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Pentagone leaks: les secrets qui embarrassent le Pentagone

C'est une fuite historique par bien des aspects, de son origine à son traitement médiatique en passant par les « bombes » qu'elle contient.

 Christophe @Politicoboytx

10 Mai 2023

Quelques centaines de documents classifiés du ministère américain de la Défense ont fuité sur les réseaux sociaux avant d'être massivement diffusés. En termes d'ampleur et de sensibilité, il s'agit de la plus grosse fuite depuis les révélations de Chelsea Maninng sur les crimes de guerre américains en Irak, diffusées par Wikileaks en 2013. Parmi les divulgations importantes figurent de nombreuses informations sur le conflit ukrainien, les méthodes américaines d'espionnage et l'analyse de leurs services sur de nombreux dossiers allant du Moyen-Orient à la Corée du Sud.

Tout est remarquable dans cette affaire : l'origine de la fuite, le profil de la source, la réponse de la presse américaine et le contenu des documents.

Un « lanceur d'alerte » atypique

Jack Teixeira est un soldat de première classe de 21 ans affecté à la cybersécurité de la 102e brigade du renseignement de l'armée de l'air, basé à Cape Cod (Massachusetts). Ses prérogatives de technicien informatique lui conféraient un niveau élevé d'accès aux documents secret-défense, malgré son manque d'expérience.

Ce « lanceur d'alerte » n'a pas grand-chose en commun avec ses illustres prédécesseurs. Des figures aussi emblématiques qu'Edward Snowden, Chelsea Manning ou Daniel Ellsberg étaient motivés par un désir d'informer le public d'agissements graves de la part du gouvernement américain, que ce soit l'espionnage de masse et illégal des citoyens par la NSA, les crimes de guerre de l'armée américaine en Irak où les mensonges des administrations successives pour prolonger la guerre du Viêtnam, que le Pentagone savait perdue d'avance. À chaque fois, ces lanceurs d'alertes ont transmis leurs informations à des médias capables de toucher le grand public (le New York Times, le Washington Post, le Guardian ou Wikileaks) et ont reçu de la part de ces derniers une certaine protection.

Teixeira ne rentre dans aucun de ces schémas. Pour commencer, il a fuité ses informations dans un cadre semi-privé via le réseau social Discord, une application de discussion prisée par les adeptes de jeux vidéos. Sur au moins deux forums contenant quelques centaines de membres pseudonymes issus d'une vingtaine de pays différents, il débattait fréquemment de l'actualité militaire américaine et postait des photos de rapports destinés au haut commandement. Ces fuites, débutées en février 2022, ont été  détectées par le Pentagone et la presse américaine à la fin mars 2023, lorsque les documents ont commencé à se répandre sur des boucles Telegram, Twitter et autres réseaux sociaux, bien au-delà du cercle initial.

Si les motivations de Teixeira restent floues, il semblerait qu'il ait d'abord agi pour impressionner les autres membres du forum. Pour la rédaction de The Intercept, spécialisée dans ce type de fuites, se contenter d'y voir un acte purement égoïste  serait néanmoins une erreur. Jack Teixeira semble également animé par un désir d'informer ses lecteurs de « ce qu'il se passe vraiment ». On retrouve ainsi ce sentiment de frustration désabusée vis-à-vis du gouvernement américain et du flou qu'il entretient en matière de politique étrangère et d'engagement militaire (concernant les buts comme les moyens), partagé au sein d'une partie non négligeable de la population et des forces armées.

Cependant, le soldat de première classe ne souhaitait vraisemblablement pas que ses informations soient reprises dans la presse ni ne se vivait comme un lanceur d'alerte. Loin d'assumer ses actions, il aurait été repéré en partie à cause des recherches qu'il aurait lui-même effectuées dans la base de données du renseignement US pour savoir si les enquêteurs disposaient d'une piste susceptible de l'identifier (sic).

Enfin,  le profil de Teixeria ne semble pas plaider en faveur d'une démarche humaniste. Auteur de propos homophobes et racistes, fasciné par les armes à feu, il évoluait dans des sphères généralement associées à l'extrême droite. Pourtant, si son profil interroge sur les procédures internes de l'armée américaine, qui confie à des individus problématiques des informations très sensibles, cela ne justifie en rien l'attitude de la presse à l'égard du jeune homme.

La réponse problématique de la presse américaine

Le premier réflexe de la presse américaine, à commencer par le New York Times et le Washington Post, n'a pas été de vérifier l'authenticité des documents fuités, d'exploiter le contenu, de protéger la source ou de reprocher au ministère de la Défense certains faits problématiques qu'elle exposait, mais de chercher à révéler l'identité du lanceur d'alerte  avec un zèle déconcertant. Soit l'exact opposé de l'attitude qu'elle aurait eue si la source était passée par un de ses journaux pour diffuser ces informations. De même, l'intérêt démesuré porté au profil de Teixeira et l'acharnement de la presse  à le déshumaniser contraste avec la couverture peu critique de ses révélations. Confrontés aux fuites, différents acteurs majeurs de la presse américaine (dont le Washington Post, et sa devise « la démocratie meurt dans l'obscurité »)  ont insisté sur le fait qu'un État fonctionnel avait besoin de cacher des informations au public. Un point de vue pour le moins curieux de la part d'une profession censée incarner un contre-pouvoir face au gouvernement.

