23/09/2023 les-crises.fr  52min #234251

Enquête allemande sur l'attentat Nord Stream : tous les indices pointent vers Kiev

C'est un thriller d'espionnage qui pourrait changer le cours de la politique internationale : il y a un an, un commando secret a fait exploser les pipelines Nord Stream dans la mer Baltique. Depuis, les enquêteurs recherchent les auteurs de cet attentat. Les pistes qu'ils ont trouvées sont extrêmement sensibles sur le plan politique.

Source :  Spiegel
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Après l'attaque : dommages causés au gazoduc Nord Stream 2 Photo : blueye

Par Liliana Botnariuc, Jürgen Dahlkamp, Jörg Diehl, Matthias Gebauer, Hubert Gude, Roman Höfner, Martin Knobbe, Roman Lehberger, Frederik Obermaier, Jan Puhl, Alexandra Rojkov, Marcel Rosenbach, Fidelius Schmid, Sandra Sperber, Thore Schröder, Thomas Schulz, Gerald Traufetter, Wolf Wiedmann-Schmidt et Jean-Pierre Ziegler.

L'Andromeda est un rafiot décrépit. Les flancs du navire sont bosselés et éraflés par trop de manœuvres d'accostage aventureuses, tandis que les tuyaux poreux de la proue exhalent une puanteur fécale. Le moteur diesel de 75 chevaux cliquette comme un tracteur et l'ensemble du bateau grince et gémit tandis qu'il change de cap avec lenteur. Le pilote automatique est en panne. Les autres marins remarquent à peine le sloop : ce n'est qu'un autre bateau de location usé, comme tant d'autres sur la mer Baltique.

Le yacht idéal pour ne pas attirer l'attention

Selon les conclusions de l'enquête menée jusqu'à présent, un commando de plongeurs et de spécialistes des explosifs a affrété l'Andromeda il y a presque exactement un an et a navigué sans se faire remarquer depuis Warnemünde, dans le nord de l'Allemagne, à travers la mer Baltique, avant de percer, le 26 septembre 2022, des trous dans trois conduites appartenant aux gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2. Il s'agissait d'une attaque catastrophique pour l'approvisionnement en énergie, d'un acte de sabotage singulier et d'une attaque contre l'Allemagne.

L'opération visait à « infliger des dommages durables à la fonctionnalité de l'État et de ses installations. En ce sens, il s'agit d'une attaque contre la sécurité intérieure de l'État ». Tel est le langage juridique utilisé par les juges d'instruction de la Cour fédérale de justice allemande dans le cadre de l'enquête sur les auteurs inconnus qui est en cours depuis lors.

Inconnus parce que on n'a pas encore pu déterminer qui l'avait commis - même si d'innombrables enquêteurs criminels, agents de renseignement et procureurs d'une douzaine de pays ont recherché les auteurs de l'acte. Ni pourquoi. Les conclusions de l'enquête menée jusqu'à présent, dont la plupart émanent de fonctionnaires allemands, sont strictement confidentielles. Rien ne doit être rendu public. Sur ordre de la Chancellerie.

« Il s'agit de l'enquête la plus importante de l'histoire de l'Allemagne de l'après-guerre en raison de ses implications politiques potentielles », déclare un haut responsable de la sécurité. Les membres du département ST 24 de l'Office fédéral de la police criminelle (BKA) chargés de l'affaire Nord Stream n'ont même pas le droit d'en discuter avec des collègues qui ne font pas partie de l'enquête. Les enquêteurs sont tenus d'indiquer quand et avec qui ils ont parlé de tel ou tel aspect de l'affaire - une exigence extrêmement inhabituelle, même au BKA, l'équivalent du FBI en Allemagne.

L'enjeu est de taille, cela ne fait aucun doute. S'il s'agissait d'un commando russe, cela serait-il considéré comme un acte de guerre ? Selon l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord, une attaque contre les infrastructures critiques d'un État membre de l'OTAN peut déclencher la clause de défense mutuelle. S'il s'agissait de l'Ukraine, cela mettrait-il un terme au soutien que l'Allemagne apporte à ce pays en lui livrant des chars, voire des avions de chasse ? Et qu'en est-il des Américains ? Si Washington apportait son aide à l'attaque, cela pourrait-il sonner le glas d'un partenariat transatlantique vieux de 75 ans ?

« Cela m'a immédiatement amené à me poser la question suivante : comment pouvons-nous mieux nous protéger ? » Nancy Faeser, ministre allemande de l'Intérieur

En outre, comme s'il fallait poser d'autres questions cruciales, l'attaque du Nord Stream a fourni un exemple frappant de la facilité avec laquelle il est possible de détruire des infrastructures vitales comme les pipelines. « Je me suis immédiatement posé la question suivante : comment pouvons-nous mieux nous protéger ? », a déclaré la ministre allemande de l'Intérieur, Nancy Faeser. « L'interruption d'une infrastructure essentielle peut avoir un effet énorme sur la vie des gens. »

Les cibles de ces attaques ne manquent pas : nœuds Internet, oléoducs, centrales nucléaires. On peut supposer que la Corée du Nord, l'Iran et d'autres États terroristes s'intéressent de près à ce qui va se passer exactement maintenant. Si les auteurs ne sont pas retrouvés, si les commanditaires de l'attaque ne sont pas sanctionnés, s'il n'y a pas de réaction militaire, les moyens de dissuasion qui s'opposent à des attaques similaires à l'avenir seront nettement moins nombreux.

Mais il y a des pistes. Der Spiegel, en collaboration avec la chaîne publique allemande ZDF, a réuni une équipe de plus de deux douzaines de journalistes pour les traquer pendant six mois. Leurs reportages les ont conduits aux quatre coins du monde : de la République de Moldavie aux États-Unis, de Stockholm à la Roumanie et à la France, en passant par Kiev et Prague. La plupart des informations proviennent de sources qui ne peuvent être nommées. Elles proviennent d'agences de renseignement, d'enquêteurs, de hauts fonctionnaires et d'hommes politiques. Elles proviennent également de personnes qui, d'une manière ou d'une autre, sont directement liées aux suspects.

Image prise sous l'eau après l'attentat à la bombe contre Nord Stream 1
Foto : Blueye Robotics

C'est pourquoi Der Spiegel et ZDF ont affrété le bateau Andromeda une fois que les techniciens criminels du BKA l'ont libéré. Ensemble, six reporters ont suivi le parcours des saboteurs à travers la mer Baltique jusqu'au site d'une des explosions dans les eaux internationales.

Ce voyage n'a pas révélé les secrets de l'attentat, mais il a permis de mieux comprendre ce qui a pu se passer et comment, ce qui est plausible et ce qui ne l'est pas. Et pourquoi les enquêteurs sont si convaincus que les pistes ne mènent plus que dans une seule direction. Vers l'Ukraine.

Ce consensus est en soi frappant, affirment d'autres personnes, en particulier des hommes politiques qui pensent que l'attaque de l'Andromeda pourrait avoir été une opération « sous faux drapeau », c'est-à-dire un attentat fait intentionnellement pour donner l'impression qu'il a été perpétré par quelqu'un d'autre. Tous les indices pointent de manière trop évidente vers Kiev, disent-ils, les indices et les preuves semblent trop parfaits pour être vrais. Selon eux, les Américains, les Polonais et surtout les Russes avaient tous des motifs bien plus puissants que les Ukrainiens pour détruire le gazoduc.

D'autres encore estiment que trop d'incohérences subsistent. Pourquoi les auteurs ont-ils utilisé un voilier loué pour l'opération au lieu d'un navire militaire ? Pourquoi l'Andromeda n'a-t-il pas été simplement sabordé par la suite ? Comment deux ou trois plongeurs ont-ils pu, seuls, faire exploser des pipelines situés à une profondeur d'environ 80 mètres sous le niveau de la mer ?

L'histoire de l'opération est un thriller grotesque, plein d'agents et de missions de services secrets, d'opérations spéciales et de commandos, de méchants et de théoriciens du complot. Une histoire dans laquelle un voilier délabré sur la mer Baltique joue un rôle central.

Dranske, Rügen, 2023 : La recherche

C'est une froide journée de janvier à Dranske, une ville située à l'extrémité nord-ouest de l'île allemande de Rügen, sur la mer Baltique. Les représentants des forces de l'ordre se présentent à 9 h 45 pour la perquisition. Ils sont 13 du BKA et de la police fédérale allemande, dont des experts en informatique légale, un enquêteur de scène de crime et des spécialistes des explosifs. Ce matin, ils ont pour cible les bureaux de Mola Yachting GmbH et annoncent aux employés choqués qu'ils ont un mandat de perquisition pour un bateau qui a été affrété dans les locaux de l'entreprise. L'infraction punissable mentionnée sur le mandat : « Mise en œuvre d'une action explosive, sabotage anticonstitutionnel. »

Ils demandent à savoir où se trouve l'Andromeda. Le responsable technique de Mola leur répond qu'il est en hivernage, à quelques centaines de mètres de là. Il conduit le groupe de représentants des forces de l'ordre par un chemin privé isolé jusqu'à une ancienne installation de l'armée est-allemande, comme l'indique une note confidentielle. L'Andromeda est posé sur cales au sec, et des ouvriers sablent la coque. Les recherches commencent à 11 h 05 et durent trois jours.

