France-Soir
Le garde national Jack Teixeira, se reflétant ici dans une image du Pentagone à Washington, DC, serait à l'origine des fuites. Il a été arrêté jeudi dernier par les agents du FBI.
STEFANI REYNOLDS / AFP
La fuite de documents “top secret” issus du Pentagone laisse Washington dans l'embarras. Les informations, qui sont à prendre avec précaution, ont fuité début mars 2023 sur la messagerie Discord, avant d'être relayées sur Twitter et Telegram. Les documents concernent majoritairement la guerre en Ukraine. Ils dévoilent que les États-Unis auraient profondément infiltré les appareils militaires du renseignement russe et pratiqueraient par ailleurs l'espionnage de pays alliés, comme la Corée du Sud ou Israël. Le Pentagone, qui reconnaît que cette fuite pose “un risque très grave” pour la sécurité des États-Unis, a annoncé l'ouverture d'une enquête pour déterminer son auteur. La chasse à la taupe est lancée : jeudi dernier, soupçonné d'être responsable des leaks (fuites), le garde national Jack Teixeira a été arrêté par le FBI.
Les documents fuités, dont certains sont estampillés “Secret défense”, portent sur des sujets variés, principalement sur la guerre en Ukraine. Selon le New York Times (NYT), ils révèlent l'ampleur de l'infiltration des renseignements russes par le Pentagone. Les journalistes ont pu consulter un peu plus de 50 de ces documents, sur une centaine environ.
Selon les informations livrées, dont l'authentification ne peut encore être totale, mais qui portent sur des événements récents clairement liés aux opérations en cours, les États-Unis sont capables de prévenir L'Ukraine “en temps réel et quotidiennement”, à propos des attaques planifiées de l'armée russe et du choix de ses cibles.
Le NYT évoque une note qui détaillerait les plans de l'État-major général russe pour contrer les chars que les pays de l'OTAN ont fourni à l'Ukraine. Les plans russes indiqueraient ainsi la création de “zones de feu” et la formation de soldats spécialisés afin de déceler la vulnérabilité des chars alliés.
Il ne s'agit pas de la seule opération planifiée par la Russie sur laquelle les États-Unis disposeraient de renseignements. Washington a aussi évoqué, dans l'un des documents fuités, la planification par l'unité de renseignement militaire de la Russie (GRU) d'une campagne d'information anti-américaine en Afrique, visant à influencer l'opinion publique et à “promouvoir de cette manière la politique étrangère russe”.
Une “armée russe battue”, des “Ukrainiens désespérés”
Les leaks dépeignent une “armée russe battue, dont l'appareil militaire est profondément compromis, qui souffre dans sa guerre contre l'Ukraine”. Moscou y aurait perdu entre 189 500 et 223 000 hommes, dont 43 000 au combat, selon la même source.
Mais l'armée de Zelensky ne se porte pas mieux, à en croire ces documents.
Le Pentagone y fait état du désespoir des troupes ukrainiennes et des pénuries critiques de munitions anti-aériennes, toujours selon le NYT. Un constat confirmé par l'AFP, dont les journalistes affirment avoir consulté un document qui détaille l'état “préoccupant“ des défenses aériennes ukrainiennes.
Datée de février 2023, cette source explique que 89% des défenses de moyenne et longue portée de l'Ukraine sont constituées de systèmes SA-10 et SA-11 de l'ère soviétique. Ces derniers pourraient être désormais à court de munitions. En outre, les pertes ukrainiennes s'étendraient de 124 500 à 131 000 hommes, dont 17 500 au combat.
L'authenticité de certains documents détaillant ces chiffres est contestée. Au moins une des notes semble avoir été altérée pour faire croire que l'Ukraine aurait subi des pertes plus importantes que la Russie, alors que le document supposé être original disait l'inverse.
Le New York Times explique de son côté que certains renseignements permettaient au Pentagone d'établir des analyses, de détecter des opérations planifiées et “d'évaluer la machine de guerre russe” tandis que d'autres informations étaient directement exploitables par l'Ukraine pour se défendre.
Le quotidien américain affirme qu'un document évoquait à l'avance les frappes de missiles russes contre les forces ukrainiennes à Odessa et Mykolaiv le 3 mars 2023. Celles-ci visaient à détruire une zone de stockage de drones utilisés par la défense aérienne ukrainienne. Des informations confirmées, fin mars, par l'annonce par Moscou de la destruction d'un hangar contenant des drones ukrainiens.
“Il n'est pas clair si les avertissements fournis par les États-Unis ont permis aux Ukrainiens de prendre des mesures nécessaires pour anticiper les attaques et réduire les dégâts”, analyse le New York Times.
