25/03/2023 les-crises.fr  6min #226074

 L'Irak 20 ans plus tard. Les mensonges de Bush n'étaient pas le problème

L'héritage de l'empire américain : à Falloujah, on joue au foot dans un cimetière

Aujourd'hui, les États-Unis saccagent aussi le nom de Falloujah, pendant que le système qu'ils ont légué aux Irakiens cherche à se légitimer par le football.

Source :  Al Jazeera, Nabil Salih
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Nabil Salih est journaliste et photographe indépendant de Bagdad.

Des Irakiens traversent, le 11 avril 2004, un ancien terrain de football devenu le cimetière des Martyrs, un souvenir des assauts meurtriers des États-Unis contre la ville irakienne de Falloujah [Abdel Kader Saadi/AP Photo].

Le soir, dans les cafés, les Irakiens étaient rivés à leur écran de télévision. Leur istikanat de thé à la cardamome refroidi, oublié sous la fumée ondulante de la millième cigarette de la nuit.

Dans les salons, les mains des mères étaient levées en prière. À Mossoul, à Bassora et dans les coins reculés de l'exil, le cœur des Irakiens s'est emballé aux chants des Marocains, tandis que les Lions de l'Atlas de Walid Regragui s'aventuraient sur des territoires jusqu'alors inexplorés de la Coupe du monde et les remportaient avec style.

L'Espagne, le Portugal et la Belgique ont été défaits par le Maroc, et la France par la Tunisie. Les Saoudiens « teigneux », selon les termes du New York Times, ont marqué l'un des plus beaux buts du tournoi contre une Argentine désemparée, désormais couronnée championne du monde devant la France.

C'est ainsi que nous nous souviendrons de la Coupe du monde : des drapeaux palestiniens dans les tribunes et des triomphes arabes et nord-africains sur le terrain.

Hélas, quelques centaines, quelques milliers de ceux qui auraient applaudi manquaient à l'appel.

Leurs yeux auraient brillé lorsque Sofyan Amrabat a poursuivi Kylian Mbappé sur le flanc gauche, gagnant le ballon d'un tacle immaculé qui a laissé le jeune prodige se tordre de douleur derrière lui, avant d'orchestrer le jeu pour une nouvelle incursion dans le territoire des Bleus.

Les disparus sont les enfants de Falloujah.

Ils dorment maintenant. Le terrain de football où ils auraient imité Achraf Hakimi et Yassine Bounou lors des froids après-midi d'hiver est leur lieu de repos. Leurs mères ne vont pas s'inquiéter demain de leurs survêtements tachés de boue. Ils ne les portent plus.

Aujourd'hui, le terrain est connu sous le nom de cimetière des Martyrs. C'est là que les habitants de la ville autrefois assiégée ont enterré les femmes et les enfants massacrés lors des assauts répétés des États-Unis pour réprimer une rébellion qui faisait rage au cours des premières années d'occupation. En Irak, même les terrains de jeux sont désormais des lieux de deuil. La guerre a consisté à arroser Falloujah d'uranium appauvri et de phosphore blanc.

Mais la sauvagerie américaine ne s'est pas arrêtée là. Vingt ans et d'incalculables malformations congénitales plus tard, la marine américaine a baptisé l'un de ses navires de guerre USS Falloujah.

Dans ses Thèses sur la philosophie de l'histoire, le regretté Walter Benjamin écrivait : « Celui qui est sorti victorieux participe jusqu'à ce jour à la procession triomphale dans laquelle les dirigeants actuels enjambent ceux qui sont prostrés. » Dans ce cortège, écrit le philosophe révolutionnaire allemand, « le butin est emporté ».