Les enquêteurs ont de la chance. Mola n'a pas nettoyé le bateau avant de l'entreposer pour l'hiver, et les saboteurs sont les dernières personnes à avoir affrété le navire. Une bouteille en plastique « avec une étiquette apparemment polonaise » est trouvée à côté de l'évier. Sous la table à cartes se trouve une seule « chaussure pieds nus ». Selon le registre de recherche du BKA, numéro de dossier ST 24-240024/22, les fonctionnaires enlèvent le système de navigation maritime, un modèle appelé Garmin GPSMAP 721.

Le lendemain, la police fédérale fait monter à bord deux chiens renifleurs de bombes, qu'il faut hisser à l'aide d'une sorte de treuil. Ils passent plus d'une heure à flairer à bord de l'Andromède. Avec succès, comme le confirmeront plus tard les experts de la police scientifique en laboratoire. Sur une table située sous le pont et même sur les toilettes, ils parviennent à trouver des traces substantielles d'octogène, un explosif qui fonctionne également sous l'eau.

Depuis la fouille du navire ces jours-ci, en janvier, les enquêteurs allemands sont certains que l'Andromeda est la clé de l'affaire Nord Stream. Enfin, une percée.

Au début de l'enquête, il semblait qu'une telle percée ne se produirait jamais. Les quelques pistes dont disposaient les enquêteurs ne donnaient rien de substantiel et ils n'avaient aucune indication claire sur l'identité des auteurs de l'attentat. Quelques semaines après l'attentat, le BKA a reçu des informations indiquant qu'un voilier était impliqué.

Pour éviter de susciter l'inquiétude et d'attirer l'attention, les enquêteurs ont contacté un à un les loueurs de bateaux de Rostock et des environs, pour finalement se concentrer sur Mola et l'Andromeda.

Ce fut une surprise pour le grand public, d'autant plus que d'autres scénarios semblaient plus probables : des submersibles, des navires spécialisés, au moins un ou deux bateaux à moteur. Mais un simple voilier comme base d'opérations pour l'acte de sabotage le plus important de l'histoire européenne ?

Les fonctionnaires allemands se sont également montrés sceptiques au début. Le procureur général fédéral a commandé une analyse d'expert avec une question claire : « Un tel acte pouvait-il être réalisé avec un yacht tout à fait normal ou fallait-il un navire beaucoup, beaucoup plus grand ? » Telle est la formulation utilisée par Lars Otte, chef adjoint du parquet fédéral, lors d'une session confidentielle de la mi-juin de la commission des affaires intérieures du parlement allemand, le Bundestag. S'adressant aux parlementaires réunis, il a souligné : « L'évaluation de l'expert est la suivante : Oui, c'est également possible avec un yacht tout à fait normal du type envisagé. »

Rostock-Warnemünde, 6 septembre 2022 : L'Andromeda

Le 6 septembre 2022, l'Andromeda flottait sur les vagues avec des dizaines d'autres bateaux dans un port de plaisance du district de Warnemünde, à Rostock, en attendant d'être pris en charge par ses prochains locataires. Depuis une dizaine d'années, il sillonne la mer Baltique tous les deux ou trois jours, avec un nouvel équipage à la barre. L'Andromeda est un Bavaria 50 Cruiser, construit en Bavière en 2012 et souvent qualifié par les marins de « Škoda des mers ». Pas vraiment élégant, mais pratique, un peu comme un break flottant : 15,57 mètres de long et 4,61 mètres de large, il est plutôt abordable pour sa taille.

Sous le pont, il dispose de cinq petites cabines pouvant accueillir un maximum de 12 personnes, si vous n'avez pas peur d'être un peu à l'étroit. Les couchettes doubles mesurent à peine 1,2 mètre de large. En revanche, les espaces de rangement sont nombreux et la kitchenette est relativement spacieuse, avec un réchaud à gaz et une banquette entourant une table à manger vernie. Une plate-forme de baignade peut être rabattue à partir du tableau arrière, ce qui facilite la baignade. Elle est idéale pour les plongeurs avec leur équipement lourd.

Le port de plaisance Hohe Düne se trouve à une dizaine de kilomètres à vol d'oiseau du centre-ville de Rostock. Il s'agit d'un endroit étrange et sans vie, avec un gigantesque hôtel de bien-être et une pizzeria solitaire. De longues jetées s'avancent dans l'eau proposant jusqu'à 920 places, avec une petite structure en bois en plein milieu de la jetée G. Les personnes ayant loué un yacht auprès de Mola Yachting doivent s'inscrire ici, munies d'une pièce d'identité, d'un permis de bateau de plaisance et d'une caution de 1 500 euros.

Le 6 septembre, selon Der Spiegel et ZDF, un équipage s'est présenté à la cabane de Mola en début d'après-midi pour prendre possession de l'Andromeda. Les frais de location avaient apparemment été payés par une agence de voyage de Varsovie appelée Feeria Lwowa, une société qui n'a ni site web ni numéro de téléphone.

Selon le registre du commerce polonais, la société est dirigée par une femme de 54 ans, Nataliia A. qui vit à Kiev. Elle a suivi des études dans le domaine de l'éducation de la petite enfance, mais n'a aucune expérience reconnaissable dans l'industrie du tourisme. Elle possède un numéro de téléphone portable ukrainien. Si vous l'appelez, une femme répond - avant de raccrocher immédiatement lorsque vous vous identifiez comme journaliste. Quelques jours plus tard, un « officier de police » ukrainien a rappelé, menaçant la journaliste de l'accuser de « harcèlement », en invoquant une justification peu convaincante. L'adresse de Feeria Lwowa à Varsovie ne mène à rien non plus. Il n'y a pas de bureau ni d'employés locaux. Il semble qu'il s'agisse d'une société écran.

Qui est Ştefan Marcu ?

Un autre élément va bientôt s'avérer extrêmement difficile pour les enquêteurs : lorsque les saboteurs se sont présentés au siège de Mola pour s'enregistrer en vue de la location de l'Andromeda, ils ont apparemment présenté un passeport roumain. Celui-ci avait été délivré à un certain Ştefan Marcu, comme l'indiquent les documents officiels. Mais qui était-il ? A-t-il quelque chose à voir avec l'attentat ?

C'est en short et en tongs que Marcu ouvre le portail en acier de sa propriété. C'est la mi-juillet, une journée chaude à Goianul Nou, un village de Moldavie situé juste au nord de la capitale Chiᶊinǎu. La frontière ukrainienne n'est même pas à 50 kilomètres d'ici.

Ştefan Marcu est un homme de forte corpulence, au teint hâlé et à la moustache noire, ingénieur à la tête de sa propre entreprise. Une équipe de Der Spiegel et de ZDF, ainsi que des journalistes des réseaux d'investigation Rise Moldova et OCCRP ont réussi à le retrouver. La maison à deux étages où il vit avec sa famille est la plus belle de leur rue. Marcu regarde fixement la note que les journalistes lui montrent et qui porte le numéro 055227683.

Il le reconnaît immédiatement. Il dit qu'il est citoyen de Moldavie, mais que le numéro correspond à son ancien passeport roumain, qui a expiré en octobre de l'année précédente. La dernière fois qu'il a utilisé ce passeport, dit-il, c'était en 2019 pour des vacances en Roumanie et, quelques mois plus tard, pour un voyage en Bulgarie. Il dit ne pas savoir comment son nom s'est retrouvé mêlé à l'histoire du pipeline. C'est la première fois qu'il en entend parler, insiste-t-il. À part les journalistes, personne ne l'a interrogé à ce sujet, dit-il, ni les policiers ni les agents des services de renseignement.

Après avoir reçu son nouveau passeport, dit-il, la femme du bureau a invalidé l'ancien. « Quand je suis rentré chez moi, je l'ai brûlé. Je l'ai jeté dans le four », raconte Marcu.

Mais les données de son passeport, selon les autorités, semblent avoir été utilisées pour produire un autre document, un passeport falsifié qui a ensuite été utilisé pour affréter l'Andromeda. Avec une nouvelle photo. Cette photo n'est pas celle de Ştefan Marcu, le sexagénaire moldave, mais celle d'un jeune homme d'une vingtaine d'années au regard pénétrant et à la coupe de cheveux militaire. L'homme sur la photo est très probablement Valeri K., originaire de la ville ukrainienne de Dnipro. Il sert apparemment dans la 93e brigade mécanisée de l'armée ukrainienne.

