27/03/2024 elcorreo.eu.org  13 min #245636

1976 : Le coup d'État en Argentine

par Jorge Majfud

Buenos Aires, Argentine. 6 septembre 1977 — Les soldats entrent dans la maison et Nicasia Rodríguez emmène ses trois enfants aux toilettes. Marcela, Sergio et Marina se serrent dans un coin et attendent. La mère leur dit : « Comportez-vous bien, car maman vous aime beaucoup ». Puis la femme résiste a l'assaut et meurt le même après-midi avec son compagnon Arturo Alejandrino Jaimez. Les enfants sont traînés hors de la salle de bain et, peu après, passent devant leur mère décédée. Les complices du futur, depuis leurs ordinateurs opiniâtres, liront ce rapport et diront que les victimes l'ont mérité, que les parents étaient responsables. L'aînée, Marcela, est emmenée se promener dans le quartier afin de montrer quels voisins sont les amis des ennemis. Marcela ne sait pas grand chose. Les soldats lui disent que c'est une pute et, dans un coin, lui tordent les tétons qui commençaient à peine à se développer. Comme les soldats sont fatigués et méchants, Marcelita invente des réponses. Pas celui-là, celui-là oui. De là, ils l'emmènent marcher pendant trois mois sur les morts et les torturés de La Tablada, Vesubio et Sheraton Centres clandestins de détention).

Marcela Quiroga, douze ans, a été sauvée car, selon les manuels du Pentagone, elle est une source d'informations. Son frère et sa soeur disparaissent et sa mère, Nicasia, sera retrouvée des décennies plus tard dans un cimetière de La Plata, sous l'acronyme anglais habituel NN (NoName). Dans un autre « atelier « de torture, l'un des patriotes connu sous le nom de Capitaine Beto, déclare au journaliste Jacobo Timerman : « Seul Dieu donne et prend la vie ». Mais maintenant, Dieu est occupé ailleurs, et c'est nous qui devons nous occuper de cette œuvre en Argentine » (1).

Bien que la junte militaire justifie le coup d'État par la violence des groupes subversifs de gauche, les archives montrent que la violence terroriste des groupes paramilitaires est bien plus élevée. Au cours de la première année du gouvernement néo-péroniste d'Isabel Perón, les assassinats de l'Alliance anticommuniste argentine (la Triple A créée par José López Rega, bras droit du président) ont totalisé 503 victimes, soit plus que toutes les victimes des attentas faits par les groupes de gauche. L' ambassadeur Robert Charles Hill lui même avait signalé, le 24 mars 1975, au secrétaire d'État Henry Kissinger, environ 25 exécutions politiques en seulement 48 heures, dont les deux tiers étaient des victimes du paramilitarisme d'extrême droite. « Le plus grand incident — écrit l'ambassadeur dans un mémo — s'est produit vendredi dernier, lorsque 15 terroristes (apparemment de Triple A) ont enlevé des jeunes de la gauche péroniste à bord de huit Ford Falcon. Une femme a été assassinée alors qu'elle tentait d'empêcher l'enlèvement de son mari. Plus tard, six autres corps sont apparus... À Mar del Plata, en représailles à la mort d'un avocat péroniste de droite aux mains d'un groupe de Montoneros, cinq autres gauchistes ont été assassinés, totalisant plus d'une centaine d'assassinats politiques. jusqu'à présent, depuis le debut de l'année ».

Dès la confirmation du nouveau  Coup d'État en Argentine, le 24 mars de l'année précédente, l'ambassadeur Hill n'avait même pas attendu les 48 heures réglementaires pour reconnaître le nouveau gouvernement au nom de Washington. « Il s'agit probablement du coup d'État le mieux exécuté et le plus civilisé de l'histoire de l'Argentine... Les intérêts de l'Argentine, comme les nôtres, dépendent du succès du gouvernement modéré du général Videla », avait-il déclaré. « Le coup d'État le plus civilisé de l'histoire argentine » laissera une montagne d'au moins une douzaine de milliers de cadavres en seulement neuf ans, sans compter les milliers de personnes torturées et violées qui survivront, sans compter les dizaines de milliers d'exilés et une nation entière traumatisée pour les générations à venir en raison du terrorisme d'État civilisé que certains appelleront, par distraction sémantique, la guerre sale.

