aube de la retraite, puis sur toutes les générations futures.
Les gens qui sont déjà au chômage ou en dehors du marché du travail vont rester sans travail plus longtemps avec ce nouveau report de l'âge légal.
La ligne du gouvernement est la suivante : nous voulons sauver le système, il est en danger. Mais ce n'est pas très crédible quand on regarde la situation dans son ensemble. En fait, le gouvernement a deux objectifs. Le premier est de changer la structure du marché du travail en poussant les gens à travailler davantage et ainsi d'intensifier la concurrence entre les travailleurs et d'exercer une pression à la baisse sur les salaires. L'autre objectif est le dénouement de certaines fonctions étatiques dans l'économie : baisse des impôts, notamment sur les entreprises, d'une part, et baisse des dépenses publiques, d'autre part. Fondamentalement, le gouvernement utilise la réforme des retraites dans le cadre d'une stratégie plus large de choc d'offre.
Harrison Stetler : Le marché du travail français peut-il absorber ces changements ? Les personnes en fin de carrière sont déjà relativement sous-employées par rapport aux autres groupes de la population française et aux seniors des autres pays.
Michaël Zemmour : Le taux d'emploi des seniors français est plus faible qu'ailleurs, en partie parce que l'âge de départ à la retraite est plus bas. Mais le gouvernement ne regarde que la moitié de l'histoire. C'est vrai que la dernière fois que l'âge a été augmenté, les personnes encore actives ont conservé leur emploi et ont travaillé deux ans de plus. Généralement, ils ne veulent pas ou ne sont pas contents, mais ils le font. Cela dit, seule la moitié des éligibles sont encore en emploi à soixante et un ans. L'espoir est d'augmenter le nombre de travailleurs en fin de carrière d'environ trois cent mille, ce qui n'est pas beaucoup. Ce qu'ils ignorent délibérément, c'est que les personnes qui sont déjà au chômage ou sans travail à ce stade vont rester sans travail encore plus longtemps à cause d'un autre changement de l'âge de la retraite - et donc rester sur les allocations de chômage, l'aide sociale et l'invalidité. Quand on regarde les modèles macroéconomiques, les bénéfices en termes de création de richesse sont négligeables : on parle d'un gain de PIB de 0,3 % sur dix ans, ce qui est peu.
Harrison Stetler : Le gouvernement a insisté sur le fait que ce projet vise exclusivement le financement du système de retraite. Est-ce vrai ?
Michaël Zemmour : C'est jouer sur les mots. De fait, le projet ne finance rien : il réduit les dépenses. Ils espèrent surtout diminuer le poids budgétaire des retraites. Pour redorer leur blason, il y a des mesures comme une petite augmentation de la pension minimum. D'un autre côté, les trois cent mille personnes supplémentaires dans la population active paieront des impôts et des cotisations, ce qui renforce les flux d'argent pour des choses qui ne vont pas dans les pensions. Mais ça ne va pas rapporter grand-chose : en gros, c'est une baisse des dépenses publiques.
Harrison Stetler : Le chiffre avancé par le gouvernement est qu'il faut trouver 12 milliards d'euros d'ici 2027. Pouvez-vous décrire la trajectoire budgétaire et ce qui est vraiment en jeu ?
Michaël Zemmour : La première chose qui doit être dite, c'est qu'en raison des réformes précédentes, les dépenses de retraite en France n'augmentent plus et vont même diminuer dans les années à venir - même si nous avons plus de retraités. Nous n'avons pas laissé aux réformes précédentes le temps de faire pleinement sentir leurs effets. En ce qui concerne le déficit à venir, les dépenses sont loin d'être hors de contrôle. Le gouvernement souhaite juste dépenser moins pour les retraites.
Douze milliards d'euros, c'est beaucoup, mais le système de retraite de trois-cent quarante milliards d'euros, c'est encore plus. Trouver 12 milliards d'euros sur 340 milliards d'euros sur cinq ans n'est vraiment pas un gros problème. Il y a vingt-sept millions d'actifs et dix-sept millions de retraités, mais ici, on veut faire porter le déficit uniquement sur les personnes proches de la retraite, qui feront les frais de la réforme dans l'immédiat. C'est beaucoup plus brutal de mettre 12 milliards d'euros sur le dos de six millions de personnes.
Harrison Stetler : Le gouvernement Macron a également été moins que discret sur la manière dont il souhaite utiliser la réforme des retraites pour combler d'autres lacunes budgétaires
Michaël Zemmour : C'est écrit partout ! La vraie raison de cette réforme et son timing est d'équilibrer les baisses d'impôts. Cela est écrit dans le budget, dans les engagements et les communications avec l'Union européenne. Le ministre des Finances, Bruno Le Maire, le dit depuis deux ans : ma stratégie est de baisser les dépenses pour baisser les impôts. Cela, bien sûr, rendrait la réforme politiquement inacceptable, c'est pourquoi le récit a encore changé ces derniers mois, de sorte que nous entendons maintenant que le système est en danger financier, si nous ne le faisons pas, il s'effondrera. Ce n'est pas vrai. Il y a des déficits et des problèmes de financement, mais il n'y a pas de danger structurel.