Wiek, Rügen, 7 septembre 2022 : Une halte dans le nord de Rügen

Il n'est pas possible de déterminer avec précision quand les saboteurs ont quitté le port de plaisance de Hohe Düne. Mais dès le lendemain, le 7 septembre, ils ont fait leur première escale à 60 milles nautiques de là, à Wiek, un minuscule port situé sur la côte nord de Rügen. En temps normal, cette escale fait partie d'un long mais idyllique voyage à la voile le long de la côte du Mecklembourg-Poméranie occidentale, en passant par la péninsule de Fischland-Darss et l'île de Hiddensee.

Il faut environ 12 heures à l'équipe de reporters pour parcourir cette première étape du voyage, par un temps agréable de mi-juillet et une mer calme. Sur la majeure partie de cette distance, Andromeda est propulsé par son moteur, à une vitesse relativement constante de 7 à 8 nœuds. Par vent fort, lorsque la grand-voile peut être déployée sur le mât de 22 mètres de haut en même temps que le foc, le navire peut atteindre une vitesse de 10 à 11 nœuds.

Contrairement à Warnemünde, Wiek est un endroit solitaire et isolé, très différent du port de plaisance très fréquenté de Rostock. Les personnes souhaitant charger leur bateau à Rostock doivent pousser une charrette à bras sur de longues jetées, en passant devant des dizaines d'autres bateaux et d'équipages. À Wiek, en revanche, il est possible de conduire un camion de livraison jusqu'à l'un des rares postes d'amarrage suffisamment grands pour accueillir un navire de la taille d'Andromeda.Lorsque le skipper du voyage de DER SPIEGEL/ZDF a appelé pour réserver un emplacement, le capitaine du port lui a demandé : « Voulez-vous le même emplacement que celui de DER SPIEGEL/ZDF ? Voulez-vous la même place que les terroristes ? »

Pourtant, lors de notre visite, les employés de la marina se montrent réticents à parler de l'Andromeda et de son escale, du moins pas de manière officielle. L'un des employés qui se souvient clairement de l'escale du voilier et qui a traité directement avec l'équipage déclare que les personnes à bord semblaient en bonne forme physique et familières les unes avec les autres, et qu'elles parlaient une langue qu'il ne connaissait pas.

L'équipage était composé de cinq hommes et d'une femme, raconte le capitaine du port, qui a rempli le réservoir de carburant de l'Andromeda pour les saboteurs. C'était lors de la deuxième escale du bateau à Wiek, sur le chemin du retour vers Warnemünde. Il a noté le montant payé pour le gazole dans un carnet noir, le même que celui qu'il utilise pour enregistrer le carburant acheté par l'équipe de reporters.

En feuilletant son carnet, le capitaine de port trouve deux entrées qui pourraient correspondre au gazole acheté par l'équipe de saboteurs : l'une de 665,03 euros et l'autre de 1309,43 euros, respectivement les 22 et 23 septembre. Or, il se souvient qu'en plus de remplir le réservoir du bateau, on lui a demandé de remplir plusieurs bidons. L'un des hommes a payé le carburant en espèces, en sortant de sa poche un nombre impressionnant de grosses coupures en euros, mais il n'a pas laissé de pourboire.

Christiansø, 18 septembre 2022 : Sur les îles Pea

Après la première escale à Wiek, l'Andromeda a disparu pendant une longue période. Grâce au compteur, les enquêteurs ont déterminé que l'équipage ne naviguait pas à la voile et utilisait plutôt le moteur. Une dizaine de jours plus tard, le navire est apparemment réapparu au large de l'île de Christiansø, qui n'est guère plus qu'un rocher émergeant des flots près de Bornholm, si petit qu'on l'appelle parfois l'île Pea [petit pois, NdT]. Le port s'étend joliment sous des fortifications construites en 1684. L'île, située à l'extrême est du Danemark, ne compte guère plus d'une centaine d'habitants, mais c'est une destination populaire pour les excursionnistes qui partent de l'île de vacances de Bornholm pour un déjeuner de kryddersild.

On peut toutefois affirmer que les saboteurs n'étaient pas là pour les harengs marinés : Christiansø est le port le plus proche du site des explosions. Selon Søren Andersen, un voilier de location ne se fait pas remarquer, car près de 50 bateaux entrent et sortent les jours d'affluence. Chef de l'administration de ces minuscules îles, Andersen est assis au milieu de portraits de la famille royale danoise, dans un bâtiment au crépi blanc dont la porte verte est en bois et sur laquelle on peut lire « Politi », police. « En décembre, la police danoise nous a demandé de partager toutes les données portuaires du 16 au 18 septembre 2022 », explique Andersen.

Kolobzeg, Pologne, 19 septembre 2022 : Une inspection en Pologne

C'est alors que le commando à bord de l'Andromeda a fait un bref détour - directement vers le sud, en Pologne. Le 19 septembre, une semaine exactement avant l'explosion des oléoducs, l'Andromèeda a accosté à Kołobrzeg, en Pologne, une station balnéaire de la mer Baltique connue pour ses sources salines et habituellement bondée de touristes pendant les mois d'été. Et de voiliers. L'Andromeda n'est resté que 12 heures.

La Pologne a toujours été l'un des plus fervents opposants à Nord Stream 2 et a demandé avec véhémence, pendant plusieurs années, l'arrêt du projet. Varsovie a longtemps considéré la dépendance de l'Allemagne à l'égard de l'énergie de Moscou comme une menace existentielle. Il serait juste de dire que la Pologne avait tout intérêt à éliminer une fois pour toutes cette menace pour sa sécurité au large de ses côtes.

En mai, des enquêteurs allemands se sont rendus en Pologne pour une « réunion au niveau des bureaux des procureurs chargés de l'enquête », comme cela a été décrit plus tard. L'une des questions abordées lors de cette réunion était de savoir si les saboteurs avaient reçu un soutien quelconque pendant leur séjour à Kołobrzeg, que ce soit sous la forme de matériel ou de personnel. Ils voulaient savoir si le port avait pu être utilisé comme plaque tournante logistique.

Le procureur, responsable à Dantzig, du département de la criminalité organisée et de la corruption, nie avec véhémence un tel scénario lorsqu'on lui pose la question. « Il n'y a absolument aucune preuve de l'implication d'un citoyen polonais dans l'explosion des gazoducs Nord Stream, déclare-t-il. L'enquête a révélé que pendant le séjour dans un port polonais, aucun objet n'a été chargé sur le yacht ». En fait, note-t-il, « l'équipage du yacht a été contrôlé par les fonctionnaires polonais chargés du contrôle des frontières » parce qu'il avait éveillé des soupçons. Peut-être à cause des documents falsifiés utilisés par l'équipage ? Quoi qu'il en soit, les fonctionnaires chargés du contrôle des frontières ont pris note des informations personnelles présentées par les membres de l'équipage.

55° 32′ 27″ Nord, 15° 46′ 28.2″ Est, 20 septmbre 2022 : Les pipelines

Le 20 septembre, l'Andromeda avait déjà quitté Kołobrzeg. À cette date, les explosifs avaient probablement déjà été posés et équipés de détonateurs programmés. Christiansø, le port d'escale précédent du voilier, est en tout cas le plus proche du site principal de détonation. Il est situé à seulement 44 kilomètres - moins de trois heures de voyage vers le nord-est - aux coordonnées de 55° 32′ 27″ nord et 15° 46′ 28.2″ est.

La mer Baltique devient plutôt solitaire à l'est des îles Pea. Il y a moins de ferries, moins de pétroliers et pas beaucoup de voiliers non plus. Sur des kilomètres, il n'y a que de l'eau et du ciel.

Il y a cependant quelque chose à voir sur le sonar, à environ 80 mètres de profondeur : quatre tuyaux, d'un diamètre intérieur de 1,15 mètre chacun, enveloppés d'une couche de béton de 11 centimètres qui les maintient au fond de la mer, et d'une couche de protection contre la corrosion. En dessous, quatre centimètres d'acier et un revêtement pour garantir que le gaz naturel circule plus librement pendant son long voyage de la Russie à l'Allemagne.

Nordstream 1 part de la ville russe de Vyborg, traverse le golfe de Finlande et passe sous la mer Baltique avant d'atteindre la ville allemande de Lubmin, située près de la ville universitaire de Greifswald.

Le double gazoduc mesure 1224 kilomètres de long et se compose de 200 000 segments individuels, dont la plupart ont été produits par Europipe à Mühlheim, en Allemagne. Pendant la construction, 15 trains de marchandises par semaine sont arrivés au port de ferry de Sassnitz, où les segments de tuyaux ont été chargés sur un navire. Le projet a coûté 7,4 milliards d'euros, dont la majeure partie a été payée, directement ou indirectement, par l'État russe.

Entré en service en 2012, il achemine vers l'Allemagne près de 60 milliards de mètres cubes de gaz naturel provenant des gisements russes de Yuzhno-Russkoye et Shtokman, situés sur la mer de Barents. En 2018, le gazoduc représentait 16 % de l'ensemble des importations de gaz naturel de l'Union européenne. Nord Stream 1 était l'un des gazoducs les plus importants au monde.

Au printemps 2018, des dragues ont de nouveau navigué dans la baie de Greifswald pour faire place au Nord Stream 2, également un double gazoduc. Celui-ci commence un peu plus au sud, dans la ville d'Ust-Luga, située dans l'oblast de Leningrad - mais il est en grande partie parallèle au premier gazoduc. Il était prévu d'acheminer 55 milliards de mètres cubes de gaz naturel russe par an vers l'Allemagne. Ensemble, les deux gazoducs étaient capables de transporter bien plus que ce que l'Allemagne consommait chaque année. La plupart des Allemands étaient favorables au nouveau projet de gazoduc, aveuglés par la dépendance croissante de leur pays à l'égard de Moscou en raison du prix bon marché du gaz russe. Une enquête réalisée en 2021 auprès de sympathisants de tous les partis politiques a révélé qu'en moyenne 75 % des Allemands étaient favorables à Nord Stream 2.

En revanche, les experts en politique de sécurité et de nombreux alliés internationaux de l'Allemagne étaient consternés. Selon eux, le Nord Stream 1 avait déjà lié l'Allemagne beaucoup trop étroitement à la Russie. Et maintenant, Berlin veut importer encore plus d'énergie de l'empire de Vladimir Poutine ? Les Américains, en particulier, ont manifesté leur opposition au projet. En effet, Washington estimait que le Nord Stream 2 était si dangereux qu'il a averti l'Allemagne que sa réalisation nuirait considérablement aux relations germano-américaines.

L'Ukraine était également radicalement opposée au nouveau gazoduc. D'importantes quantités de gaz naturel russe sont acheminées vers l'Europe occidentale par des gazoducs terrestres traversant le territoire ukrainien. Un deuxième gazoduc sous la Baltique rendrait obsolète une partie du réseau ukrainien. Kiev considère Nord Stream comme une menace directe pour le pays.

En septembre 2021, Nord Stream 2 a été achevé, mais il n'est pas entré en service. Quelques mois plus tard, l'invasion de l'Ukraine par la Russie a mis fin au débat politique et a poussé l'Allemagne à s'affranchir le plus rapidement possible de sa dépendance à l'égard des importations d'énergie en provenance de Russie. Le plan initial prévoyait de continuer à importer du gaz naturel par l'intermédiaire de Nord Stream 1 pendant un certain temps, mais le second gazoduc était pratiquement mort dans l'eau.

Pour l'instant, du moins. Mais la politique peut être capricieuse, les consommateurs et l'industrie sont friands d'énergie bon marché et Poutine n'est pas éternel, n'est-ce pas ? Les quatre tuyaux reposent sur le fond marin, prêts à être remis en service le moment venu.

26 septembre 2022 : Explosions en mer Baltique

Le 26 septembre à 2h03 du matin, une onde de choc a déferlé sur le fond de la mer Baltique, suffisamment puissante pour être enregistrée par les sismographes suédois à des centaines de kilomètres de là. La soudure entre deux segments de la conduite A de Nord Stream 2 a été déchiquetée. Il s'agissait d'un clivage précis, probablement causé par une quantité relativement faible d'un explosif spécialisé parfaitement placé : l'octogène. C'est exactement le même explosif dont les experts médico-légaux trouveront plus tard des traces à bord de l'Andromeda. L'explosion a d'abord creusé une brèche d'environ 1,5 mètre dans le tuyau, mais le gaz qui s'en est échappé a agrandi la brêche.

Dix-sept heures plus tard, à 19 h 04, une nouvelle onde de choc s'est produite, cette fois à 75 kilomètres au nord. Elle était beaucoup plus forte et il y a eu plusieurs explosions. Au-dessus de l'eau, le souffle étouffé peut être entendu à plusieurs kilomètres de distance. Cette fois, les deux conduites du Nord Stream 1 ont été détruites : un tronçon de 200 mètres de la conduite A et un tronçon de 290 mètres de la conduite B. Une visualisation en 3D basée sur des images de caméras sous-marines et des relevés de sonar montre de profonds cratères, des tas de décombres et des morceaux de conduites dépassant en diagonale du fond de la mer.

Au départ, personne ne savait à quel point la situation était dramatique, pas même les exploitants des deux gazoducs, Nord Stream AG et Nord Stream 2 AG. Ces deux sociétés sont détenues majoritairement par le géant russe du gaz naturel Gazprom. Dans un premier temps, elles n'ont enregistré qu'une baisse drastique de la pression dans les gazoducs, mais les techniciens, tout comme les représentants militaires de la région, se sont immédiatement inquiétés de ce qui pouvait se passer. Le 27 septembre au matin, un chasseur danois F-16 a découvert d'étranges bulles à la surface de l'eau, et l'armée danoise a publié les premières images dans l'après-midi : du gaz naturel remontant du fond de la Baltique avait formé des cercles de bulles de 1 000 mètres de diamètre à la surface de l'eau, non loin de Bornholm.

Il n'est pas encore possible de dire avec une totale certitude comment les auteurs ont procédé. Mais les conclusions de l'enquête internationale permettent de reconstituer en grande partie ce qui s'est passé. Les données des stations de surveillance géologique, les vidéos et les données sonar du fond marin fournissent des indices supplémentaires. Ces données proviennent d'une équipe de cameramen suédois et de Greenpeace, qui ont tous deux lancé leurs propres enquêtes à l'aide d'appareils sous-marins. Pour les experts, les informations publiquement disponibles dressent un tableau largement cohérent, selon lequel le groupe de saboteurs était probablement composé de six personnes - cinq hommes et une femme. Il s'agit probablement d'un capitaine, de plongeurs, d'assistants de plongée et peut-être d'un médecin.

Selon d'anciens militaires et plongeurs professionnels, l'opération aurait été possible, bien que difficile, avec une telle équipe. « Il fait nuit noire, il fait froid et il y a des courants », explique Tom Kürten. En tant que plongeur technique et chef d'expédition, il inspecte les épaves au fond de la mer Baltique depuis de nombreuses années. Avec l'équipement adéquat, il est possible de plonger à des profondeurs de 100 mètres ou plus, et il pense qu'il serait impossible de localiser les pipelines sans assistance technique. En effet, avec un petit DownScan, un appareil sonar, ce serait relativement simple, dit-il. Et une fois l'endroit identifié, il suffit de jeter à la mer une « ligne de tir », une corde munie d'un poids à l'extrémité qui guide les plongeurs dans les profondeurs.

Pour les plongées difficiles, Kürten utilise également un recycleur, qui recycle l'air expiré et le réapprovisionne en oxygène pour la prochaine respiration. L'avantage est qu'il n'y a pas besoin de bouteilles et que ces appareils produisent moins de bulles, ce qui peut être utile si l'on veut éviter de se faire remarquer. Cependant, une telle opération prend du temps. Pour 20 minutes de travail à 80 mètres de profondeur, il faut compter au total trois heures de plongée, estime Kürten. Lors de la remontée, des paliers de décompression sont indispensables pour que le corps puisse s'adapter de la pression élevée des fonds marins à la pression plus faible de la surface. Il s'agit d'une entreprise assez complexe, mais certainement possible au cours d'un long voyage.

La conduite s'est déchirée sur une longueur d'environ 100 mètres. Une charge dite « cutter » a probablement été utilisée, directement sur un joint soudé.

Plus tard, lorsque les enquêteurs allemands ont entrepris un examen plus approfondi des sites de détonation, des spécialistes de la division maritime de l'unité des forces spéciales allemandes GSG 9 ont plongé pour jeter un coup d'œil.

Quoi qu'il en soit, l'opération n'aurait pas pu être réalisée par des plongeurs amateurs - ni par des marins amateurs. Lorsque l'équipe de reporters de l'Andromeda est arrivée sur le site au-dessus duquel les explosions ont eu lieu, un vent de force 5 ou 6 soufflait, il pleuvait et la houle était importante. En d'autres termes, des conditions météorologiques normales en mer Baltique, dans lesquelles il est difficile de maintenir un voilier au même endroit. D'après les données météorologiques, la mi-septembre 2022 a connu des conditions similaires pendant plusieurs jours, bien que le temps ait été plus calme avant et après.

L'expert en explosifs Fritz Pfeiffer a rédigé une expertise pour Greenpeace concernant la puissance destructrice potentielle des détonations, car le groupe écologiste souhaitait connaître l'ampleur des dégâts réellement causés au gazoduc et les conséquences pour l'environnement.

Sur les images sous-marines du Nord Stream 1, Pfeiffer a identifié des cratères qui, selon lui, ont été créés par la détonation de grandes quantités d'explosifs à proximité du gazoduc. Les enquêteurs pensent cependant que moins de 100 kilogrammes d'explosifs ont été utilisés et que la libération soudaine du gaz naturel sous haute pression a causé la plupart des dégâts.

Non loin des longues sections de conduites détruites appartenant au Nord Stream 1, la conduite A du Nord Stream 2 a été attaquée une seconde fois - la même conduite qui avait déjà été sectionnée 17 heures plus tôt, plus au sud. La conduite s'est déchirée sur une longueur d'environ 100 mètres. Une charge dite « cutter » a probablement été utilisée, directement sur un joint soudé. Pfeiffer estime que huit à douze kilogrammes d'octogène seulement auraient été nécessaires pour une telle explosion.

La conduite B du Nord Stream 2, quant à elle, n'a subi aucun dommage et pourrait être facilement remise en service aujourd'hui encore. Mais pourquoi les auteurs de l'attentat ont-ils laissé l'une des quatre conduites intacte ? Il semblerait que les saboteurs aient confondu les conduites A et B du Nord Stream 2 dans l'obscurité et qu'ils aient involontairement attaqué deux fois la même conduite.

Quoi qu'il en soit, les experts semblent s'accorder sur un fait marquant : des sous-marins spécialisés ou télécommandés n'ont pas été nécessaires à l'opération. Mais il y a plusieurs questions auxquelles aucune réponse n'a encore été apportée. Comment les bombes ont-elles explosé ? Pourquoi s'est-il écoulé autant de temps entre la première explosion et les trois suivantes ? Certains experts pensent qu'ils ont pu avoir des difficultés à activer les explosifs, soit par un détonateur retardé, soit par un détonateur à distance.

Pays-Bas, juin 2022 : Les avertissements

L'attentat aurait peut-être pu être évité dès le départ. Après tout, il ne s'agit pas d'une surprise totale. Il avait été annoncé en détail plusieurs mois auparavant. Mais l'avertissement n'a pas été pris suffisamment au sérieux aux bons endroits.

En juin 2022, le Bundesnachrichtendienst (BND), le service de renseignement extérieur allemand, a reçu une dépêche cryptée et strictement confidentielle d'un service de renseignement allié. De telles dépêches sont loin d'être une anomalie, mais celle-ci contenait un avertissement clair. Elle émanait de l'agence de renseignement militaire néerlandaise, connue sous le nom de MIVD pour son expertise des techniques de cyberguerre russes. Cette fois-ci, cependant, les informations alarmantes de l'agence semblaient provenir d'un agent humain à Kiev.

Les Néerlandais en ont également informé la CIA qui, par prudence, l'a également transmise aux Allemands.

La dépêche confidentielle évoque une attaque contre les gazoducs Nord Stream. Le plan prévoyait que six commandos ukrainiens, dissimulés sous de fausses identités, affrètent un bateau, plongent au fond de la mer Baltique avec du matériel spécialisé et fassent exploser les canalisations. Selon les informations, les hommes étaient sous le commandement du commandant en chef ukrainien Valerii Zaluzhnyi, mais le président Volodymyr Zelenskyy n'avait apparemment pas été informé du plan. L'attaque devait apparemment avoir lieu pendant l'exercice Baltops de l'OTAN sur la mer Baltique. Le contenu de la dépêche secrète a été rapporté par le Washington Post au début du mois de juin.

Le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy (à gauche) et le commandant en chef des forces armées Valerii Zaluzhnyi (à droite)
Foto : Présidence ukrainienne / ZUMA Wire / IMAGO

Le BND a transmis l'avertissement à la chancellerie, mais au siège du gouvernement allemand, il a été jugé non pertinent. Après tout, il n'est arrivé à la chancellerie qu'après la fin de la manœuvre de l'OTAN, et il ne s'est rien passé. C'est pourquoi personne n'a tiré la sonnette d'alarme, explique l'une des rares personnes à avoir pris connaissance de l'avertissement lorsqu'il est arrivé. La plupart des responsables allemands de la sécurité estimaient que les informations contenues dans la dépêche étaient inexactes.

En conséquence, aucune mesure de protection n'a été mise en place, aucune enquête supplémentaire n'a été entreprise et aucune préparation n'a été faite pour prévenir un éventuel attentat à une date ultérieure. La police fédérale, la marine allemande et les centres antiterroristes n'ont même pas eu connaissance de l'alerte.

L'agence allemande chargée de la surveillance de Nord Stream n'en a pas non plus eu connaissance.

Le 26 septembre au petit matin, Klaus Müller, président de l'Agence fédérale des réseaux, a reçu un appel téléphonique. Son agence est responsable de la régulation des réseaux d'électricité et de gaz naturel en Allemagne. Christoph von dem Bussche, directeur de la société Cascade, qui exploite 3 200 kilomètres de gazoducs allemands, était au bout du fil. Selon des sources berlinoises, Bussche a dit à Müller que l'un des gazoducs Nord Stream venait de subir une perte de pression inexplicable.

Washington a soigneusement approché Kiev avec un message clair : Ne le faites pas ! Annulez l'opération !

Le directeur de l'Agence fédérale des réseaux a dû immédiatement comprendre l'importance de cet appel téléphonique. Il a appelé le ministre allemand de l'Economie, Robert Habeck.

Ce dernier, qui est également vice-chancelier, a été le premier membre du cabinet à être informé de l'attaque contre les gazoducs. Des sources indiquent qu'il a été tout aussi surpris que Müller. Ni l'un ni l'autre n'avaient apparemment eu connaissance de l'avertissement reçu trois mois auparavant.

Il n'avait apparemment pas non plus été discuté au sein du cabinet de sécurité allemand, le petit groupe de ministres qui se réunit régulièrement à la Chancellerie depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Pourtant, Müller est la première personne qui aurait dû être informée des risques accrus posés par le gazoduc : il est chargé de veiller au bon fonctionnement des nombreux gazoducs allemands et de les protéger si nécessaire.

Les États-Unis, en revanche, sont apparemment entrés en action dès l'été 2022, même si les Américains n'ont pas fait confiance à la source néerlandaise dans un premier temps. Washington a soigneusement approché Kiev avec un message clair : Ne faites pas ça ! Annulez l'opération ! L'hebdomadaire allemand Die Zeit et la chaîne publique ARD ont été les premiers à faire état de l'avertissement de Washington à Kiev. Mais le message des Américains n'a apparemment pas été pris au sérieux. Peut-être Washington manquait-il d'un peu de crédibilité, d'autant plus qu'il avait clairement fait savoir par le passé qu'il était profondément opposé aux gazoducs reliant l'Allemagne et la Russie.

Y a-t-il eu d'autres informations qui n'ont pas été communiquées ? Les agents du renseignement militaire néerlandais, bien informés, en savaient-ils encore plus qu'ils ne l'ont dit, notamment sur les personnes qui devaient se trouver à bord du navire et peut-être même sur l'unité ukrainienne d'où elles provenaient ? Si c'est le cas, ces informations ne sont plus disponibles. Les enquêteurs allemands doivent donc assembler les pièces du puzzle par leurs propres moyens.

À la recherche d'indices en Ukraine

L'une des pistes provient du passeport falsifié de Ştefan Marcu. Et de l'homme dont la photo figure apparemment sur ce document : Valeri K.

En juin, Lars Otte, le procureur fédéral, a déclaré aux membres de la commission des Affaires intérieures du Bundestag que les enquêteurs avaient pu « presque certainement identifier une personne qui pourrait avoir participé à l'opération. »

La piste nous mène dans une grande ville du centre de l'Ukraine, dans un abominable immeuble résidentiel préfabriqué de l'ère soviétique, à la périphérie de Dnipro. La structure comporte huit entrées à l'odeur pas tout à fait de rose, un bar et une supérette appelée Stella au rez-de-chaussée.

Au troisième étage de la première entrée se trouve un appartement enregistré au nom du père de Valeri K. Il s'appelle lui aussi Valeri - et tous deux sont militaires, disent les voisins.

Personne n'ouvre la porte, malgré des coups répétés. Au lieu de cela, les voisins, un couple marié âgé, jettent un coup d'œil à l'extérieur. Ils disent que les Valeri vivent en fait dans l'immeuble voisin et qu'ils proposent à la location cet appartement. La grand-mère de Valeri K., le plus jeune, travaillait chez Stella et a suggéré d'y faire un tour.

L'intérieur du magasin est étouffant et sent le poisson séché. La vendeuse précise que la grand-mère est aujourd'hui concierge de l'immeuble voisin. Cinq minutes plus tard, Lyubov K. pose son balai et s'assoit sur un banc. C'est une petite femme aux cheveux teints en rouge qui parle russe. Elle dit qu'elle ne veut pas parler à la presse, mais reste assise sur le banc. Lorsqu'on lui demande si son petit-fils Valeri est dans l'armée, elle répond « Oui ». Que fait-il là-bas ? « Je ne sais pas. Elle précise toutefois que son fils et son petit-fils n'ont été appelés sous les drapeaux que quelques mois auparavant. La conversation reste brève et se termine par l'affirmation de la grand-mère que son petit-fils n'aurait pas pu être à bord de l'Andromeda parce qu'il n'a pas de passeport et qu'il ne peut pas voyager à l'étranger. »

Une autre voisine, une retraitée aux boucles grises et portant une chemise bleue, est plus bavarde. Son fils, dit-elle, est allé à l'école avec Valeri senior et ils ont également travaillé ensemble. Tous deux avaient trouvé un emploi sur un chantier naval en Turquie plusieurs années auparavant.

