Par Barry Cohen
Complot contre le M.P.L.A. et escalade de la guerre civile angolaise
par Barry Cohen - Septembre 1978
Plusieurs jeunes « déserteurs » de la C.I.A. avaient déjà mis leur ancien employeur au défi en publiant des témoignages sur leurs expériences au sein de l'Agence. Le livre de l'ancien agent Philip Agee, Inside the Company : CIA Diary (1), révélait les conditions peu reluisantes et hâtives du retrait américain durant la chute de Saïgon. Et voilà que, tandis que l'Afrique prend une importance croissante dans la politique étrangère américaine, un premier compte rendu des activités de la C.I.A. sur ce continent, vues de l'intérieur, nous est donné par John Stockwell (2). Naturellement, l'auteur n'avait pas reçu de son ancien employeur l'autorisation d'écrire un tel livre ; aussi son éditeur, craignant une obstruction à sa diffusion, fit en sorte d'approvisionner les libraires avant que l'on ait eu vent de son existence.
Comme Philip Agee, John Stockwell appartient à cette catégorie d'Américains qui se veulent de la « classe moyenne », foncièrement patriotes et, par là définitivement anticommunistes. Quand il entra à la C.I.A., en 1964, rien ne troublait le consensus en Amérique, et l'Agence elle-même y jouissait encore de toute sa réputation de respectabilité. Stockwell l'écrit : « Nous allions sauver le monde du communisme, la C.l.A. et moi... »
John Stockwell avait passé toute sa jeunesse dans la province congolaise du Kasal, dont il parlait les dialectes locaux. Il fut donc affecté à la division africaine de l'Agence. Pendant douze ans. Il allait servir en Côte-d'Ivoire, diriger la base de Lubumbashi au Zaïre et la station de Bujumbura au Burundi. Avant d'être nommé chef de la « Task Force » en Angola en 1975, il effectua un temps de service au Vietnam, en qualité d'agent chargé de la province de Tay Ninh. Il put alors s'adonner à ces « hauts faits » qui relèvent généralement de la compétence des agents secrets de carrière : espionnage des ambassades étrangères, recrutement d'agents, et même location de prostituées qu'on lançait sur des personnalités officielles soviétiques et chinoises. C'est à la suite de ce séjour au Vietnam qu'il éprouva ses premiers doutes sur l'efficacité et l'éthique de la C.I.A. Mais on lui offrait de diriger la principale opération en Afrique depuis l'affaire du Congo : le prestige que cela représentait et l'intérêt de l'affaire l'incitèrent à accepter le poste en Angola.
In Search of Enemies est à la fois une relation des aspects secrets de la guerre d'Angola et une tentative de « donner au public américain un aperçu sincère de la mentalité de l'action clandestine, en levant les derniers voiles du secret ». Au début, l'auteur explique pourquoi il refuse de se considérer lié par le serment du secret prêté à la C.I.A. D'abord, parce que ce serment aurait été obtenu frauduleusement, ceux qui l'avaient engagé lui ayant assuré que la C.I.A. n'avait d'autre fonction que de recueillir des renseignements. En réalité, elle faisait liquider des opposants librement, elle utilisait la drogue et le sexe pour manipuler des gens et mentait au peuple américain et à ses représentants en dissimulant la véritable nature de ses activités. En second lieu, Stockwell avait décidé que son obligation de loyauté envers la Constitution des Etats-Unis devait l'emporter sur tout autre serment ou code d'honneur : car « c'est un droit sans équivoque du peuple américain de savoir ce que font leurs dirigeants au nom de l'Amérique ». Enfin, l'auteur entend affirmer son « droit constitutionnel à la liberté de parole ».
Le rôle de M. Kissinger
En mettant ainsi la C.I.A. au défi, John Stockwell croit qu'il sert les meilleures traditions américaines : honnêteté du gouvernement et liberté de l'individu. Jamais il ne met en question la nature même du système global dont la C.I.A. a été chargée d'assurer la protection. Sa réflexion ne franchit pas le seuil idéologique au-delà duquel il devrait conclure à la nécessité de changer le système qui, en Amérique, a engendré la C.I.A. Il souhaite plutôt une réforme des services de renseignements américains.
Et pourtant, John Stockwell apporte des détails fascinants sur le fonctionnement interne de la C.I.A. et sur sa division africaine, dont les activités étaient jusque-là peu connues. Apparemment. cette dernière emploie un effectif de trois cents personnes, avec quarante « stations » et « bases » réparties sur l'ensemble du continent. Vu le climat élitiste et conservateur qui règne au sein de l'Agence, il existe une subtile discrimination à l'égard des minorités. Ainsi les comités de gestion du personnel sont composés exclusivement de Blancs. Lorsque John Stockwell voulut affecter à son équipe angolaise un certain agent américain noir, le chef de la division africaine s'y opposa, estimant que sa présence pourrait compliquer les liaisons avec l'allié blanc sud-africain.
