Pendant le règne d'Angela Merkel, l'intégration européenne néolibérale a servi de cadre à la croissance allemande alimentée par les exportations. Mais la guerre sur le continent et une série de crises ont montré les limites de ce modèle, provoquant des scissions au sein du gouvernement d'Olaf Scholz.
Source : Jacobin, David Karas
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Le chancelier allemand Olaf Scholz s'adresse à la presse alors qu'il arrive pour le premier jour d'un sommet au Conseil européen à Bruxelles, le 17 juillet 2023. (Emmanuel Dunand / AFP via Getty Images)
Lorsque les grands noms du libéralisme comme l'Economist, Der Spiegel, Politico ou le Financial Times s'empressent d'enterrer votre héritage politique en déplorant vos « occasions ratées », on peut vous pardonner de prendre la chose un peu personnelement. C'est particulièrement le cas si vous vous appelez Angela Merkel et que vous vous accrochez encore à ce vieux numéro du Time qui vous salue comme la « chancelière du monde libre ».
Le mandat de seize ans de Merkel à la tête de l'Allemagne a permis à l'Europe de faire preuve d'une résilience néolibérale à toute épreuve. Son long règne illustre parfaitement l'art consistant à masquer la spirale de malheur apparemment sans fin, reliant l'effondrement financier mondial, la crise de la dette européenne, en passant par le référendum de Syriza, la crise des réfugiés de 2015, le Brexit, Donald Trump et la crise de la COVID-19.
Et comme par enchantement, un drame politique éclate dès qu'elle quitte la scène à la fin de l'année 2021 : Vladimir Poutine envahit l'Ukraine, le capitalisme de l'Allemagne alimenté par les exportations s'est heurté à un mur et son système politique semble désormais ingouvernable. De manière plus générale, le consensus politique européen qui était autrefois garant de l'intégration néolibérale du continent est aujourd'hui en ruine.
En cette ère post-Merkel, après un an et demi d'existence, le gouvernement allemand dirigé par Olaf Scholz est si profondément divisé que ses ministres se contredisent à propos de quasiment toutes les grandes initiatives politiques. La coalition est baptisée « feux tricolores », en référence aux couleurs respectives du rouge du SPD (sociaux-démocrates), du jaune belliciste néolibéral du FDP (démocrates libres), et des Verts, chaque parti soutenant des stratégies différentes pour gérer l'héritage d'Angela Merkel. Qu'il s'agisse d'éliminer progressivement les combustibles fossiles des moteurs à combustion ou des systèmes de chauffage domestique, de relancer ou d'enterrer l'austérité en Europe ou, comme on pouvait s'y attendre, de la manière de gérer le conflit en Ukraine, le gouvernement semble ne jamais s'entendre sur quoi que ce soit.
Les Libéraux démocrates sont au moins cohérents : leur attachement indéfectible à l'austérité budgétaire et à la politique de concurrence ordo libérale en font un ennemi tout désigné des aides publiques destinées à soutenir les programmes allemand et européen de décarbonation. Ces dogmes incitent même le parti partisan du libre marché à conclure une alliance de fait avec les lobbies des combustibles fossiles et les révoltes populistes contre la décarbonation.
Si les compromis passés par les Verts avec le lobby de l'énergie leur ont aliéné une partie de leur base d'électeurs, leur indifférence quant aux effets de la transition sur les Allemands de la classe ouvrière a également réussi à leur aliéner des couches plus larges de la population qui s'inquiètent de devoir payer la facture de la décarbonation.
Dans le cas des sociaux-démocrates, sous la direction fluctuante de Scholz, le parti a continué de miser sur le statu quo hérité de Merkel, oscillant parfois de façon schizophrène entre les nécessités d'une politique industrielle verte de rupture pour maintenir la compétitivité des secteurs d'exportation allemands, et les concessions à l'orthodoxie de la rigueur budgétaire. Chacun de ces trois partis est aujourd'hui distancé par le parti d'extrême droite Alternative für Deutschland, que les sondages créditent de près de 20 % au niveau national.
Il ne s'agit ni d'une affaire purement politicienne, ni d'une affaire strictement allemande : derrière le spectacle banal des querelles démocratiques à Berlin se cache une crise existentielle étroitement imbriquée qui affecte à la fois le capitalisme allemand reposant sur les exportations et l'Union européenne, qui a longtemps servi de vecteur à la mise en œuvre des préférences macroéconomiques de l'Allemagne.
