Saïd Bouamama
Tandis que les USA et la France cherchent à maintenir voire à « mutualiser » leurs bases militaires en Afrique de l'Ouest, le Wall Street Journal a révélé que, depuis août 2023, des soldats ukrainiens interviennent au Soudan aux côtés des Forces armées soudanaises contre la rébellion paramilitaire du général Dogolo. Une guerre civile qui n'intéresse pas les médias occidentaux et dont le bilan s'élève, depuis un an, à plus de 20.000 morts et 7 millions de déplacés... (I'A)
Suite à la rupture avec effets immédiats des accords militaires par le Niger et l'exigence d'un retrait des forces militaires états-unienne sans délai, le chef d'Etat-major des armées états-uniennes, Charles Brown, a donné une conférence de presse sur la base militaire de Ramstein en Allemagne.
Au cours de celle-ci, il a développé la thèse d'un danger d'un regain du terrorisme du fait de la décision nigérienne en ces termes : « Les évènements de juillet et ceux qui les ont suivis se sont répercutés sur notre capacité de poursuivre nos efforts dans la lutte contre le terrorisme. La politique récente du Niger a un impact négatif sur notre stratégie dans la région ».
Les évènements de juillet dont parle le chef d'Etat-Major ne sont rien d'autres que le coup d'Etat patriotique et la rupture des liens de coopération militaire avec la France. Charles Brown a ensuite indiqué que Washington étudiait d'autres possibilité de déploiement en Afrique occidentale afin : « de maintenir une présence stratégique dans la région et de continuer à contribuer à la sécurité et à la stabilité régionale ».
Inquiétudes franco-américaines
La préoccupation est la même pour l'Etat français qui a été contraint de se retirer, coup sur coup, du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Le général chef d'Etat-Major des armées, Thierry Burkhard, était lui aussi intervenu sur cette question le 31 janvier dernier à l'Assemblée nationale. Il se félicitait du travail accompli, donnait son explication des désaccords avec ces trois pays du Sahel et plaidait alors pour la mise en place de bases communes avec d'autres Etats occidentaux et en particulier avec les USA.
Voici son analyse : « Notre dispositif militaire historique était efficace et envié mais dans le double contexte d'instabilité et d'affirmation des souverainetés, il produit, notamment dans le champ des perceptions, des effets négatifs qui finissent par peser plus lourd que les effets positifs ».
Arrêtons-nous rapidement sur cette explication qui indique le maintien des velléités d'intervention militaire en Afrique. D'abord sur le plan de l'autosatisfaction et de l'efficacité, soulignons que l'évaluation dépend du critère choisi. Si le critère est la préservation des intérêts économiques et géostratégiques français, le chef d'Etat-Major a raison. Rappelons deux de ces interventions françaises et leur résultat.
En 2011, ce sont 4200 militaires français, 40 avions, 20 hélicoptères et 27 bâtiments de la marine qui interviennent pour faire chuter Mouammar Kadhafi avec comme résultat l'installation d'un chaos sur lequel s'est développé le terrorisme dans toute la région. La même année, c'est une autre intervention militaire en Côte d'Ivoire. Avec pour résultat la destitution et l'emprisonnement (10 ans à La Haye) de Laurent Gbagbo, président élu, puis l'installation à la tête du pays d'Alassane Ouattara, fidèle serviteur des intérêts occidentaux depuis. Si pour l'impérialisme français ces interventions ont un bilan positif, pour les peuples ivoirien et Libyen c'est exactement l'inverse.
Concernant les désaccords avec les pays de l'Alliance des Etats du Sahel, le chef d'Etat-Major ressort la vieille explication culturaliste colonialiste sur l'erreur de perception que feraient les peuples africains. Le désaccord ne serait pas objectif, mais découlerait d'une lecture erronée de la situation par les peuples africains du fait de la propagande anti-française de la Russie. Ces peuples seraient, comme dans la vieille imagerie coloniale, naïfs et prêts à écouter toutes les rumeurs et tous les mensonges.