La voisine raconte que Valeri senior s'est ensuite engagé dans une voie professionnelle totalement différente, en faisant traverser la Méditerranée à des migrants à bord d'un voilier. Mais l'opération a été démantelée et les Ukrainiens impliqués ont été arrêtés. La voisine affirme que le jeune Valeri K. n'était pas impliqué.

Les voisins n'ont pas grand-chose à dire sur lui. Sa présence sur les médias sociaux est également limitée, apparemment à VK, un clone de Facebook qui est populaire en Ukraine et en Russie.

La chose la plus frappante à propos du jeune Valeri K. est qu'il est un adepte de l'organisation de jeunesse ouvertement nationaliste VGO Sokil. Cette organisation propose aux jeunes hommes une formation au tir et à la plongée.

Son profil VK actif le plus récent porte le nom de « Chechen from Dnipro » (Tchétchène de Dnipro) et est lié à un numéro de téléphone. Si vous entrez le numéro dans une application comme Getcontact, vous pouvez voir les noms sous lesquels le numéro est enregistré dans les listes de contacts d'autres personnes. Parmi les noms du numéro de Valeri, on trouve : « K. 93rd Brigade. »

Des pistes mènent également à sa petite amie de longue date, Inna H. Les deux ne sont apparemment plus ensemble, mais ils ont eu un fils ensemble. La mère et l'enfant ne vivent plus à Dnipro, mais dans la ville allemande de Francfort-sur-l'Oder.

Ils vivent dans un immeuble gris à quelques centaines de mètres de la frontière polonaise. Un certain nombre de réfugiés ukrainiens vivent dans l'immeuble, dont plusieurs membres de la famille de Valeri K. : Inna H., l'ex-petite amie qui est la mère de son fils, sa jeune sœur Anya K. et, apparemment, sa grand-mère maternelle Tetyana H.

En mai, ils ont reçu la visite de la police, qui a fouillé l'appartement. Un échantillon d'ADN du fils de Valeri K. a alors été comparé aux traces trouvées sur l'Andromède. Mais il n'y a pas eu de correspondance.

Inna H. vit à l'un des étages supérieurs de l'immeuble, mais c'est une dame âgée qui ouvre la porte lorsqu'une équipe de journalistes de Der Spiegel sonne à la porte. Elle ne donne pas son nom, mais elle ressemble à la grand-mère, Tetjana H., sur les photos. Elle ne veut pas parler aux journalistes.

Si les gens ont quelque chose à dire, dit-elle, ils doivent en discuter avec les autorités.

Interrogée sur les accusations portées contre Valeri K., elle se contente de dire : « Nous sommes une famille simple, les Allemands nous ont sauvés. Pourquoi voudrions-nous leur faire du mal ?. »

Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Mechenheim : Peu de doutes

Officiellement, les responsables politiques et le bureau du procureur fédéral s'abstiennent encore de tirer des conclusions. À l'heure actuelle, il n'est pas possible d'affirmer « qu'il s'agit d'une opération contrôlée par l'Ukraine », déclare le procureur fédéral Otte. « À cet égard, l'enquête se poursuit, elle reste en grande partie sous le sceau du secret. »

En coulisses, cependant, les déclarations sont plus claires. Les enquêteurs du BKA, de la police fédérale et du parquet fédéral n'ont plus guère de doutes quant à la responsabilité d'un commando ukrainien dans l'explosion des oléoducs. Selon eux, un nombre impressionnant d'indices pointent vers l'Ukraine. À commencer par Valeri K., les adresses IP des courriers électroniques et des appels téléphoniques, les données de localisation et de nombreux autres indices encore plus clairs qui ont été gardés secrets jusqu'à présent. Un haut fonctionnaire affirme que l'on en sait beaucoup plus que ce qui a été dit publiquement. Selon les sources de Der Spiegel, les enquêteurs sont certains que les saboteurs se trouvaient en Ukraine avant et après l'attaque. En effet, l'image globale formée par les énigmes des informations techniques est devenue très claire.

Et les motifs possibles semblent également clairs pour les cercles de sécurité internationaux : selon eux, l'objectif était de priver Moscou d'une importante source de revenus pour financer la guerre contre l'Ukraine. Et, dans le même temps, de priver une fois pour toutes Poutine de son principal instrument de chantage contre le gouvernement allemand.

Mais des questions cruciales restent sans réponse. À quel niveau l'attaque a-t-elle été ordonnée et qui en avait connaissance ? S'agissait-il d'une opération de renseignement dont les dirigeants politiques de Kiev n'ont eu connaissance que plus tard ? Ou est-ce le résultat d'un commando agissant de son propre chef ? Ou s'agissait-il d'une opération militaire à laquelle participait l'état-major ukrainien ? Les experts du renseignement et de la politique de sécurité considèrent toutefois qu'il est peu probable que le président ukrainien Zelenskyy ait été impliqué : dans les cas de sabotage, les dirigeants politiques sont souvent délibérément tenus dans l'ignorance afin de pouvoir nier de manière plausible toute connaissance ultérieure. Au début du mois de juin, lorsque les premiers indices de l'implication possible de Kiev ont été révélés, Zelensky a fermement nié toute implication. « Je suis le président et je donne des ordres en conséquence », a-t-il déclaré. « Rien de tel n'a été fait par l'Ukraine. Je n'agirais jamais de la sorte. »

En tout état de cause, il s'agit d'un sujet difficile pour le BKA, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan pratique. Les enquêteurs criminels allemands ne peuvent pas mener d'enquêtes en Ukraine, et on ne s'attend pas à ce que Kiev leur apporte un grand soutien. Les autorités allemandes ont également hésité à présenter une demande d'assistance juridique à l'Ukraine, car cela les obligerait à révéler ce qu'elles savent. Cela pourrait donner à l'Ukraine l'occasion de dissimuler toute trace éventuelle et de protéger les responsables. À la question de savoir s'il y aura un jour des mandats d'arrêt, un fonctionnaire au fait des événements répond : « Beaucoup de patience sera nécessaire. »

« Tout le monde évite la question des conséquences. » - Un haut fonctionnaire du gouvernement allemand

Un commando ukrainien a mené une attaque contre les infrastructures critiques de l'Allemagne ? Depuis des mois, les fonctionnaires de la chancellerie à Berlin discutent intensément de la manière de traiter les résultats sensibles de l'enquête. Le chancelier Olaf Scholz a également débattu des conséquences possibles avec ses plus proches conseillers. Bien sûr, ils n'ont pas beaucoup d'options à leur disposition. Un changement de cap en matière de politique étrangère ou l'idée de confronter Kiev aux résultats de l'enquête semblent impensables.

La situation a changé en mars, lorsque le New York Times, le quotidien allemand Die Zeit et le radiodiffuseur public berlinois RBB ont pour la première fois fait état de preuves pointant vers l'Ukraine. Un peu plus tard, le journal Süddeutsche Zeitung a également publié sa propre enquête. Peu après, Jens Plötner, conseiller de la chancelière, a ouvertement abordé ces articles lors d'un appel téléphonique avec Andriy Yermak, l'un des plus proches confidents du président Vlodymyr Zelensky. La réponse était claire : Yermak a apparemment assuré aux Allemands que le gouvernement ukrainien n'était pas impliqué dans le complot et qu'aucun membre de l'appareil de sécurité n'en connaissait l'auteur.

Peu de gens à Berlin veulent réfléchir dès maintenant aux mesures à prendre si l'implication des services de l'État ukrainien est prouvée. D'une part, l'Allemagne ne peut se contenter d'ignorer un crime aussi grave. D'autre part, il n'est pas envisageable de suspendre le soutien apporté à l'Ukraine dans sa guerre contre la Russie. « Tout le monde évite la question des conséquences », déclare un député d'un parti membre de la coalition gouvernementale allemande.

Le fait que des hommes politiques qui, en temps normal, pourraient au moins s'exprimer officieusement, restent silencieux et ignorent tout simplement les questions, montre à quel point la situation est délicate. Les questions sur la situation concernant l'attaque du gazoduc Nord Stream - dans les ministères, au siège des partis et dans les bureaux parlementaires - pour savoir comment elle est discutée au sein des partis ou si le gouvernement réfléchit déjà à des scénarios pour le cas où les dirigeants ukrainiens auraient été au courant de l'opération, ne mènent nulle part.

« Non », déclare Irene Mihalic, première secrétaire parlementaire du parti des Verts, « il n'y a eu pratiquement aucune discussion sur le sujet avant les vacances législatives d'été ». Elle affirme que son parti attendra les résultats des enquêtes, et que toute autre chose serait pure spéculation.

