11/09/2023 les-crises.fr  14min #233586

Les dérives du militarisme : l'horreur des guerres sans fin invisibles des États-Unis

Norman Solomon propose un cadre puissant pour comprendre les crises géopolitiques et les coûts durables du militarisme.

Source :  Truthout, Jonathan NG
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Les cercueils des morts sont portés en terre alors que les parents et les amis assistent aux funérailles collectives des membres d'une famille qui ont été tués lors d'une frappe aérienne d'un drone américain à Kaboul, en Afghanistan, le 30 août 2021. MARCUS YAM / LOS ANGELES TIMES VIA GETTY IMAGES

En juin dernier, la journaliste suisse Maurine Mercier a découvert plusieurs citoyens américains combattant en Ukraine sous couvert de travail humanitaire. « Tous sont des vétérans, d'anciens soldats qui ont participé à toutes les guerres américaines récentes : la guerre du Golfe, l'Irak, l'Afghanistan », rapporte-t-elle. Nombre d'entre eux souffrent de stress post-traumatique, portant les fantômes incarnés des conflits passés et de profondes blessures psychiques dans la dernière conflagration géopolitique.

L'un des vétérans interrogés par Mme Mercier admet qu'il est accro au combat et qu'il se lance dans des missions suicides sur la ligne de front. Il a déjà tué 13 personnes en Ukraine. La proximité de la mort lui permet de se sentir vivant, le choc de l'adrénaline l'emmenant dans « ce bel espace caché », où « les couleurs sont plus vives » et les sons « différents, vibrants ». Chez lui, il n'a pas de sentiment d'appartenance. Mais en Ukraine, « il y a quelque chose. »

À un niveau fondamental, ces guerriers sans boussole sont le symbole d'une société accro à la guerre. Ils reflètent les tensions que l'auteur et activiste anti-guerre Norman Solomon dénoue dans son nouveau livre brillant, War Made Invisible [La guerre rendue invisible, NdT], qui examine les causes profondes et les coûts de l'interventionnisme américain. Solomon propose un cadre puissant pour comprendre les crises géopolitiques, ainsi que les coûts invisibles mais durables du militarisme.

Alors que la guerre contre l'Ukraine se poursuit, Solomon met en lumière trois facettes sous-jacentes de la puissance américaine qui sont particulièrement utiles pour interpréter notre époque actuelle : une intelligentsia intégrée, une économie qui exporte la violence et l'infrastructure d'un empire mondial.

Mobiliser les esprits

Le livre de Solomon dévoile la proximité troublante entre la classe dirigeante et les médias mainstream depuis la guerre du Viêtnam, révélant comment le quatrième pouvoir soutient les hypothèses qui rendent possible l'intervention en Ukraine et ailleurs. « L'essence de la propagande est la répétition, affirme-t-il. Les fréquences de certaines hypothèses se fondent dans une sorte de bruit blanc », conditionnant le peuple américain à soutenir des opérations militaires qu'il ne voit jamais ou qu'il ne comprend pas vraiment.

Cela n'a jamais été aussi clair que lors de l'invasion de l'Irak en 2003. Les responsables de la coalition militaire dirigée par les États-Unis s'inquiétaient en privé de voir les journalistes se rendre compte qu'ils ne disposaient d'aucun « fait décisif » prouvant que Saddam [Hussein] devait être renversé. Néanmoins, le New York Times s'est fait l'écho des fausses affirmations selon lesquelles l'Irak possédait des armes nucléaires et a activement encouragé l'effort de guerre. Son éditorialiste, Thomas Friedman, a même préconisé d'envoyer des soldats « de maison en maison, de Bassorah à Bagdad », dans une démonstration de puissance militaire, tout en disant aux Irakiens de « se laisser faire. »

En effet, dans l'ensemble du paysage médiatique, les intellectuels intégrés ont mobilisé leur plume pour consolider le soutien du public à la guerre. ABC, NBC, CBS et PBS ont tous biaisé leur couverture. Au cours des deux semaines précédant l'invasion, les chaînes n'ont diffusé qu'un seul invité américain sur les 267 qui remettaient la guerre en question. MSNBC a même supprimé l'émission de Phil Donahue après que cet éminent présentateur eût remis en question les motifs de l'intervention de l'administration Bush.

Au lieu d'encourager une réflexion soutenue, les médias ont réduit la guerre à des spectacles sans effusion de sang de la puissance nationale et de la réussite technologique. Solomon note que le Pentagone a « embarqué » environ 750 journalistes, les intégrant directement dans l'architecture de l'effort de guerre.

