19/02/2024 arretsurinfo.ch  11min #243185

 Les Consignes Pro-Israéliennes Donnees A L'Afp

Des documents révèlent le parti pris pro-israélien d'une grande agence

Par  Claire Lauterbach,  Namir Shabibi

L'AFP est basée à Paris. (Photo : Photos et Voyages / Flickr)

Les directives éditoriales de l'Agence France-Presse obtenues par Declassified demandent à ses journalistes de présenter des informations qui tiennent compte des sensibilités du gouvernement israélien sans exiger un contexte similaire pour les Palestiniens.

  • Le siège parisien de l'AFP a dû modifier un article pour supprimer les termes attribuant à Israël les frappes qui ont blessé ses propres journalistes
  • Des sources de l'AFP affirment que des modifications similaires ont été apportées à l'article sur l'assassinat de la journaliste Shireen Abu Akleh.
  • L'AFP affirme qu'elle "n'est liée à aucun groupe d'intérêt ni à aucune pression".

« Tout le monde se calme », tel est le message adressé récemment par Phil Chetwynd, directeur de l'information internationale, au personnel de l'Agence France-Presse (AFP), dans un courriel divulgué à Declassified, reconnaissant les « fortes émotions » que les événements en Israël et à Gaza avaient provoquées parmi les membres de l'équipe.

Les journalistes de l'AFP avaient exprimé leurs inquiétudes quant à ce qu'ils considéraient comme un parti pris pour ou contre Israël dans les reportages de l'AFP. Ailleurs, de la  BBC au  New York Times, des préoccupations ont également été exprimées au sujet de la  partialité éditoriale, allant de grognements au sein du personnel à des licenciements et des démissions.

L'analyse par Declassified de plus de 100 pages de couverture de grands médias occidentaux a révélé une déshumanisation systématique des Palestiniens.

Les directives éditoriales de l'AFP publiées à la mi-octobre et divulguées à Declassified ne sont pas de nature à rassurer.

Les directives concernant les reportages sur le conflit stipulent que tous les « paragraphes d'introduction doivent au moins mentionner » trois éléments : les morts des deux côtés, les otages détenus par le Hamas et l'attaque sans précédent du Hamas contre Israël.

Il n'est pas nécessaire de mentionner les décennies d'occupation israélienne de la Palestine, le nettoyage ethnique, l'apartheid, la persécution du peuple palestinien ou la conviction des experts que les actions d'Israël peuvent constituer un génocide.

Crimes de guerre

Les lignes directrices reconnaissent le « bombardement incessant de la bande de Gaza par Israël » et suggèrent aux journalistes de l'AFP d'ajouter comme contexte qu' »Israël a déclaré un siège complet de Gaza, coupant l'approvisionnement en eau, en électricité et en nourriture ». Les Nations unies ont exprimé leur inquiétude quant au siège total du territoire ».

Il n'est cependant pas nécessaire de mentionner qu'un tel siège, qui équivaut à une punition collective, est illégal. En ce qui concerne les crimes de guerre, les lignes directrices précisent ce qui suit : « Le cas échéant, nous pouvons expliquer que, selon les experts juridiques interrogés par l'AFP, les deux parties pourraient être accusées de crimes de guerre.

M. Chetwynd, de l'AFP, nous a dit : « Il s'agit de directives générales et supplémentaires pour l'histoire israélo-palestinienne. Elles complètent les directives existantes dans notre manuel de style qui sont beaucoup plus détaillées. Ces directives sont régulièrement mises à jour, et il est demandé que ces détails apparaissent dans le corps de l'article ».

Il a ajouté : « Il faut garder à l'esprit qu'au plus fort de l'affaire, nous écrivions des centaines d'articles par jour à partir de lignes de presse dans la région et dans le monde entier, y compris dans des bureaux qui n'ont pas l'habitude d'écrire sur ce sujet. D'où la nécessité d'un contexte simple et clair... Il serait tout à fait erroné d'insinuer que nos articles manquent de contexte historique sur la question palestinienne. »

Declassified a examiné un guide de style de l'AFP de 2018 pour ses reportages sur le Moyen-Orient et un manuel de style anglais de l'AFP de 2016, qui n'indiquent pas aux journalistes les informations à inclure ou à souligner dans leurs reportages sur Israël et la Palestine.

