25/03/2023 euro-synergies.hautetfort.com  8 min #226060

Leconte de Lisle et la colère poétique contre le monde moderne

par Nicolas Bonnal

« Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein,/Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,/Châtrés dès le berceau par le siècle assassin /De toute passion vigoureuse et profonde».

Une étude italienne rédigée en français par Yann Mortelette, talentueux et courageux universitaire, permet de redécouvrir ce poète méprisé mais curieux, païen, helléniste, rebelle, parnassien et enragé contre le monde moderne. Contemporain strict de Baudelaire, de Poe ou de Flaubert, sur lesquels j'ai écrit tant de textes (voyez mes recueils), Leconte de Lisle (1818-1894) en partage la rage.

Je citerai en vrac des vers méconnus ; sur la nature et sa destruction par la société industrielle voici ce qu'il écrit :

« Un air impur étreint le globe dépouillé
Des bois qui l'abritaient de leur manteau sublime;
Les monts sous des pieds vils ont abaissé leur cime;
Le sein mystérieux de la mer est souillé. »

Il voit la fin de la poésie arriver (voyez mes textes sur Pearson et Tolstoï qui comprennent qu'elle meurt à la fin du dix-neuvième, à Paris d'ailleurs) :

« Voici que le moment est proche où [les poètes] devront cesser de produire, sous peine de mort intellectuelle.... Je suis invinciblement convaincu que telle sera bientôt, sans exception possible, la destinée inévitable de tous ceux qui refuseront d'annihiler leur nature au profit de je ne sais quelle alliance monstrueuse de la poésie et de l'industrie. »

Lisons un sonnet admirable tiré de ses poèmes barbares :

« Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein,
Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,
Châtrés dès le berceau par le siècle assassin
De toute passion vigoureuse et profonde.

Votre cervelle est vide autant que votre sein,
Et vous avez souillé ce misérable monde
D'un sang si corrompu, d'un souffle si malsain,
Que la mort germe seule en cette boue immonde.

Hommes, tueurs de Dieux, les temps ne sont pas loin
Où, sur un grand tas d'or vautrés dans quelque coin,
Ayant rongé le sol nourricier jusqu'aux roches,

Ne sachant faire rien ni des jours ni des nuits,
Noyés dans le néant des suprêmes ennuis,
Vous mourrez bêtement en emplissant vos poches. »

Leconte de Lisle voit la notion de civilisation comme une chose occidentale inventée (cf. Guénon) et une réalité qui n'a pas progressé depuis l'Antiquité :

« En fait d'art original, le monde romain est au niveau des Daces et des Sarmates; le cycle chrétien tout entier est barbare.... Que reste-t-il donc des siècles écoulés depuis la Grèce? Quelques individualités puissantes, quelques grandes œuvres sans lien et sans unité... »

C'est ce que dit Cochin sur l'art français après la Révolution. Il reste les grandes personnalités du début du dix-neuvième siècle puis peu à peu plus rien.

Comme Vigny cet aristocrate recommande le stoïcisme :

« La vie est ainsi faite, il nous la faut subir.
Le faible souffre et pleure, et l'insensé s'irrite;
Mais le plus sage en rit, sachant qu'il doit mourir. »

Dans une lettre inédite à Charles Bénézit du 12 septembre 1860, il écrit sur le déclin de l'art :

« Mon vieil ami, sois persuadé que je n'abandonne en aucune façon la cause de l'humanité. C'est l'humanité qui s'abandonne elle-même. À son aise! La poésie et l'art n'ont rien à faire dans le bourbier d'inepties et de lâchetés où elle s'enfonce d'heure en heure. Si la masse des soi-disant défenseurs de l'humanité est composée d'infectes brutes qui ont une horreur naturelle de la poésie et de l'art, ce n'est pas, ce me semble, une raison suffisante pour que nous devenions aussi bêtes qu'eux. D'ailleurs, on n'enseigne ni on ne convertit personne. »

Il ajoute justement :

« On a renoncé fort sagement à la transmutation des métaux, et je crois qu'on ferait mieux de renoncer à la transmutation des âmes. La plus solennelle sottise qu'ait énoncée un homme de génie, est cette affirmation de Leibnitz: «L'éducation est la maîtresse de la vie». Hélas! l'éducation, ou rien, c'est exactement la même chose.... Il y a des natures d'or et des natures de boue, et rien n'y fait; il y a des peuples qui ne seront jamais qu'une bande de laquais, vils par instinct et insolents par boutades. S'en mêle qui voudra; pour moi j'y ai renoncé, et je t'engage à en faire autant. Amen. »

