06/02/2024 infomigrants.net  7min #242299

Naufrage dans la Manche : Utopia 56 porte plainte pour « homicide involontaire » contre les secours en mer

Un groupe de migrants tente de traverser la Manche sur une embarcation pneumatique, en novembre 2021 (Image d'illustration). Crédit : Reuters.

Une nouvelle plainte déposée par Utopia 56. L'association d'aide aux migrants vise cette fois-ci l'inertie des autorités durant le naufrage d'une embarcation de migrants dans la Manche il y a deux ans. Le 14 décembre 2022, au moins quatre personnes dont un adolescent décèdent noyés, après que leur  bateau a chaviré dans l'eau glaciale. Trente-neuf sont secourus et cinq autres migrants sont portés disparus - et le sont encore à ce jour.

Vendredi 2 février, le collectif a donc porté l'affaire devant le parquet de Boulogne-sur-Mer et attaque le directeur du Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) Gris-Nez, le préfet maritime et les garde-côtes britanniques pour "homicide involontaire" et "omission de porter secours".

Concrètement, l'association met en cause les autorités des deux côtés de la Manche pour leur traitement jugé trop tardif du signal de détresse émis par l'embarcation pneumatique.  Dans un communiqué, elle demande l'ouverture d'une enquête afin "d'apporter vérité et justice sur ce drame".

"De l'eau entre dans le bateau, nous n'avons rien pour le sauvetage"

L'ONG récapitule les faits. Dans la nuit du 13 au 14 décembre 2022, l'équipe d'astreinte d'Utopia 56 à Grande-Synthe, dans le nord de la France, indique recevoir un message d'appel à l'aide, géolocalisé en eaux françaises, à 2h55 du matin. "Bonjour frère, nous sommes dans un bateau et nous avons un problème, s'il te plaît, aide-nous. Nous avons des enfants et une famille à bord. De l'eau entre dans le bateau, nous n'avons rien pour le sauvetage, pour la sécurité. S'il te plaît, aide-moi frère, s'il te plaît, s'il te plaît. Nous sommes dans l'eau, il y a une famille...", dit le message audio.

Ce matin, nous déposons une nouvelle plainte pour homicide involontaire et omission de porter secours contre les autorités françaises et britanniques.
Cette nuit-là, au moins quatre personnes sont mortes dans la Manche et cinq autre auraient disparu. 🧵

L'association alerte dans la foulée la préfecture maritime par téléphone, puis les secours français et britanniques par e-mail avec la position du canot. Un navire de pêche qui naviguait dans le même secteur s'approche de l'embarcation et tente alors de porter secours à la majorité des exilés, avec difficulté.

Une patrouille de policiers sur une plage de Wimereux, dans le nord de la France, vers 6h30 le 8 septembre 2021. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants

À 4h21, plus d'une heure plus tard, les garde-côtes britanniques envoient un message "Mayday" pour signaler qu'une embarcation est en train de  couler dans la Manche, avec des naufragés à la mer. Se lance ensuite une opération de sauvetage coordonnée par la Marine royale britannique qui "a mobilisé de nombreux moyens britanniques et français pour effectuer les recherches et le sauvetage de ces naufragés", écrit le préfet maritime de la Manche  dans son communiqué du 15 décembre 2022 pour raconter le déroulé de la nuit.

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Malgré tout, au moins quatre migrants sont morts cette nuit-là, comme le confirme dès le lendemain le préfet. À ce jour, un seul corps a pu être identifié. Il est cependant "possible" que deux des victimes décédées étaient Afghanes tandis que les autres étaient Sénégalaises, avait indiqué un inspecteur de la police du Kent à l'AFP en 2023.

Renvoi des responsabilités

Pour expliquer le délai entre l'envoi du message d'Utopia 56 aux autorités, et la mise en œuvre de  l'opération de sauvetage officielle, le préfet maritime avait précisé que "l'embarcation en plastique n'était pas détectable par radar". "À 3h36, le canot est passé en zone britannique", et donc relevait des compétences de Douvres, ajoute le communiqué de l'époque.

Une explication insatisfaisante pour l'ONG. "Le renvoi de responsabilité entre les services a immanquablement retardé le début de l'opération de recherches", estime Utopia 56, selon qui le premier bateau des secours britanniques a quitté la côte "plus de 40 minutes après l'appel de l'association". Elle leur reproche de ne pas être "intervenus sans délai", alors que la durée de survie dans l'eau hivernale ne dépasse pas les deux heures.

Comme le mentionne Utopia 56, plusieurs survivants rapportent en plus avoir essayé de contacter d'eux-mêmes les secours français pour obtenir de l'aide, sans résultat, "alors que l'eau atteignait leurs genoux seulement 30 minutes après leur départ".

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La plateforme dédiée aux appels de détresse Alarm Phone  a de son côté rédigé fin 2023 un rapport détaillé et fouillé sur le déroulement de cette nuit. Dans ses principales conclusions, elle invoque un manquement côté français, puisque selon elle, "il n'y a pas eu de tentative de sauvetage manifeste de la part des autorités françaises malgré les appels à l'aide émis par téléphone. Aucun bateau français n'a non plus escorté cette embarcation, comme c'est le cas habituellement".  Alarm Phone cite aussi le bateau de pêche qui se trouvait dans la zone, et qui n'a pas "immédiatement mesuré ni communiqué la gravité du naufrage aux garde-côtes de Douvres".

Ibrahima Bah, jeune homme inculpé pour le naufrage

À la suite de ce naufrage, Ibrahima Bah, un jeune homme de 20 ans,  avait été inculpé au Royaume-Uni en avril 2023 pour "homicide involontaire". Il est accusé d'avoir été le conducteur de l'embarcation. Dès le 19 décembre 2022, il avait été présenté au tribunal de première instance de Folkestone pour avoir "facilité le passage illégal d'étrangers sur le territoire britannique". Un "bouc émissaire", juge l'Auberge des Migrants, ce 6 février. Pour l'association, Utopia 56 saisit désormais la justice "afin de désigner les vrais coupables".

Alors que se tient, au Royaume-Uni, le procès d'Ibrahima Bah, 20 ans, choisi comme bouc émissaire pour avoir conduit le bateau qui a fait naufrage le 14 décembre 2022, @Utopia_56 porte plainte afin de désigner les vrais coupables.
Ce matin, nous déposons une nouvelle plainte pour homicide involontaire et omission de porter secours contre les autorités françaises et britanniques.
Cette nuit-là, au moins quatre personnes sont mortes dans la Manche et cinq autre auraient disparu. 🧵

"En criminalisant les personnes sur les bateaux, vous criminalisez celles qui se déplacent pour leur dignité, pour leur vie", soulignait Marta Gionco, chargée de plaidoyer sur les politiques migratoires au sein de la PICUM (plateforme de coordination internationale pour les migrants sans-papiers), à InfoMigrants. Juger les "capitaines" de canots comme des passeurs est "un phénomène en forte expansion ces dernières années", déclarait-elle.

Utopia 56 avait déjà porté plainte après un autre naufrage survenu le 24 novembre 2021 -  le plus meurtrier dans la Manche - où au moins 27 migrants avaient péri. L'enquête est toujours en cours, et sept militaires français ont été mis en examen mi 2023 pour "non-assistance à personne en danger".

En 2022, année record, 52 000 personnes avaient tenté de traverser la Manche clandestinement, malgré les périls encourus. Le nombre de tentatives de traversées a baissé de 30% en 2023, atteignant 36 000, mais au cours de cette année, 12 candidats à l'exil ont aussi péri.

 infomigrants.net

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