Les détracteurs de la politique américaine en Angola trouveront dans ce livre un grand nombre de preuves à l'appui de leurs opinions sur l'évolution de la guerre. En décrivant explicitement le dispositif mis en place par la C.I.A. pour aider les organisations du F.N.L.A. et de l'UNITA. John Stockwell indique sans équivoque que les Etats-Unis portent la responsabilité de l'escalade du conflit. C'était Kissinger qui poussait la C.l.A. à intervenir secrètement en Angola. Kissinger ne voyait le conflit angolais qu'en termes de politique globale, et il était détermine à contrer militairement toute initiative soviétique en un quelconque point éloigné du monde... Frustré par notre humiliation au Vietnam, Kissinger cherchait à des occasions de délier les Soviétiques. Manifestement, il n'avait pas tenu compte de l'avis de ses conseillers et se refusait à rechercher des solutions diplomatiques en Angola.
Il n'y avait aucune chance, immédiatement après la débâcle vietnamienne, que le Congrès autorise une intervention à grande échelle en Angola ; aussi l'opération devait-elle être tenue secrète. Mais quand l'U.R.S.S. et Cuba décidèrent de prêter un soutien encore plus massif à leurs alliés, Kissinger et la C.I.A. se virent pris au piège. Comme de mauvais joueurs, ils avaient misé gros sans détenir suffisamment d'atouts pour gagner.
John Stockwell écarte l'opinion voulant que les Cubains se soient simplement prêtés au rôle de subrogés, ou de mercenaires, de la politique soviétique : « Après la guerre, nous apprîmes que Cuba n'avait pas reçu de l'Union soviétique l'ordre d'entrer en action. Au contraire, les dirigeants cubains se sentaient obligés d'intervenir pour des raisons idéologiques qui leur étaient propres. » De son côté, le département d'Etat s'était opposé à la C.I.A. en faisant valoir que non seulement le M.P.L.A. était le mouvement de libération le plus qualifié pour gouverner l'Angola, mais encore qu'il souhaitait entretenir d'importantes relations d'affaires avec les Etats-Unis. On notera avec intérêt que le chef de la station de la C.I.A. à Luanda partageait ce point de vue et pressait les Etats-Unis de s'entendre avec le M.P.L.A.
Stockwell croyait que le programme politique du M.P.L.A. ne différait guère de celui du P.N.L.A. ou de l'UNITA et c'est là qu'il laisse percer sa naïveté en matière idéologique. En réalité, le M.P.L.A. avait opté pour une société socialiste et s'était engagé à promouvoir la lutte de libération dans toute l'Afrique australe ; c'est bien pourquoi des Etats tels que l'Afrique du Sud, la Zambie et le Zaïre redoutaient son accession au pouvoir. Selon John Stockwell, les opinions de la C.I.A. étaient généralement fondées sur de mauvais renseignements, comme plusieurs autres de ses analyses des affaires africaines. Il cite à ce propos son incapacité à prévoir le coup d'Etat de 1974 au Portugal, le développement de la capacité nucléaire sud-africaine et l'invasion du Shaba par les « gendarmes katangais » en 1977. Dans une large mesure, de telles erreurs se produisent parce que les agents de la C.I.A. dépendent presque entièrement du matériel collecté par l'Agence et n'examinent que rarement celui qui pourrait provenir de sources extérieures. Stockwell critique aussi la manière dont les informations circulaient, pendant la guerre d'Angola, entre la C.I.A. et ses alliés : « Les stations de Pretoria et de Paris étaient en pleine euphorie, n'ayant jamais eu ; si largement accès au BOSS et au SDECB ( 3) dans toute l'histoire de l'Agence. » Les Sud - Africains et les Français acceptaient de volumineux rapports d'espionnage et des comptes rendus détaillés de ces stations de la C.I.A., mais ils ne leur donnaient jamais beaucoup d'informations, en contrepartie, sur ce qu'eux-mêmes faisaient en Angola.
Bien que William Colby, ancien directeur de la C.I.A., ait affirmé, dans son livre Honourable Men, que les Américains gardaient leurs distances à l'égard des Sud-Africains, Stockwell se réfère à l'étroite collaboration entre la C.I.A. et le BOSS au Zaïre : « La C.I.A. a toujours sympathisé avec les Sud-Africains et elle appréciait ses relations étroites avec le BOSS. Les deux organisations partagent une violente antipathie à l'encontre du communisme, et, au début des années 60, les Sud-Africains avaient facilité les efforts de l'Agence pour mettre sur pied une armée de mercenaires en vue de supprimer la rébellion au Congo. » Pendant la guerre d'Angola, le directeur du BOSS rendit visite, à deux reprises, au directeur de la division africaine à Washington comme au chef de la station de la C.I.A. à Paris.
