Par Guy Mettan
Il me semble utile de revenir sur la mort de Dick Marty. D'une part parce que les hommages qui lui ont été rendus n'ont pas été à la hauteur de ses mérites. Mais aussi parce que je m'en veux de ne pas avoir tenu ma promesse de lui rendre visite le printemps dernier.
Comme c'est souvent le cas, les éloges funèbres servent souvent davantage à vanter les mérites de ceux ou celles qui les font qu'à souligner les qualités du défunt. J'ai peu connu le Marty procureur, le Marty conseiller d'Etat et le Marty conseiller aux États, sinon par ce qu'en disait la presse à l'époque. Mais je me suis beaucoup intéressé au Marty rapporteur du Conseil de l'Europe sur les prisons secrètes de la CIA et sur l'ignoble trafic commis par l'UCK pendant la guerre du Kosovo. Deux causes qui ont profondément marqué le dernier tiers de sa vie et qui n'ont été que peu rappelées par les médias. La troisième, qui lui tenait très à cœur et qui a également été passée sous silence, était son engagement citoyen, au service d'initiatives populaires comme celles sur les multinationales et la microtaxe.
Ces dernières années, nous nous étions fréquentés dans le comité en faveur de la microtaxe, dont il était aussi membre, et par des échanges de courriels suite à sa réclusion forcée sous protection policière après l'abracadabrante affaire de tentative d'assassinat que des extrémistes serbes auraient ourdie pour faire accuser les Kosovars, tentative qui avait suivi de quelques semaines l'incarcération du leader et bourreau kosovar Hacim Thaci par la Cour pénale internationale. Une histoire dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle n'est pas claire.
Notre dernier échange date de fin février dernier. J'avais promis d'aller le voir au Tessin pour évoquer son dernier livre (Sous haute protection, Favre), après le retour d'un voyage en Amérique du Nord. Projet qui n'a jamais vu le jour à cause d'une procrastination coupable dont je me repends aujourd'hui. On croit que les gens sont éternels et on perd son temps jusqu'à ce qu'il soit trop tard.
Avec le recul, je constate qu'il a fait des choix et subi des conséquences qui, à mes yeux, forcent le respect et ont transformé sa vie en destin. Le premier semble anodin mais est pourtant peu courant : pourquoi un politicien bourgeois, à qui tout avait réussi et qui avait décroché les plus hautes fonctions dans les trois domaines du pouvoir, le judiciaire comme procureur, l'exécutif comme conseiller d'Etat et le législatif comme conseiller aux États et membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, a-t-il renoncé aux honneurs et aux prébendes que sa carrière prestigieuse pouvait lui procurer pour se transformer en défenseur intransigeant de la vérité et en redresseur des torts faits aux victimes les plus invisibles de nos sociétés ?
Plutôt que d'entrer dans le conseil d'administration d'une banque ou de présider une institution culturelle en vue, à l'image de tant politiciens en fin de carrière, Marty a fait le choix âpre de la solitude, de la critique, de la dénonciation des turpitudes des puissants. Aux honneurs et aux jetons de présence, il a préféré le risque de l'opprobre qui vise en général ceux qui rompent avec la caste et répudient ses privilèges. Et cela, non pour défendre des intérêts particuliers, mais pour rétablir la vérité et rendre justice à ceux qui avaient été torturés à tort dans les prisons illégales de la première puissance mondiale et dans les bouges infâmes d'une guérilla qui se payait sur la bête en revendant les organes de ses prisonniers.
Ce choix, puisqu'il s'agit d'un choix délibéré, mérite toute notre estime.
Le deuxième choix qui demande une grande force de caractère est sa décision de s'attaquer aux dérives et aux méfaits commis chez nous, devant notre porte, et non aux antipodes. Dans ses dernières interviews et la version italienne de son livre (Verità irriverenti, Casagrande), il dénonçait les menaces qui pesaient sur la démocratie ici, en Suisse et en Europe, et non en Chine, en Russie ou en Corée du Nord. Au risque de passer pour un complotiste, il s'est inquiété des diktats de la Commission européenne et des gouvernements qui ont sévèrement mais sans nécessité réelle limité les libertés publiques et qui ont imposé des vaccins au moyen de contrats si confidentiels que ni le peuple ni ses élus n'ont pu en prendre connaissance, et encore moins approuver.
Avec son obstination tranquille, il était de ceux qui préfèrent voir la poutre qui est dans notre œil plutôt que la paille qui est dans celui des autres, à l'inverse de tant de matamores qui préfèrent conspuer les fautes commises à l'autre bout du monde plutôt que d'enlever les cailloux dans leur jardin. Une facilité à laquelle il ne succomba jamais.
Enfin, Dick Marty aura terminé sa vie terrestre avec une grande blessure. Je n'ai pas pu en parler avec lui, mais je l'ai senti profondément peiné, ulcéré, dérouté aussi par la façon dont son pays l'a traité durant les trois dernières années de sa vie, en le mettant en danger, lui et sa famille, par un comportement imprudent (en avertissant les coupables présumés) et en ne faisant rien pour corriger cette bourde, ainsi qu'il l'avait laissé entendre dans l'émission Temps présent d'Anne-Frédérique Widmann.
Subir une surveillance de tous les instants pendant des mois, au mépris de ses relations avec ses proches et de son intimité est acceptable quand il s'agit d'être protégé. Mais subir des avanies des mois durant en constatant que rien n'est fait pour y mettre un terme et en supprimer la cause, quelle qu'elle soit, a de quoi vous laisser amer. Or personne, ni dans les instances judiciaires et de sécurité de la Confédération, ni dans son parti ou chez ses anciens collègues, n'a fait le moindre geste pour résoudre le problème.
Passer sa vie à servir son pays, de toutes les manière possibles, et devoir la terminer avec le sentiment d'avoir été maltraité par lui, mérite plus que le respect: l'admiration.
Enfin, puisque l'année commence avec des hommages, j'aimerai conclure en rappelant la mémoire d'un autre grand serviteur de la vérité, le journaliste australien John Pilger, décédé à Londres le 30 décembre. Correspondant de guerre au Vietnam, au Cambodge, au Biafra, en Palestine, deux fois lauréat du prix Journaliste de l'année en Grande-Bretagne, auteur d'une cinquantaine de documentaires, il s'était vu bannir des colonnes du Guardian en 2015, après que ce journal eut pris un tournant néolibéral et atlantiste à la suite du départ d'Alan Rusbridger.
A 84 ans, Pilger se battait encore pour Julian Assange et contre les psyops des services secrets britanniques en Ukraine, en Syrie et ailleurs, avec la fougue et l'intransigeance des Seymour Hersh, Robert Fisk, Max Blumenthal et autres Glenn Greenwald. Les journalistes d'investigation non alignés des médias anglo-saxons ont salué sa constance sans compromission. Son exemple devrait inspirer tous les jeunes journalistes qui souhaitent entrer dans le métier, y compris en terres francophones.
Guy Mettan, journaliste indépendant
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