En effet, les informations dont disposent les parlementaires dans cette affaire sont elles aussi extrêmement minces. D'une part, le procureur fédéral ne fournit naturellement que peu d'informations sur les enquêtes en cours. D'autre part, et c'est plus important, le gouvernement fédéral garde le secret sur toutes les conclusions. Même la plupart des membres du cabinet de Scholz ainsi que les députés de la commission parlementaire de contrôle, chargée de surveiller le travail des services de renseignement, ne savent pas grand-chose de plus que ce qui a été rapporté publiquement au sujet de l'attentat.

Le chancelier allemand Olaf Scholz (à gauche) et le chef de la chancellerie Wolfgang Schmidt
Photo : Clemens Bilan / EPA-EFE

Le gardien des flux d'informations se trouve au septième étage de la Chancellerie, diamétralement opposé à Olaf Scholz. Wolfgang Schmidt, le plus proche confident du chancelier et chef de la Chancellerie, entretient des contacts intensifs avec les enquêteurs. Il est également informé chaque semaine par les services de renseignement et n'hésite pas à décrocher le téléphone pour faire ses propres recherches. Lorsqu'on lui pose la question, Schmidt déclare qu'il ne souhaite pas faire de commentaires sur l'affaire Nord Stream.

Des sources au sein de l'enquête se disent étonnées par le niveau d'intérêt que le chef de la chancellerie a manifesté à l'égard de l'évolution de la procédure. En même temps, Berlin ne semble pas vouloir faire la lumière sur cette attaque sans précédent contre l'épine dorsale de l'approvisionnement énergétique de l'Allemagne, et ce dans les plus brefs délais.

Les enquêteurs

Le BKA a trois bureaux principaux. L'un est situé à Wiesbaden, où les enquêteurs s'occupent de la criminalité organisée, des infractions liées aux stupéfiants, des recherches ciblées, etc. Un autre, à Berlin, sert de siège à ses experts sur des questions telles que le terrorisme islamiste. Enfin, il y a celui de Meckenheim, près de Bonn, dans un bâtiment gris des années 1970, en forme de boîte, entouré de vergers et de champs, avec des couloirs carrelés de rouge à l'intérieur. C'est là que doit être résolu l'un des crimes les plus sensationnels de l'histoire criminelle allemande, et cela ressemble à une école rurale quelconque.

C'est là que se trouve le département de protection de l'État du BKA, où travaillent les enquêteurs chargés d'élucider les crimes à motivation politique : attentats, assassinats, espionnage et sabotage. Dans le passé, le bureau a enquêté sur la Fraction armée rouge, des radicaux de gauche qui ont perpétré de nombreux attentats en Allemagne dans les années 1970. Il a également enquêté sur le National Socialist Underground, une cellule néo-nazie qui a tué des immigrants, principalement d'origine turque, dans toute l'Allemagne au début des années 2000. Plus récemment, ils se sont concentrés sur le mouvement Reichsbürger, composé de manifestants militants qui nient le droit à l'existence de l'Allemagne d'après-guerre. Aujourd'hui, les saboteurs du Nord Stream sont dans leur ligne de mire.

Les bureaux du BKA à Meckenheim, près de Bonn, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie
Photo : Marcus Simaitis / DER SPIEGEL

Le département responsable est le ST 24 : State Terrorism (terrorisme d'État). On peut supposer que des dizaines de criminologues y travaillent 24 heures sur 24 pour rechercher, fouiller et suivre la moindre piste.

Pendant un certain temps, des centaines d'agents du BKA ont enquêté sur les fous d'extrême droite autour de Heinrich XIII Prince Reuss, qui avaient planifié une tentative de coup d'État absurde pour renverser le gouvernement allemand. Aujourd'hui, seule une poignée d'enquêteurs au maximum a été affectée à plein temps à l'affaire Nord Stream.

Selon des sources berlinoises, un petit groupe d'enquêteurs compétents et dévoués devrait suffire. Il ne serait de toute façon pas très utile d'affecter davantage de personnel, puisqu'il n'y a pas de grands groupes à observer et que les enquêteurs ne sont pas autorisés à mener des enquêtes dans d'autres pays. En cas de besoin, il serait également possible de faire appel à du personnel supplémentaire du BKA, en plus du soutien de la police fédérale.

Mais les enquêteurs ont l'impression que la volonté d'élucider l'affaire n'est pas particulièrement manifeste dans la capitale. Politiquement, il est plus facile de vivre avec ce qui s'est passé si l'on ne sait pas qui est derrière les attaques. Le processus n'est pas entravé, mais il ne bénéficie pas non plus d'un grand soutien de la part des principaux ministères. Entre-temps, il est clair pour les fonctionnaires des ministères orientés vers leur carrière qu'il n'y a pas de gloire à tirer de cette affaire, ne serait-ce que parce que les coupables risquent de ne pas être inquiétés par les autorités. Ne serait-ce que parce que les coupables n'auront probablement jamais à répondre de leurs actes en Allemagne. Même s'ils pouvaient être identifiés, il est très peu probable qu'ils soient extradés.

Berlin détourne donc le regard, ce qui se ressent dans les agences où le personnel manque constamment et où les procédures doivent être priorisées. Tout cela fait que l'enquête est reléguée au second plan.

Quoi qu'il en soit, l'unité du BKA est dirigée par un inspecteur en chef, un vétéran expérimenté d'une cinquantaine d'années que ses collègues considèrent comme un criminologue avisé.

Les enquêteurs allemands échangent fréquemment des informations avec des fonctionnaires suédois et polonais et se sont rendus à Varsovie et à Stockholm au printemps. Toutefois, aucun accord n'a été conclu sur la mise en place d'une procédure commune, appelée dans le jargon juridique « Joined Investigation Team » (équipe commune d'enquête). La raison en est apparemment que les services de renseignement concernés ne veulent pas avoir à partager constamment leurs informations au niveau international.

Néanmoins, des sources dans les trois pays concernés affirment que la coordination est étroite. Les experts suédois de Nord Stream agissent avec plus d'assurance que les Allemands, et il est possible que des poursuites soient engagées avant la fin de l'année. Mats Ljungqvist, le procureur suédois responsable de l'enquête, a récemment déclaré à Radio Sweden qu'il pensait que l'on approchait de la phase finale de l'affaire.

Les enquêteurs et agents internationaux affirment également que tous les renseignements pointent dans une seule direction : vers Kiev. Du moins, ceux qui connaissent les preuves et les indices.

Danemark, 21 septembre 2022 : Scénarios alternatifs

Dans le reste du monde, cependant, des scénarios alternatifs continuent de circuler, certains inspirés par des renseignements peu fiables, d'autres par des experts militaires amateurs, d'autres encore par des intérêts de politique intérieure ou de géostratégie.

Le journaliste américain Seymour Hersh, 86 ans, a par exemple fait sensation en accusant les États-Unis d'avoir commis les attentats. Il a affirmé qu'un navire de la marine norvégienne avait secrètement transporté des plongeurs de combat américains en mer Baltique. Le motif invoqué : s'assurer que la Russie ne soit plus en mesure de faire chanter l'Allemagne pour ses approvisionnements en gaz. Mais Hersh n'a fourni aucune preuve à l'appui de sa théorie et des parties essentielles de son article se sont révélées fausses par la suite. Hersh s'est justifié en affirmant que l'information lui avait été fournie par une source à Washington. Le gouvernement russe, quant à lui, s'est réjoui et a présenté cette histoire sans fondement comme la preuve que les États-Unis étaient les véritables fauteurs de guerre.

D'autres encore affirment que de telles théories sont extrêmement commodes pour les Russes, car elles détournent l'attention du fait qu'ils sont eux-mêmes les auteurs de la guerre. Pour preuve, les mouvements des navires russes dans la mer Baltique, reconstitués par des journalistes des chaînes publiques du Danemark (DR), de Suède (SVT), de Finlande (Yle) et de Norvège (NRK), sont fréquemment cités.

Dans la nuit du 21 au 22 septembre, par exemple, la marine danoise a rencontré un nombre important de navires russes à l'est de Bornholm, exactement dans la zone des dernières explosions. Les systèmes d'identification automatique des bateaux avaient été désactivés et ils se déplaçaient comme des « navires fantomes » non identifiables.

Le Sibiryakov, un navire de recherche hydrographique de 86 mètres de long équipé pour les opérations sous-marines, se trouvait également dans la zone. Selon les experts, il accompagne souvent les sous-marins russes lors de leurs plongées d'essai secrètes en mer Baltique. Certains micro-sous-marins sont également équipés de bras de préhension qui peuvent être utilisés pour effectuer des travaux sous-marins. Des tâches telles que la pose de charges explosives.

Mais pourquoi les Russes feraient-ils sauter leur propre gazoduc ? D'autant plus qu'il leur suffirait d'appuyer sur un bouton pour le bloquer. Pourquoi se priver d'un levier qui pourrait encore être utile - au moins pour quelques années - pour reprendre le chantage à l'égard d'une Allemagne en mal d'énergie bon marché ?