Redéploiement franco-américain
Le Chef d'Etat-Major français a proposé pour sortir de la crise actuelle la création de bases communes avec les Etats-Unis qu'il argumente comme suit : « En ce qui concerne la création de bases communes avec les Américains ou d'autres, mutualiser les bases est souhaitable si nous voulons réduire notre visibilité tout en conservant le minimum d'empreinte nécessaire pour maintenir ouverts nos accès ».
Tout est dit. Il ne s'agit pas de modifier les objectifs de la présence militaire occidentale en Afrique mais simplement de la rendre moins visible pour prendre en compte les exigences de souveraineté nationale qu'expriment de plus en plus fermement l'ensemble des peuples de la région et désormais les pays de l'Alliance des Etats du Sahel.
La dernière décision nigérienne met l'ensemble des Etats occidentaux en difficulté dans leurs stratégies militaires en Afrique. La France comme les Etats-Unis disposent encore d'une importante base militaire à Djibouti. Mais celles-ci sont largement inefficaces si elles ne sont pas complétées par ce qui s'appelle dans le vocabulaire militaire « des bases à empreinte légère », plus petites, éparpillées dans plusieurs pays et capable d'accueillir des drones armés et des petits contingents de forces spéciales.
On le saisit, la préoccupation première de ces stratégies occidentales n'est nullement la lutte anti-terroriste mais la préoccupation géostratégique de contrecarrer la Chine et la Russie.
A Washington comme à Paris sont évoqués le Tchad, le Sénégal ou le Gabon pour l'accueil de ces nouvelles bases dite à empreinte légère. L'exemple des pays de l'alliance des Etats du Sahel constitue cependant un éveil pour les peuples de ces pays afin qu'ils rejettent cette dépendance militaire et exigent à leur tour de leurs gouvernements des choix conformes à leurs intérêts nationaux.
Ingérence ukrainienne au Soudan
Un autre gouvernement occidental a fait parler de lui en Afrique ces derniers jours, l'Ukraine. Un article du Wall Street Journal, daté du 6 mars 2024, révèle, documents à l'appui, que des soldats et instructeurs ukrainiens interviennent depuis août 2023 dans la guerre civile soudanaise au côté des Forces Armées Soudanaises.
L'article révèle que le gouvernement soudanais avait fourni de nombreuses armes à l'Ukraine début 2022 : « Volodymyr Zelensky a répondu positivement à la demande du président soudanais Abdel-Fattah-Burhan d'une aide militaire de l'Ukraine car ce dernier fournissait discrètement des armes à Kiev depuis peu après l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022. » Pendant les conflits fréquents dans le pays depuis plusieurs décennies, les armes affluaient - directement et indirectement - des États-Unis, de la Russie, de la Chine et d'ailleurs.
En conséquence, le Soudan disposait de nombreuses armes en stock au début de 2022, lorsque la Russie a envahi l'Ukraine et que Kiev cherchait toutes les armes disponibles. « Nous avons retiré beaucoup d'armes du Soudan. Différents pays les ont payées. Le Soudan disposait d'une large gamme d'armes, des chinoises aux américaines », a confessé Kyrylo Budanov, le chef de la Direction principale du renseignement du ministère ukrainien de la Défense.
Voilà qui éclaire d'une nouvelle lumière les raisons du soutien russe au général Mohamed Hamdan Dogolo en lutte contre l'armée soudanaise.
Le Soudan qui a déjà été divisé en deux par les stratégies impérialistes d'accaparement des ressources pétrolières se retrouve une nouvelle fois utilisé comme champs de bataille pour des intérêts qui ne sont pas ceux du peuple soudanais. Tant que les politiques de défense dépendront de l'étranger les peuples africains continueront à payer un prix lourd en vies humaines et en dégâts matériels.
Saïd Bouamama
Pour aller plus loin :
Guerric Poncet, Des bases franco-américaines en Afrique : pour quoi faire ? Le Point du 19 mars 2024.
Ian Lovett, Ukraine Is Now Fighting Russia in Sudan, The Wall Street Journal du 6 mars 2024, consultable sur le site : wsj.com
Source : Investig'Action