Un soir, fatigué de vivre isolé dans l'ambassade à lire des rapports secrets et entouré d'une armée chaque fois qu'il doit assister à une réunion d'urgence, l'ambassadeur décide d'aller dîner avec sa femme dans un restaurant de Puerto Madero. Dès qu'il est reconnu, les convives commencent à partir jusqu'à ce qu'il ne reste plus personne, à part les diplomates. Certains diront que c'est par peur des attaques, d'autres par mépris. Mais alors que le prodige diplomatique de Hill arrive à la fin de sa carrière et de sa vie, l'homme commence à voir le monde sous un angle totalement différent. Soudain, avec la rapidité avec laquelle quelque chose tombe, il est poursuivi par des remords, des déceptions et une dangereuse perte de confiance en Washington et en sa propre mission au fil des décennies.

À peine un an plus tard, le mépris de l'ambassadeur Hill se reflète désormais sur le secrétaire d'État Henry Kissinger. Peu avant de quitter ce monde, en réaction morale à la fin de sa longue carrière impérialiste, l'ambassadeur Robert Hill tentera de résister à l'approbation par Henry Kissinger de la dictature argentine en raison des violations évidentes des droits de l'homme. Lors de la réunion de l'OEA à Santiago du Chili en juin (à l'Hôtel Carrera, le même que celui utilisé par le film Missing, filmé secrètement sur la disparition de Charles Horman), Hill tentera sans succès de renverser la puissante diplomatie officieuse du tout- le puissant Kissinger. L'un des événements qui ont précipité la crise morale de l'ambassadeur Hill peu avant sa mort (il n'est presque jamais trop tard pour voir la réalité) a été lorsque le fils de trente ans de l'un des employés de son ambassadeur, Juan de Onis, a été kidnappé par le gouvernement Videla et a disparu. Lorsque the Nation a rendu compte de cette affaire en octobre 1987, Kissinger se moquait des préoccupations excessives du regretté ambassadeur Hill à l'égard des droits de l'homme.

Kissinger est intouchable et indestructible. Le 25 mars 1976, dans le télégramme 72468 du Département d'État, il avait envoyé à la Maison Blanche une copie de la conclusion du Bureau de renseignement et de recherche, confirmant les bénéfices du nouveau coup d'État en Amérique latine, raisons qui ne font que répéter d'autres arguments utilisés au XIXe siècle : « Les trois dirigeants de la Junte sont connus pour leurs positions en faveur des États-Unis... et pour leurs préférences pour les investissements de capitaux étrangers. De plus, le nouveau gouvernement sollicitera une aide financière des États-Unis, qu'elle soit morale ou en dollars ». Comme c'est l'habitude, la nouvelle dictature amie n'a pas été bloquée, bien au contraire. Le FMI a approuvé, en quelques heures, un prêt de 127 millions de dollars (575 millions en valeur 2020) pour assurer le succès du nouveau régime terroriste, comme il l'avait fait avec le Chili et d'autres dictatures militaires.

Aujourd'hui, la nouvelle dictature est une conséquence de la manipulation idéologique oubliée par Washington de l'Armée argentine et de ses intendants au début des années 1960. Une fois le processus et la violence mûris, en 1967, Richard Nixon fit un voyage en Amérique du Sud, cette fois sans manifestations, ni crachats. Selon les médias et le récit social, les choses ont été pacifiées par la force des dictatures. Selon des données concrètes, la violence a atteint des niveaux jamais vus auparavant. Au Brésil, Nixon avait salué la « liberté totale de la presse » sous la dictature parrainée par Washington. Il ne lit ni n'écoute plusieurs journalistes étasuniens et brésiliens en exil lui rappeler que le fascisme règne au Brésil et qu'il n'y a pas de liberté de la presse. En Argentine, Nixon avait reconnu que le dictateur, la Général Juan Carlos Onganía « est un leader fort et respectueux des institutions libres ». Devant les journalistes, il a déclaré : « Même si je le voulais, une démocratie comme celle que nous avons aux États-Unis ne fonctionnera pas ici ».