Il est possible de trouver des raisons, mais elles sont toutes assez alambiquées. Selon une théorie, Moscou voulait s'épargner des milliards de dollars de dommages et intérêts après avoir violé ses propres contrats en interrompant les livraisons de gaz Nord Stream promises à l'Allemagne. Par ailleurs, si le gazoduc avait été détruit par des inconnus, cela peut être considéré comme un cas de force majeure.

Étaient-ce les Russes après tout ?

La théorie suivante, un peu plus répandue, même parmi les politiciens berlinois, est la suivante : la Russie a détruit les oléoducs dans le but de rejeter plus tard la faute sur les Ukrainiens, de manière à saper le soutien de l'Occident à Kiev. L'Andromeda et toutes les autres preuves pointant vers l'Ukraine ont été placées par des agents russes, disent-ils, pour mettre les Européens sur une fausse piste.

Roderich Kiesewetter, responsable de la politique de sécurité et de défense pour les chrétiens-démocrates de centre-droit au Bundestag, estime que la théorie selon laquelle il s'agit d'une opération « sous faux drapeau » menée par les Russes est probable. Kiesewetter estime qu'il serait tout à fait dans le style de la Russie de mener à bien une telle opération et de faire croire que la piste mène à Kiev.

« Bien sûr, nous suivons également ces pistes. Mais nous n'en avons aucune preuve ou confirmation jusqu'à présent. »

Le procureur général Lars Otte

À l'inverse, de nombreux autres experts du renseignement considèrent qu'il est hautement improbable que des agents russes, qui ont montré ces dernières années une prédilection pour des méthodes plus rustiques - telles que des assassinats politiques éhontés et facilement démasqués - puissent exécuter sans faille une manœuvre de tromperie aussi complexe.

Le procureur fédéral allemand, Otte, a souligné devant la commission des affaires intérieures du Bundestag que l'hypothèse de travail selon laquelle des « acteurs russes dirigés par l'État » pourraient être responsables de l'attentat était bel et bien envisagée. « Bien entendu, nous suivons également ces pistes, a déclaré Otte. Mais nous n'avons pour l'instant aucune preuve ou confirmation de cette hypothèse. »

Les agents ont tendance à croire qu'il existe une autre explication, plus simple, à la présence manifeste de la marine russe dans la mer Baltique à la fin de l'été dernier : ils soupçonnent que Moscou, comme les Pays-Bas et la CIA, n'ignorait pas les plans d'attaque de Nord Stream et que les navires étaient là pour patrouiller le long du gazoduc afin de le protéger contre le sabotage attendu.

D'autant plus que l'Ukraine avait apparemment l'intention d'attaquer un autre gazoduc russe. Selon des sources de la scène internationale de la sécurité, une équipe de sabotage avait l'intention d'attaquer et de détruire les gazoducs Turkstream qui relient la Russie à la Turquie en passant par la mer Noire. Le gouvernement allemand a également reçu une information correspondante, ainsi que les premiers avertissements concernant une attaque contre les gazoducs Nord Stream.

On ne sait pas exactement pourquoi il n'y a pas eu de suivi du complot présumé visant à attaquer Turkstream.

Les agents

Par une chaude matinée de juillet, dans la salle de bal de l'ambassade britannique à Prague, se tient un homme qui devrait être en mesure de savoir ce qu'il en est. Sir Richard Moore, chef du service de renseignement britannique MI6, est arrivé pour discuter de la situation mondiale avec certains collègues du renseignement et des diplomates.

Sir Richard Moore, chef du MI6 : quelques talons d'Achille
Photo : Matt Dunham / picture alliance / ASSOCIATED PRESS

Richard Moore est probablement l'un des hommes les mieux informés au monde. Si quelqu'un peut avoir accès à toutes les données disponibles sur ce qui s'est passé avant les explosions sous la mer Baltique, c'est bien l'homme à la coupe courte grise et aux étroites lunettes de lecture. Der Spiegel a pu lui poser une brève question sur l'attaque du Nord Stream.

C'est l'une des rares rencontres officielles, et donc mentionnables, avec un service de renseignement dans le cadre de ce reportage. Une autre rencontre a lieu dans des conditions similaires avec William Burns, chef de la CIA, dans la station de ski américaine huppée d'Aspen, dans les montagnes Rocheuses. Chaque année, le Who's Who de l'appareil sécuritaire américain s'y réunit pour le Forum sur la sécurité d'Aspen. Burns était accompagné de hauts responsables des forces armées américaines et du conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan.

Lorsqu'ils se sont exprimés sur le sujet de Nord Stream, les hauts responsables des services de renseignement ont fait dans le monosyllabique. Moore a déclaré à Prague qu'il ne voulait pas interférer dans les enquêtes de l'Allemagne, du Danemark et de la Suède. Et à Aspen, lorsqu'on l'a interrogé sur le Nord Stream, seul le conseiller à la sécurité Sullivan a répondu, et brièvement : « Comme vous le savez, une enquête est en cours dans plusieurs pays d'Europe, a déclaré froidement Sullivan. Nous allons laisser les choses se dérouler, nous allons les laisser présenter les résultats de l'enquête. »

Le chef du MI6 britannique a au moins fourni un peu de contexte. Il a déclaré que nous devions nous préparer à ce que les attaques sous-marines fassent désormais partie de l'arsenal de la guerre moderne. Son service informe donc le gouvernement britannique de ses propres talons d'Achille, ajoutant qu'ils sont assez nombreux. La « guerre des fonds marins », comme on appelle ces opérations sous-marines dans le jargon militaire, ne concerne pas seulement les oléoducs et les gazoducs. Les lignes électriques des parcs éoliens en mer et surtout les câbles internet sous-marins sont également des cibles - et potentiellement encore plus faciles à détruire puisqu'il n'est pas nécessaire d'utiliser des explosifs, il suffit d'avoir les bons outils.

Rostock, Warnemünde, 23 septembre 2022 : La réponse de l'Allemagne

Le 23 septembre, trois jours avant le déclenchement des charges explosives, l'Andromeda est retourné à son port d'attache de Rostock. On suppose que les saboteurs ont fait leurs bagages, remis la clé du bateau à la base de location de Mola Yachting et ont quitté à pieds le quai G.

C'est l'un des rebondissements les plus étonnants de cette affaire criminelle, du moins à première vue. Pourquoi ne pas avoir tout simplement coulé le bateau, avec les résidus d'explosifs et les traces d'ADN ?

Reporters de Der Spiegel et de la chaîne publique ZDF en juillet 2022 à bord de l'Andromeda
Photo : Christian Irrgang / DER SPIEGEL

Sans doute parce que les enquêteurs auraient été sur la piste du commando bien plus tôt que trois mois plus tard, car c'est précisément ce genre d'anomalies qu'ils ont cherché au départ : des choses comme des bateaux de plongée loués. Ou des bateaux de location qui avaient soudainement disparu. Mais l'Andromeda n'était qu'un yacht de location parmi des centaines d'autres, depuis longtemps rentrés au port lorsque les fonds marins ont tremblé. Et les saboteurs ont eu largement le temps de quitter le pays et de brouiller les pistes.

Neuf mois plus tard, un samedi après-midi de juin, la ministre allemande de l'Intérieur, Nancy Faeser (SPD), se trouve sur le quai du port de Rostock, dans le quartier de Warnemünde. À l'arrière-plan, les mâts se balancent dans le port de plaisance. Au premier plan, le BP84 Neustadt domine tout, avec ses 86 mètres de long et son canon de bord de 57 millimètres. Le Neustadt est le navire le plus récent de la police fédérale. Il est aussi une réponse à l'attaque du Nord Stream.

La ministre allemande de l'Intérieur, Nancy Faeser, et le chef de la police fédérale, Dieter Romann (à gauche), devant le Neustadt.
Photo : IMAGO / IMAGO/BildFunkMV

« De plus en plus, les frontières entre la sécurité intérieure et extérieure deviennent floues, et cela n'est nulle part plus évident qu'ici », a déclaré la ministre de l'Intérieur. Elle a expliqué que cette attaque montrait à quel point nous sommes vulnérables. « La mer Baltique est devenue un point chaud géopolitique. »

En arrière-plan, l'orchestre de la police fédérale joue l'hymne maritime « Save the Sea ». C'est l'heure du baptême du navire. Faeser tire sur une corde et une bouteille de champagne se balance vers le Neustadt. La bouteille heurte la coque du navire avec un bruit sourd, sans se briser. Un murmure parcourt la foule. Les marins pensent que cela porte malheur si la bouteille ne se brise pas.

Correction : Dans une version antérieure de cet article, le chef de la CIA William Burns était appelé Richard Burns. Nous avons corrigé cette erreur.

Source :  Spiegel, 26-08-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

 les-crises.fr