Erdogan est arrivé en tête du premier tour de l'élection présidentielle turque le 14 mai. L'opposition se mobilise pour tenter de le battre au deuxième tour. Analyse d'Emre Öngün, docteur en sciences politiques.
basta! : Le dimanche 14 mai, Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 20 ans en Turquie, est sorti largement en tête du premier tour de l'élection présidentielle, avec 49,50 % des voix, contre 44,9 % pour le candidat de l'alliance d'opposition, Kemal Kiliçdaroglu. Le parti d'Erdogan, l'AKP, est aussi en tête des élections législatives qui ont eu lieu le même jour. Ces résultats sont-ils contestés en Turquie ?
Emre Öngün est docteur en sciences politiques, militant à La France insoumise et membre de la commission internationale de LFI.
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Emre Öngün : 2268 urnes sont contestées par le CHP [le principal parti d'opposition, de centre gauche] pour le premier tour de la présidentielle, et 4825 pour les législatives. Le parti pro-kurde HDP (gauche) en a contesté d'autres. L'argument de l'erreur humaine n'est pas vraiment crédible car toutes les erreurs vont dans le sens de la coalition autour de l'AKP d'Erdogan. Il n'y a pas d'erreur qui favorise les oppositions.
Cependant, il semble que ces contestations ne devraient changer le résultat des scrutins du 14 mai qu'à la marge. Le soir des élections, le CHP a très mal géré cette question. Il n'y a pas eu de suivi et de communication permanente sur le sujet. Les contestations ne sont ressorties vraiment que le mardi 16 mai, soit deux jours plus tard. Par ailleurs, tous les services de l'État ont été mis au service de l'alliance au pouvoir. Et l'écrasante majorité des médias publics et privés ont soutenu le régime. L'accès aux médias est totalement inégalitaire.
Malgré ce contexte extrêmement difficile pour l'opposition, le résultat semble constituer une grosse déception pour elle ?
C'est effectivement une vraie déception. Les gens croyaient à la possibilité d'une victoire du candidat d'opposition au premier tour et à une majorité au Parlement. Ou pensaient au moins que l'alliance au pouvoir autour d'Erdogan serait minoritaire au Parlement.
Les résultats sont de ce point de vue en dessous de ce qui était attendu, notamment au vu de la crise économique qui touche le pays. Le régime a recouru à des expédients qui ont dû jouer, par exemple en offrant des annuités pour des gens qui attendaient de pouvoir prendre leur retraites. Des augmentations de salaires ont été réalisées dans la fonction publique, un blocage du prix du gaz, etc.
On pouvait aussi s'attendre à ce que la très mauvaise gestion du tremblement de terre de février par l'État pèse sur le scrutin. En 1999, après le tremblement de terre de Marmara, l'incurie de l'État alors avait joué en faveur de l'AKP pour qu'il arrive au pouvoir. Sur ce scrutin-ci, cela ne semble pas avoir tellement joué. Dans ses bastions qui se trouvent dans les zones touchées par le tremblement de terre, l'AKP a encore réalisé de très bons scores, malgré l'incurie de l'État dans la réponse à la catastrophe.
Le candidat d'opposition Kemal Kiliçdaroglu a été soutenu par une alliance très large. La campagne a été très brève - elle a duré à peine un mois - mais il a fait une bonne campagne. Donc, tous les éléments semblaient alignés pour qu'une victoire soit à portée de main. Ce n'est cependant pas encore fini, il y a le second tour.
Une remobilisation de l'opposition est-elle en cours ?
Il y a la déception, mais une volonté de remobilisation. C'est un échec de s'être retrouvé derrière Erdogan au premier tour. Mais ce n'est pas impossible de gagner au second. Ensuite, il reste la composition du Parlement. Deux sièges ont déjà été gagnés le 16 mai par le HDP sur la base des contestations d'urnes. Les partis du régime, AKP et ses alliés, n'ont pour l'instant qu'une majorité d'une vingtaine de sièges.
Nous nous sommes quand même tous trompés sur notre analyse. La surprise du premier tour, c'est aussi le score du troisième candidat, Sinan Ogan, qui a obtenu plus que ce qui était attendu, avec 5% des voix. Son parti ne comptait jusqu'à présent qu'un seul député. Sinan Ogan est un candidat d'extrême droite hors de l'alliance du régime, soutenu par un petit parti ultranationaliste, le « Parti de la victoire ».
Il est très anti-Kurdes, anti-HDP avec aussi un focus anti-Syriens très fort. Dans cet entre-deux-tours, il pose ses conditions pour appeler à voter pour un candidat. Il demande la rupture de tout lien avec le HDP mais aussi le renvoi des Syriens en Syrie. Ogan et le « Parti de la victoire » sont courtisés par Erdogan et Kiliçdaroglu qui ont organisé des rencontres. Kiliçdaroglu a ainsi « droitisé » son discours pour complaire à cet électorat quitte à mettre en péril le soutien des kurdes. Par ailleurs, le parti nationaliste du MHP, qui soutient Erdogan, a toujours été pour le renvoi des réfugiés syriens.
Il y a un rapprochement très net entre Erdogan et le régime syrien ces derniers temps. Seulement les naïfs pouvaient croire qu'Erdogan était l'ami de la révolution syrienne ou des réfugiés syriens. Il a juste négocié l'accueil des Syriens avec l'Union européenne en contrepartie d'argent. Il n'aura aucun scrupule à renvoyer les réfugiés syriens, qui se comptent par millions en Turquie.
Quand on regarde les scores aux législatives, l'AKP [le parti d'Erdogan, conservateur] baisse autant qu'on l'envisageait. Ce qui permet à Erdogan de se maintenir, c'est le score de ses alliés : ils progressent ou, au moins, ne baissent pas, comme le parti nationaliste MHP qui se maintient. Dans l'alliance du régime, il n'y a pas que l'AKP, il y a aussi le MHP et l'YRP, le parti du fils du leader historique de l'islam politique en Turquie. Or, l'YRP a presque obtenu 3 % et entre au Parlement, avec un discours ultra-conservateur, très virulent contre les droits des femmes et les droits LGBTIQ+.
Quelle est la position de l'opposition sur la politique à adopter envers les réfugiés syriens ?
Il y a deux alliances d'oppositions. Au sein de l'Alliance de la nation, la principale, l'un de ses membres, le Bon parti, est aussi très hostile aux réfugiés syriens. Même au sein du CHP, il se dit que les Syriens doivent repartir en Syrie, mais dans des conditions humaines et dans le respect des droits humains. Ce discours s'est durci pour complaire au candidat d'extrême droite dans l'entre-deux-tours. C'est une positions hélas très largement partagée dans la population turque, et au sein du régime comme de l'opposition, même s'il y a des nuances.
La deuxième alliance d'opposition, est l'Alliance du travail et de la liberté, autour du Parti démocratique des peuples du HDP). Eux ont un autre discours. Ils demandent à ce que les réfugiés syriens puissent rester en Turquie et accéder à des droits sociaux. Aujourd'hui, ils n'ont pas droit aux minima sociaux. Les réfugiés acceptent donc des emplois encore plus sous-payés, ce qui crée des tensions parmi la population pauvre.
Que signifie ce scrutin pour les régions kurdes de Turquie, où le candidat de l'opposition a fait des scores très importants au premier tour de la présidentielle, parfois à plus de 70% ?
La population kurde a joué le jeu de l'opposition, avec des scores écrasants en faveur de « en faveur de Kemal Kiliçdaroglu. Mais aux législatives, le HDP ne fait pas de très bons scores. Il a mené des listes séparées avec son principal partenaire au sein de l' »Alliance du travail et de la liberté« , avec le Parti ouvrier de Turquie (gauche radicale). Le HDP n'a pas fait de scores exceptionnel que ce soit au Kurdistan ou dans l'Ouest, sachant que la majorité des Kurdes de Turquie vit aujourd'hui dans les grandes villes de l'Ouest du pays.
Comment expliquez-vous ce relatif échec ?
Il y a le niveau de répression extrêmement fort sur le HDP. Beaucoup de ses cadres et presque tous ses élus locaux sont en prison. Cela joue évidemment. Mais les performances moyennes du HPD ne peuvent pas être expliquées que par la répression. Le HDP a développé assez peu de propositions politiques récemment. Il s'est très peu adressé aux Turcs de gauche, ce qui était le cas avant. Il n'a pas été en mesure de développer un discours englobant et enthousiasmant. Sa campagne a été assez terne.
Par ailleurs, le parti ouvrier de Turquie a réalisé d'assez bons score et est parvenu à faire élire quatre députés. Cela montre qu'ils ont capté l'électorat turc de gauche à qui le HDP, son allié, ne s'adressait plus trop.
Peut-on craindre un scénario à la Hongroise, où l'alliance d'opposition constituée au printemps 2022 pour s'opposer à Viktor Orban, au pouvoir depuis 2010, a été écrasée et n'a pas tenu ensuite ?
C'est évidemment un danger. Mais il faut encore attendre le second tour. À peu près la moitié de la société est définitivement et irrémédiablement contre Erdogan. Il y aura à mon sens toujours une opposition politique relativement forte en Turquie. La question, c'est la démoralisation, d'autant que le CHP, le principal parti d'opposition, n'a pas su gérer la sécurité du vote, qui était le point crucial de ce scrutin. La difficile équation de l'opposition est surtout que pour gagner, elle a besoin du soutien des Kurdes. Mais il y a des gens pour qui ce soutien est inacceptable, des gens qui détestent plus les Kurdes que la misère.
La crainte, c'est que même si Erdogan obtient une majorité même faible le 28 mai, et se maintient, lui et ses alliés vont encore plus se radicaliser. Les ultras-nationalistes et les ultra-conservateurs auront encore plus de pouvoir qu'actuellement dans l'alliance autour de l'AKP. On peut donc craindre une attaque encore plus frontale non seulement contre les Syriens, mais aussi contre les droits des Kurdes, les droits démocratiques, les droits des LGBTIQ+, les droits des femmes. On peut se demander combien des députés de l'opposition vont pouvoir finir leur mandat sans être emprisonnés.
Propos recueillis par Rachel Knaebel
Photo de une : Un meeting du candidat Kemal Kiliçdaroglu le 6 mai 2023 à Istanbul. CC BY-SA 4.0 Kurmanbek via Wikimedia Commons.