La réponse de l'AFP n'explique pas non plus pourquoi il n'y a pas d'exigence similaire pour les journalistes de mentionner les crimes d'Israël contre les Palestiniens dans leurs premiers paragraphes.

Le rôle d'Israël dans les bombardements

La déférence apparente de l'AFP à l'égard des sensibilités du gouvernement israélien s'étend à la couverture des blessures infligées à ses propres journalistes par les tirs de chars israéliens.

Le 13 octobre dernier, Issam Abdallah, journaliste de Reuters,  a été tué et deux journalistes de l'AFP ont été blessés, entre autres, au Sud-Liban. Declassified s'est procuré les journaux de montage internes de l'article de l'AFP sur cet événement.

Ils révèlent que les rapports initiaux de l'AFP mettaient l'accent sur les témoignages des autorités libanaises et de ses propres journalistes selon lesquels « Israël a bombardé vendredi une région frontalière au sud du Liban » et que l'armée israélienne « répondait actuellement par des tirs d'artillerie » en direction du Liban.

« Les modifications apportées à l'attribution des frappes à Israël ont été effectuées par un rédacteur en chef.

Vers 18 heures, heure locale, deux tirs de missiles ciblés, à environ 40 secondes d'intervalle, ont touché le groupe de journalistes, qui portait clairement la mention « presse », selon  une enquête de Reporters sans frontières.

Peu après la mort d'Abdallah, l'AFP a supprimé la mention attribuant les frappes à Israël, les qualifiant plutôt de « tirs transfrontaliers » avant de se contenter, dans la soirée, de « pris dans un bombardement transfrontalier ». Ce libellé figure toujours dans la version actuelle de l'article.

Les modifications apportées à l'attribution des frappes à Israël ont été effectuées par un rédacteur en chef pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, à la demande du siège de l'AFP à Paris.

« La situation était très tendue. Nous venions d'apprendre que nos collègues [Christina Assi et Dylan Collins] avaient été gravement blessés », raconte un journaliste de l'AFP à Declassified sous couvert d'anonymat.

L'AFP a cependant fini par reconnaître la responsabilité d'Israël dans les frappes, à la suite d'une enquête conjointe avec Airwars, publiée huit semaines après les faits.

Hiérarchie éditoriale

« La décision a été prise par la hiérarchie éditoriale de l'AFP, conformément aux règles et au fonctionnement de l'agence », a répondu M. Chetwynd.

« L'équipe de la rédaction en chef est responsable de l'ensemble du contenu de nos dépêches et il lui appartient donc de s'assurer que tout le contenu de nos dépêches est conforme aux normes de l'AFP. Cette équipe est basée à Paris. Ce n'est pas un mystère, c'est notre procédure standard ».

En ce qui concerne les modifications apportées à l'article, M. Chetwynd a déclaré : « Nous ne disposions pas d'éléments suffisamment solides pour étayer l'attribution initiale des frappes à Israël.

Les éléments sur lesquels repose l'attribution des frappes à Israël proviennent de sources militaires israéliennes et libanaises, que l'AFP a citées tout au long de la journée et qui demeurent dans la version actuelle. Le seul témoignage source que les rédacteurs ont substantiellement réécrit après la mort d'Abdallah est le témoignage oculaire de leurs propres correspondants selon lequel la frappe qui les a touchés semblait provenir d'Israël.

L'AFP a répondu : « La première attribution selon laquelle les journalistes ont été tués et blessés par des tirs israéliens, citant un journaliste de l'AFP, était trop forte et devait être modifiée. Selon les informations fournies par les témoins oculaires sur place, les tirs « semblaient » provenir du côté israélien. Pour respecter les directives strictes de l'AFP en matière de sources d'information, nous avons dû trouver une formulation plus prudente ».

Après sept semaines d'enquête conjointe avec Airwars, l'AFP a attribué la frappe à « un obus de char utilisé uniquement par l'armée israélienne ».

Crises et prudence

Certains journalistes de l'AFP qui ont parlé à Declassified sous couvert d'anonymat s'inquiètent d'une tendance inquiétante dans sa couverture de la Palestine. Deux d'entre eux se souviennent d'un recul similaire sur le rôle d'Israël dans la couverture par l'AFP de l'assassinat par un sniper israélien de la journaliste d'Al Jazeera, Shireen Abu Akleh, en mai 2022.

Un journaliste nous a confié : « Il s'agit d'une série d'événements très similaires où nous avions notre propre journaliste sur le terrain. Nous avions notre journaliste sur le terrain et il l'a vue se faire tirer dessus. C'est ce que nous avions initialement, elle a été abattue par les forces israéliennes. Puis, sur la base d'un appel téléphonique, Paris a fait marche arrière ».

La note de condoléances adressée par l'AFP à Al Jazeera ce jour-là indique qu'Abu Akleh a été tuée « alors qu'elle couvrait les affrontements dans la ville palestinienne de Jénine ». Le résultat est que, selon un journaliste de l'AFP, « même les gens qui n'étaient pas dans la salle de rédaction ce jour-là savent maintenant que Paris nous a demandé de revenir en arrière ».

Declassified n'a pas été en mesure de vérifier de manière indépendante que des changements ont été apportés au rapport de l'AFP sur la mort d'Abu Akleh.

Au sujet de sa mort, l'AFP a déclaré : Il était nécessaire de formuler l'information avec plus de prudence » en raison d'un « sourcing problématique en temps réel ». Le journaliste de l'AFP sur place était capable de dire que Shireen avait été touchée et de donner le contexte général des tirs israéliens. Mais le journaliste de l'AFP ne pouvait pas dire avec 100 % de certitude à ce moment-là que Shireen avait été tuée par une balle israélienne ».

La certitude à cent pour cent est arrivée quelques mois plus tard, lorsque les FDI ont admis qu'elle avait « probablement » été tuée par un soldat israélien, ce que l'AFP a𝕏 rapporté.

L'AFP n'a pas non plus attribué à Israël la frappe qui a  détruit son bureau de Gaza le 3 novembre. Même les FDI ont reconnu plus tard avoir frappé « pour éliminer une menace immédiate » « près du bâtiment », mais ont nié l'avoir pris pour cible.

L'AFP était la seule grande agence de presse internationale à disposer d'un flux vidéo en direct de la ville de Gaza.

Une histoire complexe et conflictuelle

L'AFP a également essuyé des critiques dans la direction opposée,  accusée d'être trop favorable au Hamas et d'être « trop prudente » avec les sources israéliennes.

En octobre, le chef du service politique de l'AFP, Hervé Rouach, agissant à titre personnel, a fait part à des rédacteurs en chef de son indignation face aux « retards », aux « minimisations » et à la « rareté des voix des victimes » dans les reportages de l'AFP sur les assassinats commis par le Hamas. Il s'agit notamment du kibboutz Be'eri et du festival de musique Nova, et des descriptions de corps mutilés qui ont été retirées d'un article.

Dans  une longue note publiée le 2 novembre, M. Chetwynd commence par décrire la guerre entre Israël et le Hamas comme « l'une des histoires les plus complexes et les plus conflictuelles que l'AFP ait couvertes ».

Il ajoute : « L'émotion est motivée par l'ampleur et la brutalité de l'attaque du Hamas le 7 octobre et les questions existentielles qu'elle pose à Israël. » Concernant le siège illégal de Gaza par Israël et sa rhétorique et ses actions de plus en plus génocidaires, « [L'émotion] est renforcée par les récits d'immenses souffrances à Gaza ».

Selon le ministère de la santé de Gaza, une personne sur cent est morte dans le territoire et ce nombre ne cesse de croître. Il est peu probable que beaucoup d'employés de l'AFP suivent le conseil de leur rédacteur en chef de « se calmer ».

Claire Lauterbach et Namir Shabibi

Claire Lauterbach est une journaliste d'investigation et productrice indépendante. Elle est l'ancienne responsable des enquêtes de Privacy International, où elle a enquêté sur l'utilisation et l'abus des technologies de surveillance et militaires, et une ancienne enquêtrice principale de Global Witness. Claire a précédemment enquêté sur les crimes de guerre à Goma, en République démocratique du Congo, pour Human Rights Watch.

Namir Shabibiest un journaliste d'investigation indépendant, conférencier invité en géopolitique à l'université de Westminster et candidat au doctorat qui étudie les actions paramilitaires secrètes dans le cadre de la « guerre contre la terreur ». Il a été délégué du Comité international de la Croix-Rouge pour enquêter sur les violations des conventions de Genève au Darfour et à Guantanamo Bay.

Article original en anglais publié le 7 février 2024 sur  Declassified

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