Il décrit d'ailleurs le déclin de la poésie romantique devenue une bibliothèque rose avant la lettre (cf. Mme Bovary) :

« Le thème personnel et ses variations trop répétées ont épuisé l'attention;... mais s'il est indispensable d'abandonner au plus vite cette voie étroite et banale, encore ne faut-il s'engager en un chemin plus difficile et dangereux que fortifié par l'étude et l'initiation. Ces épreuves expiatoires une fois subies, la langue poétique une fois assainie, les spéculations de l'esprit, les émotions de l'âme, les passions du cœur, perdront-elles de leur vérité et de leur énergie, quand elles disposeront de formes plus nettes et plus précises. »

Les Bretons ont rarement suscité l'admiration des écrivains. Lui n'est pas en reste - et, sur cette vie de province si française qui en a désespéré des dizaines, il écrit :

« Que le grand diable d'enfer emporte les sales populations de la province! Vous vous figurerez à grand-peine l'état d'abrutissement, d'ignorance et de stupidité naturelle de cette malheureuse Bretagne... »

Et de finir sur ces lignes rendues célèbres par notre bon vieux Lagarde et Michard :

« Que l'humanité est une sale et dégoûtante engeance! Que le peuple est stupide! C'est une éternelle race d'esclaves qui ne peut vivre sans bât et sans joug. »

C'est dans une lettre de 1848, adressée à un certain Ménard !

Le 22 août 1863, il écrit à Georges Lafenestre:

« Nous n'avons rien de commun avec la misérable race à laquelle nous appartenons pour le plus rude châtiment de nos péchés. Cuisiniers, généraux, danseuses, gandins, banquiers, acrobates, princes, avocats, assassins remarquables, huissiers, pianistes, notaires, gendarmes, chambellans, piqueurs, Legouvé père et fils, Scribe, Béranger, Ponsard et l'auteur du Pied qui remue trouvent grâce devant elle, mais non pas la poésie. »

Sa conception élitiste du poète va de pair avec sa crainte du nivellement et de l'uniformisation démocratiques. On est déjà dans la mondialisation et dans la grande liquidation des peuples et des cultures. Dans la préface des Poèmes et poésies, il s'interroge - comme le Chateaubriand de la Conclusion des mémoires d'outre-tombe :

« Que sera-ce donc si [les races] en arrivent à ne plus former qu'une même famille, comme se l'imagine partiellement la démocratie contemporaine, qu'une seule agglomération parlant une langue identique, ayant des intérêts sociaux et politiques solidaires, et ne se préoccupant que de les sauvegarder? Mais il est peu probable que cette espérance se réalise, malheureusement pour la paix, la liberté et le bien-être des peuples, heureusement pour les luttes morales et les conceptions de l'intelligence ».

Ecoutons l'universitaire Lavernette (surprenant, vraiment) :

« Son œuvre, qui passe en revue les civilisations les plus différentes, plaide en faveur d'une diversité culturelle que le poète juge menacée par l'égalitarisme moderne. Dans «Le Dernier des Maourys», le vieux chef indigène déclare à ceux qui sont venus coloniser ses terres:

Dans un dernier élan Leconte de Lisle écrit («Le Dernier des Maourys», Revue des deux mondes, 1er août 1889) :

« Puisque les nations de l'univers ancien
Se dispersent ainsi, Blancs, devant votre face;
Puisque votre pied lourd les broie et les efface;
Si les Dieux l'ont voulu, soit! Qu'il n'en reste rien! »

Oui, les blancs ont tout tué. Et comme disent Daniélou et Bruckberger il leur reste à se tuer eux-mêmes. Faisons-leur confiance : ils ne demandent qu'à s'exterminer avec les russes et les chinois et à refiler tous leurs avoirs à une poignée de riches américains.

Texte de YANN MORTELETTE disponible ici :

 journals.openedition.org

Autres sources :

 amazon.fr

 amazon.fr

 dedefensa.org

 numidia-liberum.blogspot.com

 dedefensa.org

 dedefensa.org

 euro-synergies.hautetfort.com

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