Tout comme l'Allemagne a troqué l'ordre merkelien pour l'anarchie scholzienne, l'Union européenne est également confrontée à l'effondrement des idées et des coalitions politiques qui ont soutenu la phase néolibérale de l'intégration européenne au cours des quarante dernières années. Les dogmes politiques sur lesquels reposait le néolibéralisme européen - la politique de la concurrence réduite au « bien-être du consommateur », l'austérité fiscale, la lutte contre l'inflation, la déréglementation et, par dessus tout, la croyance mystique selon laquelle les marchés sont efficaces dans la répartition des ressources - ont tous été remis en question au cours de la dernière décennie. Tandis que les idéologies se délitent, la coalition politique entre capital organisé, gouvernements nationaux et institutions européennes, qui a longtemps entretenu en catimini un mode dépolitisé d'intégration européenne, s'étiole également.
Les ramifications géoéconomiques de l'invasion russe de l'Ukraine, la crise du modèle allemand de capitalisme axé sur les exportations et celle de l'intégration de l'UE elle-même forment ensemble un arc européen connecté de toute part permettant ce que le néocon Robert Kagan et l'équipe du Bungacast ont appelé la « fin de la fin de l'histoire » : une résurgence spectaculaire des conflits (géo)politiques et idéologiques après des décennies de consensus néolibéral ancré dans l'hégémonie des États-Unis.
En cette ère post-Merkel, après un an et demi d'existence, le gouvernement allemand dirigé par Olaf Scholz est si profondément divisé que les ministres se contredisent à propos de quasiment toutes les grandes initiatives politiques.
La question de savoir si ces conflits marquent le chant du cygne du néolibéralisme ou l'escalade de la violence nécessaire à son maintien est sujette à controverse : des deux côtés du spectre, le débat néolibéral mort versus continuité est restreint dans la mesure où il présume qu'existe un système interne cohérent, qui - contrairement au chat de Schrödinger - est soit mort, soit vivant. En réalité, le capitalisme, qu'il soit néolibéral ou non, permet à divers sous-systèmes (institutionnels, politiques, idéologiques) de suivre des trajectoires de changement différentes, ce qui génère une série de tensions et de contradictions.
La théorie française de la régulation (FRT) [théorie économique qui vise à tenter d'expliquer le passage de la croissance à la crise, sans invoquer de chocs externes, Ndt] propose une taxonomie complète des crises capitalistes qui résultent des frictions entre un système donné d'accumulation capitaliste et le mode de régulation qui le soutient. Il faut résister à l'envie d'ajouter au nombre pléthorique d'articles d'opinion recyclant la même citation d'Antonio Gramsci sur le « nouveau monde qui peine à naître », qui n'est pas très convaincante. Il serait plus productif, pour évaluer l'état actuel du néolibéralisme européen, d'identifier ces crises émergentes : démêler le changement et la continuité au niveau même des institutions, des configurations politiques et des idéologies qui, ont longtemps permis au modèle allemand orienté vers l'exportation se maintenir sa position stable au coeur de l'Europe.
Un modèle fragile
La stratégie allemande de croissance par l'exportation s'appuie depuis longtemps sur trois éléments fondamentaux : Premièrement, une coalition de partis dominants, de petites et moyennes entreprises (PME) conservatrices, mais aussi de grands conglomérats industriels orientés vers l'exportation, ainsi que de segments de syndicats cooptés dans les secteurs manufacturiers. Deuxièmement, les institutions nationales allemandes chargées de réguler l'argent, le travail et les entreprises ont été transférées au niveau de l'UE, imposant au reste de l'UE le modèle allemand de réduction des salaires et les engagements ordo libéraux en matière de rigueur budgétaire et de faible inflation. Troisièmement, les mécanismes commerciaux tant au niveau régional que mondial ont permis aux multinationales allemandes d'accéder à des ressources bon marché - main-d'œuvre d'Europe de l'Est, énergie russe bon marché - ainsi qu'à un marché d'exportation solide en Chine et aux États-Unis. Aujourd'hui, tous ces piliers sont fracturés.
En ce qui concerne sa stabilisation politique interne, le capitalisme allemand s'est appuyé sur un compromis idéologique et politique de longue date entre une aile ordo libérale liée aux PME (le Mittelstand) et de grands conglomérats industriels exportateurs plus opportunistes, qui ont bénéficié de la mondialisation et de l'intégration de l'Europe centrale dans l'UE.
Ce compromis s'est effondré : l'aile ordo libérale reste attachée à l'austérité, alors même que sa branche industrielle orientée vers l'exportation fait pression pour lever les barrières fiscales afin que les subventions puissent aider l'industrie allemande à concurrencer ses rivales américaine et chinoise. Au cours des quatre dernières années, le Ministère de l'économie s'est servi de ses initiatives en matière de politique industrielle pour rééquilibrer son bloc social en marginalisant stratégiquement le Mittelstand.