Ce comportement vindicatif peut s'expliquer de différentes manières. La source a d'abord été suspectée  d'avoir des liens avec la Russie,  qui a instrumentalisé les fuites. Dans un premier temps, la presse a pu être exaltée par la recherche d'une taupe et la perspective d'un scoop s'inscrivant dans la défense des intérêts nationaux.

Certaines révélations sont embarrassantes pour l'administration Biden, ses alliés et la politique étrangère américaine. De plus, certains documents militaires (cartes, positions des forces, nature des équipements...) sont stratégiquement dommageables pour l'Ukraine. Or, la presse américaine « mainstream » est acquise à la politique étrangère de Washington, lorsqu'elle ne la trouve pas trop timide. Comme au temps de l'entrée en guerre contre l'Irak, il est rare de trouver des critiques majeures de l'approche belliciste et interventionniste typiquement adoptée par Washington. Enfin, ces titres de presse dépendent largement de leurs bonnes relations avec leurs sources anonymes au sein du ministère de la Défense et des agences de renseignements. Défendre ces institutions est peut-être une manière de rester en bons termes avec leurs membres. Mais ce faisant, la presse américaine a contribué à tarir prématurément la source des révélations. D'abord en informant le public de son existence, puis en concourant à lever son identité et à potentiellement  conduire à son arrestation. Au risque de décourager de futurs lanceurs d'alertes.

Des révélations plus ou moins importantes

Joe Biden a  minimisé la portée des fuites, tandis que Politico  rapportait qu'un vent de panique avait frappé le Pentagone. Le ministère de la Défense a insisté sur le fait que ces informations sensibles « n'avaient rien à faire dans la sphère publique » et certains membres du renseignement ont estimé que la nature particulièrement récente de certains rapports faisait de cette fuite une affaire « plus grave que les révélations de Snowden ». Mais comme  le note The Interncept, « les agences gouvernementales ont tendance à dramatiser la portée des fuites » alors que celles-ci sont clairement dans l'intérêt du public ou sans conséquence sur la sécurité des États-Unis.

Sur l'Ukraine, une remise en cause de la lecture occidentale du conflit

Les  principales révélations contenues dans les documents traitent du conflit ukrainien. Elles écornent le narratif officiel véhiculé par les médias occidentaux et la Maison-Blanche sur le déroulement de la guerre. Tout d'abord, l'image renvoyée de l'armée ukrainienne apparaît quelque peu différente de celle proposée à l'opinion. L'état-major américain juge que l'offensive d'été tant attendue et pour laquelle les pays occidentaux ont fourni de nombreux armements  aura peu de chance de permettre des gains territoriaux significatifs. L'armée ukrainienne est décrite comme  en manque cruel de munitions antiaériennes et sous-équipée. On est loin des discours portant sur la reconquête potentielle de la Crimée, bien que l'armée russe est également décrite comme  épuisée et ayant souffert de pertes catastrophiques parmi ses unités d'élite.

Les documents fuités font également état des pertes ukrainiennes, jusqu'ici jalousement tenues secrètes. Selon les estimations du Pentagone, elles seraient de 124 500 à 131 000 militaires hors de combat dont 15 500 à 17 500 tués, contre respectivement 189 500 à 223 000 et 35 500 à 43 000 côté russe. Bien plus que le décompte officiel ukrainien. La défense de Bakhmout aurait eu un coût humain élevé malgré le manque d'intérêt stratégique. Défendre la ville était déconseillé par l'état-major américain, mais décidé par l'Ukraine pour des questions politiques.

Les documents  révèlent également la présence d'une centaine de diplomates américains en Ukraine et de quelques dizaines de membres des forces spéciales américaines, britanniques et françaises. Si le nombre évoqué paraît dérisoire, il contredit les versions officielles des gouvernements concernés.

Le conflit  s'étend également au Moyen-Orient, l'Ukraine ayant envisagé des attaques contre des forces russes en Syrie. Plus généralement, les tensions avec la Russie augmenteraient le risque de conflit entre Israël et l'Iran, tandis que de nombreuses puissances régionales alliées de Washington jouent un double jeu, selon les rapports fuités par Teixeira.

Plus inquiétant, les documents nous apprennent l'existence  d'un accident militaire au potentiel dévastateur entre la Russie et la Grande-Bretagne. Un chasseur de l'armée de l'air russe ayant mal compris le message de son commandement a tiré un missile sur un avion de reconnaissance stratégique britannique emportant plusieurs dizaines d'officiers à bord. Sans un dysfonctionnement providentiel du missile, l'avion aurait été abattu. Ce qui aurait constitué un acte de guerre susceptible de forcer l'OTAN à prendre une part bien plus active dans le conflit. Ce type d'erreur aux conséquences potentiellement dévastatrices risque de se multiplier avec l'enlisement du conflit.

Or, malgré le coût humain désastreux et les perspectives d'évolutions militaires incertaines, la diplomatie occidentale ne semble pas intéressée par les négociations. Les documents  révèlent ainsi que l'initiative diplomatique portée par Lula et balayée par l'OTAN avait été accueillie favorablement par le ministre russe des Affaires étrangères.

Mises bout à bout, ces « révélations » remettent quelque peu en question  le discours occidental officiel, qui semble exagérer les chances de victoires ukrainiennes tout en minimisant le coût humain et le risque d'escalade au-delà de l'Ukraine pour justifier  son refus d'envisager sérieusement des négociations.

Alliés et adversaires espionnés : les capacités impressionnantes du renseignement US

Depuis les révélations d'Edward Snowden sur la NSA, la toute-puissance du renseignement américain n'a plus grand-chose de surprenant. Néanmoins, cette nouvelle fuite confirme de nombreux soupçons quant aux pratiques et aux capacités d'espionnage US. En premier lieu, personne ne semble épargné : le secrétaire général de l'ONU et différents alliés des États-Unis font l'objet d'espionnage dans les documents cités (dont les dirigeants ukrainiens, de la Corée du Sud, de l'Égypte, des monarchies du Golf et d'Israël). On s'en doutait également, Washington  dispose d'un accès aux conversations tenues par les dirigeants russes et a infiltré les plus hautes sphères du commandement.

Et c'est peut-être ça le plus embarrassant pour les États-Unis : les documents risquent de compromettre certaines sources, méthodes ou technologies employées pour obtenir les informations contenues dans les rapports. Ils donnent également accès à la  compréhension américaine des négociations entre l'Arabie Saoudite et le Yémen pour mettre fin au conflit, aux projets de livraisons d'armes de différents pays à l'Ukraine ou à la Russie, souvent en contradiction avec leurs déclarations officielles. Ils mentionnent  l'existence d'un pacte potentiel entre les Émirats arabes unis et le renseignent Russe pour agir contre les agences américaines et britanniques dans la région et livrent des détails sensibles sur les capacités militaires chinoises et taïwanaises. Les  agissements de la société de mercenaires russes Wagner en Afrique et Haïti sont également détaillés, parmi  d'autres informations.

Les documents décrivent ainsi  un monde de plus en plus multipolaire, où le conflit ukrainien trace de nouvelles lignes de fracture et illustre la volonté d'indépendance de nombreuses nations en termes de politique étrangère. L'appui de l'Europe à l'Ukraine est ainsi critiqué comme de la cobelligérence, y compris par le secrétaire général de l'ONU.

D'intérêt public ?

Le paradoxe de ces fuites est illustré par le traitement médiatique qui lui a été réservé outre-Atlantique. La presse « mainstream » a d'abord traqué la source de ces informations et contribué à son discrédit sans recueillir la version de l'intéressé. Mais elle a ensuite repris à son compte de nombreuses informations contenues dans les documents fuités, les jugeant d'intérêt public. L'hypocrisie de la démarche n'est pas sans rappeler les réactions de la sphère politique. Si l'aile trumpiste du Parti républicain a qualifié Jack Texteria de « lanceur d'alerte » et de « héros américain », l'administration démocrate l'a arrêté et inculpé pour espionnage. C'est pourtant bien Trump qui a lancé la procédure d'extradition contre Julian Assange, que Joe Biden n'a pas remise en question. Des décisions facilitées par le manque de combativité de la presse pour protéger les lanceurs d'alertes ou jouer son rôle de contre-pouvoir.

Le paradoxe s'étend au Pentagone et à l'administration Biden, qui ont aussi bien qualifié ces fuites de « gravissimes » qu'estimé que ce n'était « pas la fin du monde ». D'un côté, il peut paraître surprenant qu'un individu potentiellement instable et aussi jeune que Jack Teixteria ait eu accès à des documents aussi sensibles. De l'autre, le ministère de la Défense américain est connu pour sa propension à classifier des documents  pour un oui ou pour un non. De nombreuses informations révélées par cette fuite ne font que confirmer des choses déjà connues ou fortement pressenties. D'autres, comme l'accident impliquant l'avion britannique et le chasseur russe ou les estimations de pertes miliaires ukrainiennes, auraient dû être rendues publiques depuis longtemps. Une chose semble évidente : les informations contenues dans ces fuites alimenteront différentes enquêtes journalistiques dans les mois et années qui viennent, tout en permettant d'éclairer certains développements.

Politixoboy. Journaliste indépendant et blogueur politique, de retour du Texas, auteur de « Les illusions perdues de l'Amérique démocrate » (éditions Vendémiaire). twitter @politicoboyTX

Source:  politicoboy.substack.com

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