Harrison Stetler : Le gouvernement a exclu toute nouvelle taxe. Mais que pourrait-on faire exactement ?
Michaël Zemmour : Quand on parle de retraites, on dit qu'il y a trois leviers financiers : le montant des retraites, l'âge de la retraite et les cotisations salariales. Le gouvernement a exclu toute modification du montant des pensions des personnes déjà à la retraite parce que les retraités constituent un bloc clé dans son électorat et parce que cela a déjà été tenté par le passé et s'est mal terminé. Cette administration a exclu toute discussion sur de nouvelles recettes, dont la plus dure à avaler pour les salariés serait l'augmentation des cotisations salariales. Le gouvernement se méfie beaucoup des atteintes directes au pouvoir d'achat. J'ai fait le calcul, et dans le pire des cas, ceux qui sont au salaire minimum paieraient quatorze euros par mois. Pour ceux qui gagnent le salaire moyen à deux fois le salaire minimum, cela reviendrait à vingt-huit euros par mois. Ce n'est pas rien, mais cela ne doit pas non plus être une ligne rouge.
Il existe de nombreuses autres façons de trouver des revenus, bien sûr. Tout d'abord, nous pourrions annuler les baisses d'impôts sur les entreprises, qui ne se sont pas avérées très utiles. Lorsque l'État réduit ou exonère les cotisations salariales de l'employeur, il doit payer lui-même la facture. L'abolition de ces mesures fiscales pourrait rapporter de l'argent. En tout cas, trouver 12 milliards d'euros n'est pas irréalisable. La baisse d'impôts sur la production a coûté 15 milliards d'euros en 2021. En 2023 et 2024, ce sera 8 milliards d'euros !
Harrison Stetler : Qui sera le plus touché par les modifications de l'âge de départ à la retraite ?
Michaël Zemmour : Il y a deux profils principaux, en fait. D'abord, les gens qui ont commencé à travailler très tôt. Ils devront se résoudre à travailler encore un an ou même un an et demi s'ils sont maintenant sur le point de prendre leur retraite. De même, les femmes avec enfants - qui peuvent désormais déduire huit trimestres [deux ans] par enfant - seront particulièrement touchées.
Harrison Stetler : Que pensez-vous de l'argument selon lequel puisque l'espérance de vie a augmenté, nous devons augmenter la durée des carrières ?
Michaël Zemmour : La durée moyenne de la retraite a atteint un sommet pour la génération née en 1950, avant de se raccourcir lorsque l'âge de la retraite a été repoussé de soixante à soixante-deux ans. Depuis lors, l'augmentation de l'âge de la retraite a été plus rapide que les gains d'espérance de vie, qui augmentent toujours mais très lentement. Même sans ce dernier train de réformes, il faudrait attendre la retraite de la génération 1980 pour revenir à la durée de retraite dont disposaient les personnes nées en 1950. C'est un vrai revers. Mais si nous poursuivons cette réforme, l'écart se creusera encore plus.
Le système de protection sociale a longtemps servi à amortir les chocs du marché, mais Macron vise à amplifier ces chocs pour accroître les incitations à travailler.
Harrison Stetler : Quelle est la place de ce projet de réforme dans la trajectoire plus large du système français de protection sociale ?
Michaël Zemmour : Le système social français est très important, et même cette réforme ne le détruira pas. L'économiste politique Karl Polanyi soutient que la protection sociale démarchandise partiellement le revenu du travail, que le capitalisme cherche à marchandiser. Cette marchandisation est un processus violent. En stabilisant les vies et l'économie, la protection sociale garantit qu'une partie de vos revenus ne dépend pas de votre travail. Cela décrit bien le système français, dans le sens où les prestations sociales protègent les salaires des chocs. L'objectif d'Emmanuel Macron est de faire de la protection sociale une dépense gagnée par le travail. Le système de protection sociale a longtemps servi à amortir les chocs du marché, mais Macron vise à amplifier ces chocs pour accroître les incitations à travailler.
Harrison Stetler : Ce qui est peut-être le plus surprenant pour les Français aujourd'hui, c'est le moment choisi pour ce projet de loi de réforme, qui intervient au milieu d'une période de trois ans de profonde instabilité économique. L'été dernier, Macron résumait laconiquement notre époque comme celle qui devrait s'adapter à la « fin de l'abondance ». Cela aurait pu précéder un changement de direction économique, mais la réforme des retraites du gouvernement semble provenir entièrement d'avant la crise du Covid-19 et de l'inflation. Comment l'instabilité économique actuelle a-t-elle affecté la politique de protection sociale ?
Michaël Zemmour : Le Covid-19, la crise du coût de la vie et l'horizon d'une faible croissance semblaient indiquer un nouveau paradigme de la protection sociale. Cela a été très spectaculaire pendant la pandémie : nous avons déconnecté le marché du travail et les revenus garantis, avant de reconnecter progressivement les choses. Les syndicats ont souligné avec justesse que nous avons également inventé une nouvelle forme de sécurité sociale pour les entreprises. [Grâce aux aides de l'État dans la pandémie], il y a eu une accalmie de trois ans dans les faillites ! Nous avons vu que l'État peut être très interventionniste, protégeant la population pendant la pandémie, contrôlant les prix et protégeant les entreprises.
Mais on revient à la vieille stratégie économique de Macron et Le Maire. Avec la réforme des retraites et du chômage, ils misent sur des réformes structurelles du style des années 1980 pour relancer la croissance. Mais la question est : croyons-nous vraiment que la croissance reviendra ? Est-ce toujours le modèle de la façon dont nous devrions élaborer la politique économique? Ou faut-il se passer de croissance ?
Le taux de croissance n'a cessé de baisser. En France, entre 2010 et 2018, le PIB par habitant a diminué avant de revenir à son niveau antérieur, et il n'a pas beaucoup augmenté depuis. Cela ne fait guère partie du récit du gouvernement. D'une part, ils veulent renouer avec la croissance. En revanche, la productivité ne cesse de baisser. On s'habitue à l'idée qu'on va être de moins en moins payés, et que si tu veux plus d'argent il y aura moins de protection sociale et il faudra le prendre sur les salaires. Nous ne sommes plus dans un cadre de croissance. Nous intensifions le travail pour amortir la baisse de la croissance.
Harrison Stetler : C'est aussi un problème pour la gauche. Les formes de protection et de droits sociaux que nous espérons maintenir et étendre sont en partie les produits d'une ère économique de plus en plus révolue. Existe-t-il une crise de la protection sociale qui ne soit pas seulement le résultat d'attaques du capital et de la droite ?
Michaël Zemmour : Oui, mais ce n'est pas inhérent à la politique sociale en tant que telle. Techniquement, vous n'avez pas besoin de croissance pour créer une protection sociale, car il s'agit en fin de compte de distribution. Mais là où cela entre en jeu politiquement, c'est que lorsque vous êtes dans une période de croissance, le conflit politique est théoriquement plus une question de partage, d'allocation et de réorganisation du surplus. Les salaires augmentent, les cotisations salariales augmentent et les bénéfices aussi, alors nous discutons de l'équilibre. Dans la stagnation, on partage ce qui existe, donc ces débats ont tendance à se radicaliser - entre profits et salaires, entre salaires et cotisations sociales.
Il y a quelque chose de presque thatchérien dans toute cette bataille, Macron voulant prouver que les syndicats sont inutiles.
Il y a une vraie question pour la gauche, et pour laquelle je n'ai pas la réponse. Pensons-nous que nous allons continuer dans le paradigme du partage du surplus croissant de la croissance ? Ou la gauche doit-elle entrer dans un paradigme post-croissance ? Cela soulève également un certain nombre de questions, notamment sur la maîtrise du capital. Si le capital veut continuer à augmenter ses profits sans croissance, il accroît la pression sur les salaires.
Harrison Stetler : Finissons avec le conflit social actuel. Quelle est votre lecture du rapport de force entre le gouvernement et les syndicats ?
Michaël Zemmour : Un changement politique important a eu lieu sous le prédécesseur de Macron, François Hollande. Si l'on regarde l'histoire récente des grands mouvements sociaux, ils ont surtout porté sur le code du travail et les retraites. Dans les années 1990 et 2000, les gouvernements de droite ont pu se livrer à de nombreux arbitrages politiques même avec les syndicats les plus radicaux. Soit ils ajustaient la réforme afin d'obtenir un soutien suffisant, soit ils comprenaient que le prix était politiquement trop élevé et la retiraient.
Sous Hollande et Macron, cependant, les enjeux ont pris de l'ampleur en raison des réformes du marché du travail et des retraites. Le gouvernement semble tenir pour acquis qu'un ou deux millions de personnes descendront dans la rue. Macron, de gré ou de force, ne semble plus considérer le syndicat CFDT, traditionnellement modéré, comme un interlocuteur. On a l'impression qu'il y a quelque chose de presque thatchérien dans toute cette bataille, Macron voulant prouver que les syndicats sont inutiles. Les syndicats sont de nouveau dans leur rôle habituel, avec le retour des grèves au programme car ils sont très soudés.
Nous verrons s'il y a un retour au jeu traditionnel de l'échange conflictuel mais politique. Ou si le gouvernement va jusqu'au bout en se disant : nous sommes un gouvernement minoritaire, nous n'avons pas l'opinion publique avec nous, nous n'avons pas de partenaires sociaux autour de la table, mais institutionnellement nous pouvons passer en force.
ContributeursMichaël Zemmour est économiste politique à la Sorbonne et à Sciences Po
Harrison Stetler est journaliste indépendant et enseignant à Paris.
Source : Jacobin Mag, Harrison Stetler, Michaël Zemmour, 05-02-2023
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises