Marcel-M. Monin, France-Soir
La salle du Congrès, à Versailles.
Pool AFP
TRIBUNE - La classe politique vient, dans son ensemble, (moins 72 parlementaires que l'on n'a guère entendu ni à Versailles, ni ailleurs) et dans une sorte d'état de grâce (à en juger par les discours et les bonnes mines des orateurs) de voter la "constitutionnalisation de l'avortement". En attendant qu'Emmanuel Macron ne décide sans doute de présider une cérémonie qui s'annonce magnifique. Au cours de laquelle on ne manquera pas de vanter une action (surtout à quelques mois des élections européennes) ayant pour objectif la concorde nationale. Et pour avoir donné, tel le porteur de la flamme olympique et au nom de la France, la lumière à celles et ceux qui en sont privés dans le reste du monde.
Ce beau moment de l'histoire de la France et du monde est l'occasion de réfléchir sur l'évènement.
Du point de vue sémantique, nous sommes passés, s'agissant de l'avortement, de la notion de "dépénalisation" à la notion de "droit des femmes à disposer de leur corps" (1). Ce qui n'est évidemment pas du tout la même chose. Il a été décidé il y a une cinquantaine d'années de dépénaliser l'avortement. On pensait à l'époque à ces jeunes filles ou jeunes femmes tombées enceintes après ce qu'elles pensaient avoir été seulement un moment de plaisir. Et qui n'étaient prêtes ni à assumer une vie de couple avec le géniteur, ni même (par exemple parce qu'elles étaient lycéennes) ne pouvaient assurer le rôle de mère. Ou à qui on apprenait que les cellules que leur organisme commençait à développer allaient fabriquer un être anormal. Sans compter celles qui avaient été violées, et qui ne voulaient pas poursuivre leur vie en subissant le résultat de l'indignité qui leur avait été imposée.
Celles qui en avaient les moyens allaient avorter à l'étranger et étaient laissées tranquilles. Les plus humbles avortaient en France dans des conditions épouvantables, mettant leur vie en danger. En s'exposant qui plus est aux foudres de la loi si elles étaient prises. D'où la dépénalisation pour mettre fin à des situations injustes ou scandaleuses. Ce qui était très différent du "droit" actuel à pouvoir disposer de son corps.
Depuis cette époque que nous venons de décrire, il existe divers moyens d'avoir des relations sexuelles et de ne pas tomber enceinte : les préservatifs, la pilule contraceptive et la pilule du lendemain. Qui semblent avoir été assez négligés puisque les avortements (ou plutôt les IGV, terme plus poli et correct) augmentent. Négligence – ou irresponsabilité ? – qui peuvent expliquer la "fabrication" du droit en question.
Et lorsque la classe politique a voté, dans une belle unanimité, le "droit des femmes à disposer de leur corps", celle-ci a occulté (se rappeler les discours du 4 mars à Versailles) le contexte dans lequel la loi a évolué.
Dans certains cas, les IVG peuvent intervenir alors que le sujet (ou l'objet ?) de l'avortement est en réalité un enfant qui serait viable en cas d'accouchement. Avortement qui exige que l'enfant en question (et ce, quoi qu'en dise la Cour de cassation d'un point de vue juridique) soit tué (c'est comme cela que ça s'appelle) avant qu'il ne soit expulsé du corps de celle qui le portait jusque-là.
Situation complexe ou paradoxale. L'enfant est tué après être sorti du ventre porteur ? C'est donc un infanticide tombant sous le coup de la loi pénale. On arrête la vie du "non enfant" (selon la Cour de cassation) juste avant ? C'est le droit des femmes à jouir/disposer de leur corps.
Cette dissociation entre le droit (traditionnel) à la vie et le droit (nouveau) de jouir de son corps amène à recenser les (nouveaux) modes de gestion de la vie et de la mort des êtres humains. Gestion qui peut faire un peu penser à la gestion de stocks (comme la gestion des stocks des salariés ou des chômeurs, des stocks d'agriculteurs trop nombreux, etc.). Et ce, en dehors des politiques natalistes ou contraires visant jusque-là à orienter les êtres humains à se reproduire plus ou moins… mais comme des êtres humains.
La technologie permet de fabriquer des êtres humains autrement : on utilise des spermatozoïdes de l'un, l'ovule d'une autre, et on fait fabriquer un enfant par une tierce personne. En attendant probablement de pouvoir remplacer les ventres par des récipients conçus à cet effet. Ce qui pourrait par ailleurs donner naissance à terme à une industrie florissante de production d'êtres humains (comme dans le roman dystopique Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley).
Quand ce qui vit importune (on ne parle pas ici de tous les avortements), on avorte. Au nom de l'idée que l'on se fait de tel ou tel de ses droits. Droits que l'on crée au besoin.
Et plus tard, c'est le suicide ou l'euthanasie qui pourront régler les problèmes et les dépenses engendrées par les êtres devenus inutiles ou s'avérant inutilement coûteux (2).
Les parlementaires qui ont voté, dans l'allégresse, au nom du droit à jouir de son corps, la constitutionnalisation (3) de l'avortement n'ont ni évoqué, ni sans doute pensé (pour la plupart) à ces questions.
Tant mieux pour eux.
(1) Ce glissement sémantique est couramment pratiqué par ceux qui y ont intérêt. Par exemple, on a vu que les personnes qui critiquent la politique menée par les autorités gouvernementales israéliennes, sont qualifiés d'antisémites. Que ceux qui s'opposent pareillement au mélange des dogmes religieux et des règles de l'Etat sont qualifiés d'islamophobes, etc.
(2) Dans les propos qui sont prêtés – source AFP – à Jacques Attali (L‘Avenir de la vie), on trouve une vision d'une possible société future fonctionnant selon cette logique : "L'euthanasie sera un des instruments essentiels de nos sociétés futures dans tous les cas de figure. Dans une logique socialiste, pour commencer, le problème se pose comme suit : la logique socialiste, c'est la liberté et la liberté fondamentale, c'est le suicide ; en conséquence, le droit au suicide direct ou indirect est donc une valeur absolue dans ce type de société. Dans une société capitaliste, des machines à tuer, des prothèses qui permettront d'éliminer la vie lorsqu'elle sera trop insupportable ou économiquement trop coûteuse, verront le jour et seront de pratique courante. Je pense donc que l'euthanasie, qu'elle soit une valeur de liberté ou de marchandise, sera une des règles de la société future".
(3) On ne traite pas ici des conséquences de la constitutionnalisation. Comme de la survie possible (ou pas) de la liberté de conscience du corps médical. Etant entendu qu'après l'interdiction qui fut faite aux médecins de ville, avec la bénédiction du Conseil d'Etat, de prescrire certains médicaments (pouvant par ailleurs en concurrencer d'autres plus lucratifs) aux personnes affectées par le Covid… on ne donne pas cher de ladite liberté de conscience.
Marcel-M. Monin est maître de conférences honoraire des universités.