Un an plus tôt, le 29 juillet 1966, l'Armée argentine et ses officiers décorés par Washington (comme Onganía lui-même) et diplômés de l'École des Amériques étaient intervenus dans les universités considérées comme des « repères de marxistes », arrêtant étudiants et professeurs pour leurs idées, comme l'idée très vernaculaire d'« autonomie universitaire » née de la rébellion argentine de 1918 et éliminée par le décret-loi 16 912. A cette époque, l'académie argentine était parmi les plus prestigieuses au monde. Comme se souvient le scientifique et prix Nobel César Milstein, lorsque les militaires argentins ont pris le pouvoir, ils ont décrété que le pays serait en ordre dès que tous les intellectuels seraient expulsés. Idée géniale qu'ils ont mise en pratique pour plonger l'Argentine dans les sous-sols les plus sombres de l'histoire. En quelques mois, 1 500 professeurs sont envoyés en exil pour renforcer la puissance intellectuelle des universités en Europe et aux États-Unis (2).

Le coup d'État militaire du Général Juan Carlos Onganía avait mis fin au gouvernement légitime d'Arturo Illia sans aucune crise sociale ou économique, hormis la crise interne de l'Armée entre les Azules et les Colorados, les plaisanteries burlesques et conspiratrices de la presse nationale et le complot de Washington contre les nouvelles mesures du gouvernement démocratique. Lorsque, quelques années plus tard, le pays se plongera dans la réalité de ce qui quatre ans auparavant n'était qu'une fiction inventée (crise économique, révolte sociale, nouveaux groupes subversifs organisés et expérience de l'insurrection), la junte dictatoriale décidera que sa raison d'être originelle le péronisme, au lieu d'être le problème principal, pourrait être la solution pour canaliser le mécontentement, la frustration et la radicalisation de la gauche. C'est pour cette raison que les militaires ont ouvert la porte au retour de Juan Perón et des péronistes en 1971. Il ne serait pas exagéré de supposer que les services de renseignement savaient parfaitement que ce Perón, qui représentait désormais les groupes les plus radicalisés de la gauche, était un produit de la dictature fasciste d'Onganía, dans son exil dans l'Espagne franquiste, il était tombé, commodément et irrémédiablement, à droite.

Le Perón revenu d'exil n'était pas Perón, mais un spectre. Alors, Perón est antipéroniste. De la même manière que son mariage avec l'actrice Eva Duarte l'avait orienté vers une politique progressiste, sa nouvelle épouse Isabel Martínez, une danseuse argentine rencontrée au Panama, l'avait finalement poussé à droite. À son retour au pays et après avoir remporté les élections de 1973 (grâce à l'aimable démission du président élu Héctor José Cámpora la même année), il entre le 12 octobre à la Casa Rosada avec son épouse et vice-présidente Isabel Martínez de Perón. Derrière lui se profilait l'ombre d'Isabel et d'un membre de l'extrême droite catholique et exotérique, José López Rega. Perón mourut un an plus tard et la présidence fut laissée à Isabel et Lopecito. Depuis lors, les meurtres de dissidents de gauche se sont multipliés selon un schéma familier.

Le 11 mai 1974, le père Carlos Mugica est assassiné par un commando de la Triple A ( Alliance anticommuniste argentine). Comme le père Romero ou le jésuite Ellacuría au Salvador, comme beaucoup d'autres prêtres rebelles, assassinés ou persécutés sur le continent sous l'accusation d'être marxistes pour avoir remis en question la brutalité oligarchique, Mugica était un catholique proche de La théologie de la libération et de l'Église du tiers-monde. qui prônait la dignité des travailleurs, pour la résistance pacifique et pour un retour aux racines de l'Évangile, c'est-à-dire à l'opposé des racines du catholicisme impérialiste et oligarchique de l'empereur Constantin, de la papauté et, maintenant, de López Rega au pouvoir.