Jonas Sablmbi avec Reagan à la Maison Blanche. Archives
Certains des aspects les plus intrigants de la relation de Stockwell concernent l'extraordinaire coalition de forces qui s'était formée pour abattre, le M.P.L.A. Le Brésil, par exemple, avait une politique étrangère favorable au M.P.L.A., mais des conseillers militaires brésiliens travaillaient aux côtés du F.N.L.A. D'autre part, une allusion à la fourniture d'un avion à réaction au chef de l'UNITA, Jonas Sablmbi, par une « société d'Investissement londono-rhodésiennne », laisse clairement entendre qu'il s'agit de la Lonrho, le conglomérat africain aux activités ambiguës et légendaires.
Quand l'issue de la guerre parut de plus en plus désespérée pour la coalition du F.N.L.A. et de l'UNITA. la C.I.A. s'efforça d'organiser le recrutement d'une importante force de mercenaires. Le SDECE la mit en rapport avec Bob Denard, qui s'illustrait récemment encore en organisant un coup d'Etat aux Comores. Denard avait déjà fourni des mercenaires français au président Mobutu pour l'aider à réaliser ses projets d'Invasion de l'enclave de Cabinda. riche en pétrole. Pour 500 000 dollars, iI accepta de fournir vingt mercenaires pour « conseiller » l'UNITA : le SDECE prêta son concours en donnant les passeports et les visas nécessaires. Tout comme d'autres coûteuses opérations de mercenaires mises sur pied par la C.I.A. avec la participation de commandos portugais d'Angola aussi bien que de mercenaires britanniques et américains, l'entreprise de Bob Denard se révéla désespérément vaine. Détournements de fonds et indiscipline générale caractérisaient d'ailleurs tout le programme d'opérations reposant sur l'utilisation de mercenaires.
Même les bataillons de commandos d'élite zaïrois engagés sur le front nord s'enfuyaient devant leur extraordinaire puissance de feu.
Un réseau de propagande
Tout au long de ces dix dernières années, des groupes de chercheurs progressistes et des journalistes soucieux d'aller au fond des choses sont parvenus peu à peu à mettre au jour le complexe réseau d'organisations, de fondations et, de sociétés d'affaires créées par la C.I.A. ou bénéficiant de son aide, pour diffuser la propagande américaine dans l'opinion internationale. Une série de révélations avaient déjà été publiées à ce sujet à la fin des années 60, mais l'Agence continua à utiliser les mêmes tactiques inavouées. Stockwell reconnaît que, « dans la guerre civile angolaise, la propagande devait être un élément aussi important que les combats ». Des écrivains étalent payés pour publier des articles dans la presse locale de Kinshasa et de Lusaka. Après quoi, ces reportages, qui souvent faisaient état de prétendues atrocités commises par le M.P.L.A., étaient repris par les grands groupes d'information internationaux pour être distribués dans la presse mondiale. Pour la réunion des chefs d'Etat et de gouvernement des pays membres de l'Organisation de l'unité africaine, en Janvier 1976, « la C.I.A. convoqua tous les agents qu'elle put rassembler et les envoya à Addis-Abeba ». Ils eurent leur part, certes, dans le vote conditionnel qui fut émis à propos de la reconnaissance du M.P.L.A. ; mais à peine six mois s'étaient-ils écoulés que l'O.U.A. se prononçait massivement en faveur de la reconnaissance du gouvernement de Luanda. Les défaites de la C.I.A. sur le champ de bataille trouvaient vite leurs pendants dans les salles de conférence.
Malgré les conclusions auxquelles sont parvenues les commissions Church et Pike du Congrès à propos des activités de la C.I.A., Stockwell estime, quant à lui, que le Congrès n'a pas de réel pouvoir d'Investigation. Avant son départ de l'Agence, une pratique courante était en train de s'installer, consistant à traiter les informations « sensibles » en soit plutôt que de les classer dans les fichiers officiels. Une manière de s'assurer que les rapports embarrassants ne seraient jamais divulgués au titre de la loi sur la liberté de l'information : « Techniquement, ils n'existaient pas : légalement, ils pouvaient être détruits à tout moment. »
A la fin de 1976, John Stockwell démissionna de la C.I.A., qui fut pour lui le « seul monde que je connaissais. Il vous donnait de solides amis, la sécurité financière et la protection ». Aujourd'hui, il préconise l'élimination des services clandestins de l'Agence : « Les opérations secrètes sont incompatibles avec notre système de gouvernement et nous nous en acquittons mal. » Aussi longtemps qu'existe un personnel clandestin, « un agent qui ne suscite pas de nouvelles opérations n'a pas de promotion » : voilà pourquoi la C.I.A. doit toujours être en quête d'ennemis...
Barry Cohen, Journaliste canadien.
Source: Monde Diplomatique