C'est ainsi que l'empire américain poursuit sa guerre contre les Irakiens. Le nom de Falloujah, blanchi au phosphore blanc implanté dans le ventre des mères pour des générations, est aussi un butin de guerre. « Dans des conditions extraordinaires, » peut-on lire dans un communiqué de l'empire américain expliquant la décision de donner le nom de Falloujah à un navire de guerre, « les Marines ont vaincu un ennemi déterminé qui a bénéficié de tous les avantages de la défense en zone urbaine. »

Par ce révisionnisme historique, les États-Unis ont lancé un nouvel assaut contre nos morts. Benjamin nous avait prévenus : « Même les morts ne seront pas à l'abri de l'ennemi s'il gagne. » L'ennemi a gagné.

Ce qui reste, c'est l'absence obsédante des membres de la famille, les maisons bombardées jusqu'à leur disparition et les photos calcinées en même temps que les visages souriants. Au lieu de cela, les criminels de guerre impunis de Downing Street et de Washington nous ont légué un système mortellement corrumpu de complicité multisectaire et de rapines.

Même le football promet désormais de servir à ce système, qui a emprisonné les Irakiens dans un état de guerre, une anomalie lucrative et stable. En janvier, la ville de Bassora, dans le sud du pays, accueille l'Arabian Gulf Cup, un tournoi de football régional. C'est une occasion rare pour les Irakiens de voir jouer chez eux l'équipe nationale qui leur a longtemps apporté de la joie.

« C'est ainsi que jouent les assiégés ! », dit une chanson des années 1990 pour les Lions de Mésopotamie, comme on appelle l'équipe nationale de football d'Irak. À l'époque, nous étions soumis à une famine « humanitaire » imposée par les Nations unies, et la légende marocaine Mustapha Hadji nous a donné des raisons de sourire malgré l'agonie avec sa performance lors de la Coupe du monde 1998 en France.

Bien des années et des Coupes du monde plus tard, un cordon ombilical s'étendant de Bagdad au Caire et à Rabat nous a tous liés derrière les hommes en rouge du Maroc, arabes et berbères, alors qu'ils se rebellaient contre les offenses de l'impérialisme ancien et nouveau.

Mais à Bassorah, le sport servira un objectif différent : celui de donner une légitimité à un système né d'un pouvoir impérial, et qui a échoué à plusieurs reprises avec le peuple qu'il prétend représenter.

Ces dernières années, de jeunes civils de Bassora ont été tués pour avoir protesté pacifiquement contre une réalité invivable régie par des miliciens qui prennent des décisions de vie et de mort, et étranglent l'économie dans un environnement dégradé irrémédiablement.

Lorsqu'on jouera au football dans la ville du sud et que les politiciens poseront pour les photographes dans les tribunes, les mères pleureront la perte des fils et des filles envoyés au tombeau au début du soulèvement d'octobre 2019. Dans les salons et les stades, leurs sièges resteront vides, leurs voix absentes. C'est ainsi que l'existence condamnée de l'Irak est normalisée par le blanchiment sportif.

Alors que les maisons des Irakiens sont ouvertes pour accueillir leurs proches venus de l'autre côté de la péninsule arabique, ils sont loin de se contenter de la politique locale.

L'ascension d'un gouvernement du Cadre de coordination dirigé par le Premier ministre Mohammed al-Sudani ne marque aucune rupture avec un passé violent. Au contraire, plus que jamais, les factions et les groupes armés fidèles à l'Iran ont resserré leur emprise sur les rênes du pouvoir.

En lisant de loin les nouvelles quotidiennes de ma patrie, le fantôme du défunt poète irakien Sargon Boulus me rend visite à Washington. Il murmure à mes oreilles : « Je viens à toi de là-bas/c'est l'anéantissement. »

Après 20 ans dans les bras de la guerre, le football, pour une fois, ne réussira pas à faire sourire les jeunes femmes qui donnent naissance à des bébés malformés pour les enterrer à Falloujah, une ville que l'empire américain a dépouillée de son nom. Pour les mères des jeunes morts à Bassora, on joue au football dans un cimetière.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la position éditoriale d'Al Jazeera.

Nabil Salih est journaliste et photographe indépendant de Bagdad, dont les écrits et les photographies sont parus dans Jadaliyya, The New Arab et d'autres publications.

Source :  Al Jazeera, Nabil Salih, 05-01-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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