Ce qui pourrait apparaître comme un conflit politique entre le ministre des finances libéral Christian Lindner (FDP) et ses partenaires de coalition est en fait une fracture entre différentes factions du capital allemand associées à divers pans de l'État et de l'électorat. Des études récentes ont montré qu'en matière d'exportation, les succès de l'Allemagne ont paradoxalement conduit à un divorce entre la finance allemande et le capital industriel : alors que les entreprises industrielles allemandes dépendaient auparavant des banques nationales, elles se financent désormais sur les marchés internationaux de capitaux, tandis que les banques allemandes préfèrent elles aussi investir à l'étranger.
Deuxièmement, alors que l'UE a longtemps servi de démonstrateur des performances allemandes en matière de croissance des exportations, le consensus néolibéral concernant la forme, le contenu et l'objectif de l'intégration européenne est aujourd'hui complètement dépassé. L'UE a beau être une union de vingt-sept modèles différents de capitalisme national, l'Allemagne n'est pas seulement une référence parmi ses pairs en raison de sa taille : c'est aussi l'État capitaliste dont les institutions nationales ont largement façonné le cadre réglementaire de l'ensemble de l'union.
Entre l'Acte unique européen de 1986 et la crise financière mondiale de 2007, un consensus néolibéral a prévalu quant à la forme, le contenu et l'objectif de l'intégration européenne, réconciliant les intérêts du capital organisé, des principaux États membres de l'UE et de la Commission. Au milieu des années 1980, cette alliance s'est forgée autour de l'idée commune que la privatisation, la dérégulation et les fusions transnationales constituaient la meilleure chance possible pour redynamiser une croissance et une compétitivité languissantes partout en Europe.
Outre le grand capital, deux acteurs en ont considérablement profité : Le premier est l'Allemagne, dont les préférences politiques nationales en matière de gestion de l'argent, des salaires et des entreprises ont été transférées au niveau de l'UE par le biais de l'austérité budgétaire, de la politique monétaire anti-inflationniste, du blocage des salaires et de la politique de concurrence ordo libérale. Le modèle allemand de capitalisme exportateur a ainsi été efficacement européanisé. Le deuxième bénéficiaire est la Commission : son mandat, qui consiste à favoriser l'intégration de l'UE en identifiant et en supprimant les restrictions à la concurrence, a considérablement accru son autonomie relative.
Alors que l'UE a longtemps servi à étayer les performances allemandes en matière de croissance des exportations, le consensus néolibéral concernant la forme, le contenu et l'objectif de l'intégration européenne est aujourd'hui complètement dépassé.
Aujourd'hui, à l'inverse, le consensus sur l'austérité budgétaire a été remplacé par un champ de bataille entre les révoltes populaires contre les freins austéritaires de l'UE en matière de dépenses publiques et une orthodoxie qui s'efforce de réimposer la rigueur budgétaire et de clore le chapitre du « keynésianisme d'urgence ». Les politiques de concurrence de l'UE, qui étaient autrefois le cœur battant du consensus néolibéral européen, ont été spectaculairement désavouées par les gouvernements français et allemand, qui les qualifient aujourd'hui de camisole de force imposée à la compétitivité européenne. Plus fondamentalement, le fédéralisme « en douce » qui a élargi les pouvoirs de la Commission est aujourd'hui vivement contesté par les principaux États membres : même si Berlin, Paris et Bruxelles parlent tous de souveraineté européenne et d' « autonomie stratégique », il y a une véritable guerre ouverte pour déterminer qui est le souverain légitime en Europe et qui devrait, in fine, voir son autonomie renforcée - la Commission, le Conseil européen des chefs d'État et de gouvernement, ou les États membres eux-mêmes.
Pendant longtemps, il a été communément accepté que les crises pousseraient mécaniquement l'UE sur la voie du fédéralisme en forçant les États-nations souverains à mettre en commun leurs compétences et leurs ressources dans leur effort pour surmonter les problèmes liés à une action collective. Pourtant, l'idée d'une Union européenne qui « échoue » à avancer vers un avenir fédéral a été nettement testée par le Brexit, le COVID-19 et la guerre actuelle sur le continent. En réalité, la gestion de crise permanente des quinze dernières années a marginalisé la Commission et consolidé le Conseil européen - et donc les dirigeants nationaux - en tant que gouvernement effectif de l'UE (avec Merkel en tant que présidente de facto). Le consensus des années 1980, qui tablait sur une intégration européenne par le biais d'une convergence technocratique des régulations confiée à la Commission, est largement tombé en désuétude. Pourtant, aujourd'hui, la demande de renforcement des compétences de l'UE pour gérer les défis actuels se heurte à une forte opposition dans les capitales européennes qui refusent de confier des pouvoirs supplémentaires à la Commission.
