par Gabrielle Lefèvre
Quelle femme que cette Aminata Traoré, ancienne ministre de la Culture et du Tourisme au Mali, altermondialiste, ex-membre du jury du Tribunal Russell sur la Palestine, essayiste, militante des droits humains... Une femme qui n'a pas sa langue en poche et qui dénonce, inlassablement, depuis des années, l'injustice infligée aux pays africains par le colonialisme et le néo-colonialisme libéral mondialisé.
Reçue ce jeudi 19 octobre 2023 par Wallonie-Bruxelles International, avec Pierre Galand, premier secrétaire général d'Oxfam, ex-président du CNCD, ex-profeseur à l'ULB sur la coopération au développement, elle rencontrait un grand groupe de jeunes étudiants en coopération qui se sont régalés d'un langage clair, sans compromissions.
Pauvre, le Mali ?
On a donné de nous l'image d'un pays pauvre, enclavé, incapable de protéger ses frontières des migrants. Vu de Paris : un pays d'origine des sans-papiers, ce problème qui obsède la classe politique des pays occidentaux ; car celui qui vient de là n'est pas un de nos semblables, voyez la théorie du «grand remplacement»... Avant, avec une carte d'identité, on pouvait voyager et on rencontrait la fraternité, la sororité. Maintenant, chaque voyage est un cauchemar : «que viens-tu faire chez nous ?», on sent cette image de l'Afrique et ses peuples considérés comme inférieurs. Or, la coopération au développement est inscrite dans ce registre-là. Nous avions cru en l'indépendance, on nous a imposé la Françafrique, la monnaie CFA, les accords commerciaux et militaires selon les intérêts de la France. Depuis le début, il s'agit d'une guerre économique, une exploitation de nos matières premières, un endettement forcé. Nous avions cru en ces objectifs imposés par les Occidentaux. Dans l'imaginaire populaire, il fallait devenir comme l'autre, le civilisé, le possédant et nous exportions notre coton, notre or sans décider nous-mêmes quel produit exporter ni à quel prix. Cela a provoqué un développement inégalitaire, oubliant des pans entiers de la société. Pauvres, quantité de jeunes partent ailleurs. Et d'autres pauvres viennent chez nous : chaque année, j'organise «Migrances», un accueil de subsahariens chassés du Maroc...
La guerre contre les djihadistes ?
La France a prétendu que le Mali était attaqué et qu'un califat allait s'installer ; le président Macron affirme que le Mali et le Niger n'existeront plus sans l'aide militaire. Or, personne n'a appelé la France et son artillerie lourde contre quelques centaines de djihadistes maliens. Ce sont des jeunes, sans boulot, sans interlocuteurs. On leur offre 100 € et ils partent au djihad... Changeons donc de paradigme de développement, créons des emplois décents, améliorons le système éducatif et de santé. Cela freinera bien plus l'émigration et les kalachnikovs pour tuer l'autre !
Il faut en finir avec la relation entre dominants et dominés, avec cette oligarchie internationale et donc ce capitalisme qui s'est imposé en Afrique depuis l'esclavage. L'industrie en Europe est basée sur l'exploitation des richesses coloniales. L'extrême-droitisation des opinions et des partis politiques renforce l'opposition à cet autre qui va nous «envahir».
J'ai connu la génération des «hommes debout» qui ont conquis nos indépendances et dont beaucoup furent assassinés par les puissances coloniales. Il n'y a pas que des dictateurs corrompus chez nous. Et d'ailleurs d'où vient cette corruption sinon de la marchandisation du monde à l'échelle de la planète. Ainsi, on ne permet pas à l'électorat de comprendre le jeu politique ni de choisir le modèle de développement qui lui convient. C'est le grand capital qui décide des lois et l'élu plie ou dégage. Partout, l'Afrique est piégée dans une illusion de démocratie représentative ; il nous faut gérer dans l'intérêt des pays eux-mêmes. Voilà pourquoi la rue crie «Dégage la France» et «Vive Poutine». Les Maliens sont dans la misère et voient des soldats français qui mènent un beau train de vie. Cela les exaspère. Trop c'est trop !
Les Touaregs, l'uranium et le plastique
Après que la Libye ait été déstabilisée par la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis, la partie nord du Mali où se trouvent les Touaregs a été considérée par la France comme un pays d'Africains blancs qui ne veulent pas être dominés par les Noirs. C'est aussi une zone très riche en uranium qui assure la sécurité énergétique de la France. On comprend ainsi pourquoi le Niger est un enjeu stratégique pour la France !
L'enjeu stratégique africain, selon Aminata Traoré est de miser sur les ressources africaines : le coton exporté ne doit plus nous revenir sous forme de faux tissus africains fabriqués en Europe. Les jarres artisanales, si belles, sont remplacées par du plastique importé. Les calebasses qui poussent partout et qui sont si jolies, sont évincées par de la vaisselle importée. L'Africain aliéné pense sa modernité en fonction des produits des autres. Il nous faut créer un autre imaginaire. La diaspora peut faire changer cela : aimer l'Afrique c'est consommer africain ; il faut que les Africains puissent vivre de leur travail.
Féministe, Aminata ?
«Ne me libérez pas, je m'en charge !», dit-elle en riant ; car une domination chasse l'autre. Je ne veux pas que de jeunes femmes blanches viennent chez moi et me disent ce qu'est le féminisme et ce que je dois faire. Ce «féminisme libéral» est porté par les grandes institutions qui prônent le «genre» en faveur du capitalisme et pas en fonction du contexte culturel. Il vise à transformer le moi profond. Pourquoi est-ce que des jeunes hommes émigrent sur des bateaux et courent tous les dangers ? Ils ne veulent plus que leur mère ait faim et soit privée de médicaments.
Et vous, les femmes, ne prenez pas comme modèles ces gars paumés, fatigués qui ont mené le monde à sa perte. Ne croyez pas ce système qui veut qu'on soit des entrepreneurs comme les mecs. Cela crée une mentalité de dépendants et de femmes d'argent, une image de réussite dans la globalisation. Mais c'est le système qui te fabrique !
source : Entre les Lignes via Comité pour l'abolition des dettes illégitimes