Après avoir encouragé l'invasion de l'Irak, nombre de ces mêmes voix prônent aujourd'hui une nouvelle intervention de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) dans la guerre contre l'Ukraine. Le New York Times qualifie « le soutien de l'Amérique à l'Ukraine » de « test de sa place dans le monde au XXIe siècle ». La plupart des médias semblent ignorer les similitudes entre les deux guerres d'agression. Pourtant, les parallèles restent incontournables : en mai, l'ancien président George W. Bush a dénoncé par erreur le président russe Vladimir Poutine pour son « invasion totalement injustifiée et brutale de l'Irak », avant de préciser qu'il parlait de l'Ukraine.

En se faisant l'écho des représentants de l'État, les médias mainstream donnent à la propagande gouvernementale l'apparence d'une conviction privée et d'une vérité objective. « Dans l'ensemble, l'Amérique a été conditionnée pour accepter les guerres en cours sans jamais vraiment savoir ce qu'elles font à des gens que nous ne verrons jamais », conclut Solomon.

En particulier, la couverture médiatique de la guerre contre l'Ukraine projette l'illusion d'un consensus, alors même que le soutien public au renforcement militaire de l'OTAN diminue. En effaçant la dissidence, les conglomérats médiatiques cachent les coûts effroyables de la guerre et du système impérial qui la mène - profitant du conflit en vendant des récits qui le rendent invisible.

La misère marchandisée

À bien des égards, le militarisme est une forme de lutte des classes. « Les marges bénéficiaires considérables dégagées par l'approvisionnement du Pentagone et des agences apparentées », explique Solomon, exacerbent les inégalités économiques tout en détournant les ressources des programmes sociaux. En effet, la guerre est perpétuelle parce qu'elle est rentable, enrichissant une élite fermement ancrée dans le complexe militaro-industriel.

Confirmant la thèse de Solomon, le ministère de la Défense a publié en avril dernier une étude historique sur les entreprises militaires, qui fait état de « rendements exceptionnels sur le marché », notamment d'une augmentation des marges d'exploitation (bénéfices en pourcentage des recettes) de 7 à 9 % à 11 à 13 % au cours des deux dernières décennies. Les fabricants d'armes ont surpassé leurs concurrents commerciaux grâce aux contrats gouvernementaux qui garantissent les bénéfices et les flux de trésorerie.

Malgré un bond des dividendes et des rachats d'actions de 3,7 à 6,4 %, l'industrie a en fait diminué ses investissements dans les opérations commerciales. Les entreprises ont refusé de réinvestir les bénéfices dans la recherche ou le capital social, préférant reverser les revenus aux actionnaires. Les auditeurs ont comparé le transfert massif de ressources aux investisseurs à la consommation de « maïs de semence », c'est-à-dire qu'ils ont « endommagé les perspectives d'avenir en surconsommant des ressources essentielles pour les avantages à court terme qu'elles offrent. »

Au-delà de l'engloutissement des recettes publiques, les enquêteurs se plaignent également du fait que les entreprises se livrent à des profits de guerre flagrants. L'ancien directeur de la tarification de la défense, Shay Assad, rapporte que « l'escroquerie sur les prix est inadmissible » et généralisée. Lockheed Martin et Boeing ont notoirement surfacturé le gouvernement pour le missile PAC-3, réalisant 40 % de bénéfices au lieu des 10 à 12 % légaux, selon un reportage de 60 Minutes. Pendant la guerre d'Irak, TransDigm Group a même refusé de fournir des soupapes essentielles pour les hélicoptères Apache avant d'augmenter les prix de 40 % - une pratique que les auditeurs qualifient « d'extorsion. »

La concentration du pouvoir industriel entre les mains des conglomérats de défense et la guerre contre l'Ukraine encouragent les prix abusifs. « Pour beaucoup de ces armes qui sont envoyées en Ukraine en ce moment, il n'y a qu'un seul fournisseur », a déclaré l'ancien directeur de la tarification de la défense Assad à l'émission 60 Minutes. « Et les entreprises le savent. »

Entre-temps, les entreprises militaires utilisent l'Ukraine et d'autres marchés stratégiques comme terrains d'essai pour leurs systèmes d'armement. Le général de division Robin Fontes et Jorrit Kamminga, qui dirigent la société de conseil en armement RAIN, affirment dans le magazine National Defense que « l'Ukraine est un laboratoire » pour l'avenir de la guerre : « Un effort central, incessant et sans précédent pour affiner, adapter et améliorer les systèmes fondés sur l'intelligence artificielle. » En mobilisant des logiciels d'IA, des entreprises telles que Planet Labs et BlackSky Technology fournissent des renseignements aux soldats en temps réel, fonctionnant comme des extensions américaines de l'effort de guerre ukrainien tout en créant un environnement de combat fluide et riche en informations.