Le journal évoque par ailleurs un document qui proviendrait de la CIA, qui dévoile non seulement qui l'agence a espionné, mais également ses méthodes.
Elle aurait principalement recours à l'interception des communications afin d'espionner des discussions internes du ministère de la Défense russe. La même technique a été utilisée pour espionner des alliés, ce qui ne constitue pas une nouveauté, à commencer par les hauts dirigeants militaires et politiques de l'Ukraine.
“Ceci reflète la difficulté de Washington à obtenir une vision claire de la stratégie ukrainienne de combat”, commente le NYT, qui souligne que les États-Unis “ont une meilleure compréhension des opérations militaires russes que celles de l'Ukraine”.
Dans un autre document, des analystes du Pentagone émettent des doutes sur les résultats d'une potentielle contre-offensive ukrainienne, qui ne pourrait obtenir que de “modestes gains territoriaux”.
L'autre pays allié que les renseignements américains ont espionné est la Corée du Sud, d'abord hésitante à soutenir ouvertement et militairement l'Ukraine avant de subir une forte pression de la part des États-Unis.
Israël et son agence de renseignement, le Mossad, sont cités dans l'un des documents fuités, comme ayant “encouragé le personnel de l'agence et les citoyens à manifester contre la réforme judiciaire voulue par le gouvernement” israélien.
Un “risque très grave pour la sécurité nationale”
Cette fuite peut être très lourde de conséquences, tant pour les renseignements américains qu'en ce qui concerne les relations de Washington avec ses alliés. Le Pentagone a reconnu la circulation de ces documents classifiés comme constituant un “risque très grave pour la sécurité nationale des États-Unis”. Cette fuite “peut potentiellement alimenter la désinformation”, selon un porte-parole du département de la Défense américain.
La fuite peut ainsi indiquer à Moscou lesquelles de ses agences sont les plus infiltrées par les États-Unis, lui permettant de localiser les taupes et de les neutraliser.
“D'anciens et d'actuels responsables disent qu'il est trop tôt pour connaître l'ampleur des dégâts, mais si la Russie est en mesure de déterminer comment les États-Unis recueillent ses renseignements et coupent ce flux, cela pourrait avoir un effet sur le champ de bataille en Ukraine”, note le NYT.
Le même quotidien affirme que cette fuite a déjà “complexifié les relations entre les pays alliés” et soulevé le doute sur la capacité des États-Unis à conserver ses informations confidentielles secrètes. Un haut responsable de renseignement d'un pays occidental qualifie cette fuite de “douloureuse” et affirme qu'elle pourrait ralentir le partage d'informations. Un autre haut fonctionnaire américain a évoqué “une brèche massive du contre-espionnage”.
Ukrainiens et Sud-coréens ont de leur côté réagi, affirmant que les documents ont été modifiés ou falsifiés. Mykhailo Podolyak, un conseiller du président ukrainien, a déclaré sur Telegram que les fuites étaient destinées à semer la méfiance entre les partenaires de l'Ukraine. Le service de communication du président Yoon Suk-Yeol a réagi en affirmant que l'alliance avec les États-Unis restait forte.
Le porte-parole de la diplomatie américaine, Vedant Patel, a affirmé que les responsables américains avaient discuté avec plusieurs chancelleries occidentales et asiatiques, “y compris pour les rassurer sur notre engagement à protéger les renseignements et sur notre capacité à garantir nos partenariats”.
Une enquête a été lancée par le FBI pour déterminer la source de la fuite, mais un haut fonctionnaire des États-Unis estime qu'il sera “difficile de trouver la source originale de la fuite parce que des centaines, voire des milliers, de militaires et d'autres représentants du gouvernement américain ont les autorisations de sécurité nécessaires pour avoir accès aux documents”.
Fox News explique les 53 documents publiés proviennent des briefings du département de la Défense, envoyés par la suite à un groupe d'employés fédéraux comprenant entre 1 000 et 5 000 personnes. D'après CNN, le Pentagone avance l'hypothèse que le fils d'un employé a récupéré ses documents avant de les publier sur Discord. Il s'agirait du garde national Jack Teixeira. Ce dernier a été arrêté jeudi dernier par les agents du FBI.
Le New York Times explique que les documents ont fuité fin février début mars avant de se retrouver sur les réseaux sociaux, à travers des photos visiblement prises à la hâte. Cette liasse de documents “offre peut-être l'une des images les plus complètes du fonctionnement interne de la plus grande guerre terrestre en Europe depuis des décennies”, poursuit le quotidien.
En France, l'avocat Juan Branco, proche de Julian Assange, a diffusé l'ensemble de ces documents sur son compte personnel Twitter.
Leur véracité a été confirmée. Ils démontrent notamment que les US ont un accès direct aux communications du ministère de la défense russe.