À cette époque, le premier ajustement tarifaire de l'histoire, connu sous le nom d' El Rogrigazo, appliquait des mesures néolibérales conduisant à une explosion de l'inflation jusqu'à près de mille pour cent. L'ajustement a été baptisé « honnêteté de l'économie » et aura plusieurs déjà-vu, comme celui du président néolibéral Mauricio Macri, exactement quatre décennies plus tard. La déception des péronistes face au nouveau péronisme et l'expérience subversive créée par la dictature d'Onganía dans les années 60 avaient formé le cocktail parfait pour le chaos et, surtout, pour une nouvelle excuse pour les forces de répression. Quoi de mieux que le désordre pour les professionnels de l'ordre ? Quoi de plus dangereux que le désordre sinon l'ordre lui-même ? Quelques mois avant les élections de 1976, les militaires décidèrent de réaliser un nouveau coup d'État pour éviter ainsi le triomphe de l'aile gauche du péronisme, regroupée derrière Cámpora et avec la possibilité d'obtenir un vote fort.

Ainsi, grâce à la dictature de la Junte dirigée par le général Rafael Videla, le néolibéralisme et le Consensus de Washington atteindront leur niveau maximum dans le Cône Sud, après le Chili. Les entreprises privées, nationales et étrangères, gouverneront en parallèle, au point que le gouvernement est allé jusqu'à privatiser la dette acquise par les entreprises privées, créant ainsi la plus grande dette extérieure de l'histoire du pays, que les travailleurs argentins paieront au fil des années. Dans les décennies à venir, une dette qui, en outre, comme dans le reste des pays d'Amérique latine bénis par les emprunts et les dictatures de Washington, empêchera la croissance et bien plus encore le développement du pays.

Le 7 octobre 1976, après le coup d'État, Henry Kissinger, lors d'une réunion à laquelle était présent le sous-secrétaire d'État américain Philip Habib, dira personnellement au ministre argentin des Affaires étrangères, l'amiral César Guzzetti :

« Notre intérêt est que vous réussissiez. J'ai une vision démodée selon laquelle les amis doivent être défendus. Aux États-Unis, les gens ne comprennent pas que vous avez ici une guerre civile. Ils entendent parler de la nécessité des Droits de l'Homme mais ils ne comprennent pas le contexte... Alors plus tôt vous le faites, mieux ce sera ».

Jorge Majfud* pour  Estudios Críticos

 Estudios Críticos. Usa, le 24 mars 2024.

Traduit de l'espagnol pour  El Correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi

 El Correo de la Diaspora. Paris, le 27 mars 2024

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Notes

(1) Timerman, né en Union soviétique en 1923, fuira avec sa femme le nouveau régime d'extrême droite pour se réfugier en Israël. Bien que sioniste d'origine, il a comparé Israël au régime raciste d'Afrique du Sud et a publié en 1982 le livre Israël : la guerre la plus longue. L'invasion du Liban par Israël dans laquelle il critiquera durement « l' occupation et l'exploitation » brutales de la Palestine, qu'il considérera comme une trahison de l'État d'Israël envers la véritable tradition juive. Il sera accusé d'être « honteusement pro-palestinien ». Naturellement, le livre a été couvert par le silence de la propagande d'État et de la contre-propagande organisée par le gouvernement israélien aux États-Unis. Cependant, le ministre des Affaires étrangères de ce pays, Yehuda Ben Meir, dans l'émission de télévision américaine 60 Minutes, déclarera à propos de Timerman : « Nous l'avons fait sortir d'Argentine et maintenant il nous paye avec ces critiques... sa calomnie est née de sahaine de soi ».

(2) Parmi beaucoup d'autres, comme le résume Lucas Doldan : l'informaticien Manuel Sadosky, l'épistémologue, physicien et météorologue Rolando García, l'historien Sergio Bagú, l'astronome Catherine Gattegno, l'historien Tulio Halperín Donghi, l'épistémologue Gregorio Klimovsky, le géologue Amílcar Herrera et la physicienne atomique Mariana Weissmann.

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