Ce mois-ci, l'administration Biden a même approuvé l'utilisation de bombes à fragmentation en Ukraine, après avoir précédemment suggéré que leur utilisation constituait un « crime de guerre ». Les forces ukrainiennes et russes les utilisent déjà au combat, en violation d'une convention internationale qui interdit ces explosifs aveugles. Lors de conflits antérieurs, des enquêteurs ont affirmé que des entreprises occidentales fabriquaient des bombes à sous-munitions de forme ludique afin d'attirer et de mutiler des civils, y compris des enfants.

Pourtant, pour les fabricants d'armes, le Moyen-Orient reste le laboratoire d'armement par excellence. Israël a été le premier pays étranger à recevoir le F-35 Lightning, et ses commandes ont financé le développement de l'avion de combat. En 2014, les forces israéliennes ont rasé des pans entiers de la Palestine avec ces jets, tout en aidant Lockheed Martin à affiner leur conception. Au cours de l'offensive, les États-Unis ont réapprovisionné Israël en munitions immédiatement après le bombardement d'une école primaire, ce qui a permis aux forces israéliennes de dépasser la puissance de feu du Hamas dans un rapport de 440 à 1.

Peu avant les raids de mai 2023, les pilotes israéliens ont mené un « exercice à grande échelle » avec leurs homologues américains sur la base aérienne de Nellis, dans le Nevada, à bord d'avions F-35. « C'est une occasion rare pour les combattants des deux pays d'intégrer nos capacités les plus avancées », s'est exclamé le colonel Jared Hutchinson, le commandant américain chargé de superviser l'initiative.

Par la suite, Israël a bombardé Gaza avec des munitions américaines, notamment une bombe Boeing GBU-39 qui a éventré un immeuble d'habitation, tuant plusieurs civils, dont une jeune femme qui se préparait à se marier. La campagne militaire a endommagé 2 943 logements, en recourant à des frappes aériennes « disproportionnées » qu'Amnesty International a qualifiées de crimes de guerre.

Plutôt que de saper les relations, les fabricants d'armes américains et israéliens ont transformé les crimes en arguments publicitaires. Un mois plus tard seulement, le ministre israélien de la Défense Yoav Gallant, Elbit Systems et Israel Aerospace Industries ont participé au salon de l'aéronautique et de l'espace de Paris pour conclure de nouvelles ventes, se vantant que leurs armes étaient « éprouvées au combat ». Fait révélateur, Haaretz qualifie les territoires occupés de « salle de classe » où l'armée « teste son équipement », que l'aide américaine subventionne largement.

L'argent continue d'affluer. Solomon rapporte que les fabricants d'armes ont dépensé 2,5 milliards de dollars en lobbying au cours des deux dernières décennies, finançant les campagnes de législateurs clés tels que le président de la commission des forces armées de la Chambre des représentants, Adam Smith.

En mondialisant le complexe militaro-industriel, la classe dirigeante a rendu la guerre à la fois permanente et distante, soutenant la formidable capacité de guerre de l'empire américain par des conflits étrangers. Des alliés comme l'Ukraine et Israël deviennent des marchés et des arguments de vente pour des équipements éprouvés. Les bouleversements géopolitiques assurent la prospérité des conglomérats tout en dévorant les ressources destinées aux programmes sociaux et aux pauvres.

L'impérialisme volontaire

Enfin, la classe dirigeante rend la guerre invisible en faisant appel à des recrues anonymes et à des entrepreneurs privés pour maintenir l'infrastructure diffuse d'un empire mondial. Dans les années 1970, l'armée a opté pour une « force entièrement volontaire », afin d'épuiser l'énergie du mouvement anti-guerre et d'isoler les forces armées de tout contrôle. « Les recruteurs de l'armée ont appris à vendre le service militaire au même titre que le savon et les boissons gazeuses sur le marché de la consommation », observe l'historienne Beth Bailey.

Solomon souligne que les recruteurs se sont attaqués aux personnes vulnérables en leur promettant que « s'enrôler, c'est ouvrir la porte à de meilleures opportunités ». En introduisant des incitations économiques et en supprimant l'appel sous les drapeaux, les autorités ont créé une classe de guerriers isolée du grand public. Le Pentagone la mobilise désormais pour des guerres dont la plupart des Américains ne seront jamais témoins, minimisant ainsi de manière préventive les réactions politiques.

Alors que les inégalités économiques augmentent, un analyste de la Brookings Institution souligne que l'armée est « l'un des derniers bastions de la mobilité sociale de la classe moyenne », attirant les recrues avec des soins de santé et des frais d'inscription gratuits à l'université. Pourtant, l'armée est confrontée à une pénurie chronique de personnel, ce qui incite les responsables à cibler des enfants dès l'âge de 12 ans ainsi que des groupes marginalisés, notamment les communautés indigènes du Canada. Ces dernières années, l'armée a cherché à recruter en offrant la citoyenneté à des ressortissants étrangers, en renforçant sa présence sur les médias sociaux et même en faisant de la publicité pour de faux cadeaux Xbox afin d'attirer les jeunes sur son site web.

Solomon souligne également que ce personnel supervise un réseau complexe d'environ 750 bases dans le monde, ce qui permet aux forces armées de déployer leurs muscles sur tous les continents. En plus de faciliter les mobilisations à grande échelle, les installations militaires étrangères rendent possibles les opérations secrètes et même les intrigues politiques.

À plusieurs reprises, des bases en Amérique latine ont facilité des coups d'État contre des gouvernements de gauche. Après que le président équatorien Rafael Correa a fermé une installation à Manta, son successeur a porté de fausses accusations contre lui tout en accueillant les forces américaines dans le pays. En 2018, le ministère équatorien de la Défense a même annoncé son intention d'autoriser l'armée américaine à utiliser les îles Galápagos pour ses opérations, qualifiant l'archipel de « porte-avions naturel. »

Les bases étrangères permettent également aux États-Unis de s'assurer le contrôle de ressources stratégiques. C'est le cas au Pérou, pays riche en minerais, où, en décembre dernier, les autorités américaines ont soutenu l'éviction du président Pedro Castillo, un populiste qui prônait la souveraineté économique. Sa rivale, Dina Boluarte, a déclenché une vague de répression qui a tué plus de 60 civils, culminant avec ce que le président de la Commission interaméricaine des droits humains appelle « un massacre » contre la population indigène d'Ayacucho.

Récemment, Boluarte a autorisé l'entrée de 1 242 soldats américains, envoyant ainsi un signal effrayant aux manifestants. Invoquant le changement de régime au Pérou, un colonel formé par les États-Unis en Colombie a également annoncé en mai son intention de « défenestrer » le président de gauche de son pays.

En Afrique et au Moyen-Orient, les bases servent de plateformes d'armes multiplicatrices pour les frappes de drones. Depuis 2007, la guerre aérienne menée par les États-Unis en Somalie contre Al-Shabab a tué au moins 90 civils, mais le Pentagone ne reconnaît que cinq des victimes et refuse d'indemniser leurs familles.

Malgré les affirmations de précision, la précision aveugle de la guerre des drones aggrave les conflits régionaux. En 2017, les États-Unis ont aidé par erreur les autorités nigérianes à bombarder un camp de réfugiés que le gouvernement avait lui-même construit, tuant plus de 160 civils. Les drones ont même bombardé des mariages au Yémen et en Afghanistan. Plus récemment, un drone américain a permis à la France de tuer des « membres de groupes terroristes armés » à Bounti, au Mali. Plus tard, les forces des Nations unies ont découvert que les victimes étaient des membres d'une autre fête de mariage.

Les décideurs politiques américains présentent invariablement les capacités « au-delà de l'horizon », telles que les bases et les drones, comme un impératif de sécurité. Pourtant, comme l'affirme Solomon, ces capacités favorisent en réalité l'insécurité, aliènent les communautés à travers le monde et alimentent une boucle de rétroaction violente.

Ces conséquences ne sont pas seulement invisibles, elles sont aussi durables. Au printemps dernier, l'université Brown a publié une étude estimant que les conflits de l'après 11 Septembre ont tué plus de 4,5 millions de personnes. L'article souligne que, sous les sanctions américaines, la plupart des Afghans souffrent de malnutrition et meurent de causes liées à la guerre à un rythme plus élevé que jamais.

Alors que les vétérans américains de la guerre d'Afghanistan se battent en Ukraine, le spectre des conflits passés hante le présent. Il nous laisse ce que Solomon appelle des cicatrices profondes et des « absences tragiques » : des esprits empoisonnés et des corps brisés, des populations affamées et des terres ensemencées de munitions. De l'Afghanistan à l'Ukraine, les mêmes arguments, les mêmes armes et les mêmes soldats produisent les mêmes résultats. Plus de vingt ans après avoir envahi le Moyen-Orient, les États-Unis continuent de faire de la publicité pour la paix sur une route circulaire qui mène à la guerre.

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Jonathan NG

Jonathan Ng a obtenu son doctorat en histoire des États-Unis à l'université Northwestern, avec une spécialisation dans l'histoire des relations extérieures des États-Unis. Il est actuellement chercheur postdoctoral au Centre d'histoire présidentielle de l'Université méthodiste du Sud.

Source :  Truthout, Jonathan NG, 22-07-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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