Dernier point, l'accès de l'Allemagne à des intrants bon marché et à un marché d'exportation solide se trouve considérablement limité. Les chaînes d'approvisionnement industrielles allemandes sont des réseaux transnationaux, avec un pôle important en Europe centrale : tout au long des années 1990 et 2000, l'Allemagne s'est adaptée à la pression concurrentielle de l'industrie est-asiatique en externalisant des segments de production à faible valeur ajoutée dans des pays post-socialistes d'Europe centrale afin de comprimer les coûts salariaux et énergétiques. Pour les multinationales allemandes, l'Europe centrale offrait non seulement une main-d'œuvre bon marché, mais aussi une infrastructure énergétique peu coûteuse dépendant des combustibles fossiles russes.
Aujourd'hui, les conséquences du choc des prix de l'énergie de 2022 sont évidentes : à la suite de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, les prix de l'énergie ont considérablement augmenté en Europe, et ce, plus qu'aux États-Unis ou en Chine, affectant en premier lieu la compétitivité des prix des secteurs d'exportation de l'industrie manufacturière à forte consommation d'énergie.
De nouvelles configurations institutionnelles, politiques et idéologiques au niveau de l'Allemagne et de l'UE doivent trouver enfin un moyen de maintenir à flot la croissance tirée par les exportations, sinon ce système d'accumulation va s'effondrer.
Un deuxième problème concerne les pénuries de main-d'œuvre, qui se font particulièrement sentir en Allemagne et en Europe centrale. Selon des estimations récentes, l'Allemagne aurait besoin d'un solde migratoire stable de quatre cent mille personnes par an (c'est-à-dire plus d'arrivées que de départs) pour enrayer les pénuries de main-d'œuvre dans le pays. La dépopulation, le vieillissement démographique et les bas salaires sont aujourd'hui le profil type des pays d'Europe centrale et orientale, qui jouent le rôle d'arrière-pays pour l'industrie allemande.
Il est intéressant de noter que la dépopulation de l'Europe centrale a eu pour conséquence une hausse régulière des salaires, ce qui compromet l'un des principaux avantages comparatifs de la région. En théorie, cela devrait se traduire par une amélioration de l'influence des syndicats - en pratique, cependant, l'Europe centrale est devenue un laboratoire de tentatives désespérées destinées à verrouiller le capital allemand en intensifiant l'exploitation de la main-d'œuvre et des ressources naturelles : une législation anti-ouvrière radicalisée, un nivellement par le bas des taux d'imposition des sociétés et la prolifération de traités bilatéraux visant à importer une main-d'œuvre docile et sous-payée depuis l'extérieur de l'Union européenne.
Changement de cap
Des voix de plus en plus nombreuses s'élèvent aujourd'hui pour affirmer que le système d'accumulation allemand, fondé sur les exportations, pourrait ne pas être viable sous sa forme actuelle. Après tout, les institutions, les alliances politiques, les idéologies et les infrastructures qui l'ont soutenu au niveau national et plus largement en Europe sont toutes confrontées à des crises profondes. Deux scénarios principaux se profilent à l'horizon : soit de nouvelles configurations institutionnelles, politiques et idéologiques au niveau de l'Allemagne et de l'UE finissent par trouver un moyen de maintenir à flot la croissance alimentée par les exportations, soit ce système d'accumulation s'effondre.
Dans le premier scénario, une restauration néolibérale ne suffira pas à surmonter les défis existants : de Budapest à Berlin ou Rome, la normalisation actuelle de nouveaux cadres juridiques permettant d'importer des masses de travailleurs temporaires, non syndiqués et originaires des pays du Sud, percevant de faibles salaires, ayant des droits du travail minimaux et étant explicitement exclus de tout droit à la citoyenneté, n'est qu'un exemple des innovations dystopiques qui seront nécessaires pour revitaliser le modèle euro-allemand fondé sur l'exportation.
Le deuxième scénario est celui de l'effondrement de ce système d'accumulation : l'accès aux intrants tels que la main-d'œuvre, les technologies étrangères, l'énergie et les ressources naturelles pourrait être considérablement limitées pour les entreprises européennes prises dans la rivalité mondiale qui oppose les États-Unis et la Chine. L'accès de l'Europe aux marchés d'exportation chinois et américains pourrait également être sévèrement restreint ou, à l'inverse, si ces marchés sont trop attrayants et qu'il faut faire un compromis, les entreprises européennes pourraient préférer sacrifier leur ancrage en Europe. Sur le plan politique, la droite européenne s'emploie déjà à créer les conditions du premier scénario : il appartient à la gauche de riposter et de proposer une alternative.
Contributeur
David Karas est chercheur postdoctoral en économie politique internationale et comparative.
Source : Jacobin, David Karas, 08-08-2023
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises