06/05/2024 elucid.media  12 min #248087

« La liberté de la Palestine est une cause internationale » - Alain Gresh

publié le 05/05/2024 Par  Laurent Ottavi

La guerre d'Israël à Gaza fait l'objet d'une information biaisée et d'indignations sélectives. Alain Gresh, journaliste fondateur du journal en ligne Orient XXI, fait paraître Palestine, un peuple qui ne veut pas mourir (Les liens qui libèrent). Il apporte son éclairage sur les évènements en cours, les resitue dans le temps long de l'Histoire et explique les raisons du manichéisme des grands médias et des gouvernements occidentaux.

Laurent Ottavi (Élucid) : Pourquoi tenez-vous à rappeler que l'attaque du Hamas, le 7 octobre dernier, relève d'abord d'une opération militaire ?

Alain Gresh : Les attaques ont d'abord visé les bases militaires qui encerclaient Gaza et les forces militaires, parmi lesquelles la division Gaza. C'était une première victoire qui a surpris les Israéliens et les autres pays, dans la mesure où elles ont déjoué la sécurité de leur adversaire. D'autre part, ces attaques ont réussi à remettre la question palestinienne à l'ordre du jour, ce qui est évidemment un succès politique. Dans le cas de cette attaque, des crimes ont été commis. Je ne parle évidemment pas des mensonges multiples -  quarante bébés égorgés, des familles entières assassinées dans leur maison, une rescapée des camps d'extermination assassinée - produits par une campagne de désinformation menée par les Israéliens, qui a servi à justifier le massacre des Palestiniens.

Cependant, il y a bien eu des civils tués, des femmes violées et des pillages. Des habitants de Gaza qui ont vu s'effondrer les défenses israéliennes se sont précipités dès qu'ils ont appris la nouvelle. Il ne faut pas oublier que, sur la population de Gaza, soit 2,3 millions de personnes, 70 % sont des réfugiés, des personnes chassées de chez elles en 1948-1949 au moment de la première guerre israélo-arabe. Ils ont vu leurs terres occupées par les kibboutz. Ils ont un sentiment de frustration et de rage qui peut donner lieu à des explosions de violences.

Élucid : Dans quel temps long s'inscrit l'attaque du Hamas du 7 octobre ?

Alain Gresh : Les grands médias ont analysé les évènements du 7 octobre comme le commencement de quelque chose. Ils s'inscrivent pourtant dans une continuité de plusieurs décennies. L'origine du problème palestinien remonte au 2 novembre 1917, lorsque Lord Balfour, ministre britannique, déclare que la Grande-Bretagne regarde d'un œil favorable la création d'un foyer national juif en Palestine. En 1922, elle obtient ensuite le mandat sur la Palestine et décide de soutenir la colonisation menée par le mouvement sioniste.

Depuis ce moment, des affrontements entre les colons juifs et la population palestinienne se sont multipliés. Je ne pense pas que les juifs forment une nation au sens traditionnel, mais je reconnais que c'est une question qui peut se poser. Toutefois, le mouvement sioniste relève pour moi de la colonisation, car il y avait déjà une population autochtone en Palestine et que les sionistes voulaient construire leur État là où vivait un autre peuple.

Depuis  la guerre de 1967 qui a vu Israël prendre le contrôle de la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est, le combat des Palestiniens a pris différentes formes selon les époques. Il y a eu la renaissance avec les fédayins dans les années 1960, sur le modèle de ce qui pouvait se passer en Amérique latine, en Indochine et au Vietnam, période qui fut notamment marquée par des détournements d'avions. Il y a eu ensuite une période de négociations, celle des accords d'Oslo, où les Israéliens et les Palestiniens se sont mis d'accord sur l'idée d'une autonomie de cinq ans des Palestiniens en Cisjordanie, à Gaza et à Jérusalem, à l'issue de laquelle un État palestinien serait reconnu à côté de l'État d'Israël. C'était une sorte de compromis.

Ce projet a échoué, essentiellement à cause de la politique israélienne qui n'a jamais arrêté la colonisation en Cisjordanie et à Gaza. Le nombre de colons a ainsi été multiplié par trois en dix ans après les accords d'Oslo et aucun État palestinien n'a été créé. Les Palestiniens se sont alors révoltés. Ce fut la seconde intifada qui a échoué face à une terrible répression et à l'indifférence, déjà, de la communauté internationale. Depuis cette période, la perspective d'une solution politique avait petit à petit disparu. Mais, depuis le 7 octobre, on parle à nouveau de la solution à deux États.

« La France est encore plus critiquée que les États-Unis au Maghreb pour son engagement aux côtés d'Israël. Un fossé civilisationnel très grave est en train de se creuser. »

Le Hamas est qualifié de mouvement terroriste. Pourquoi souhaitez-vous prendre de la distance avec cette classification ?

Le Fatah, qui avait porté les accords d'Oslo, a perdu beaucoup de crédibilité après avoir manqué son pari d'une solution politique négociée. Le Hamas est quant à lui un mouvement islamiste, mais essentiellement un mouvement de résistance, qui a gagné les élections démocratiques en 2007 sans que les Occidentaux en reconnaissent le résultat. Ces derniers ont même poussé à la scission entre le Fatah et le Hamas. Deux pouvoirs se sont ainsi installés, un à Ramallah, l'autre à Gaza. Il est effectivement qualifié de mouvement terroriste. Je ne vois pas très bien ce que cela recouvre.

Le terrorisme est surtout devenu l'accusation suprême contre un ennemi qu'on veut discréditer. Cela contribue à dépolitiser les problèmes, à penser la lutte comme une guerre entre le Bien et le Mal (le terrorisme). Le terrorisme n'est pas une idéologie : contrairement à ces dernières (socialiste, islamiste, fasciste, etc...), personne ne s'en revendique. Au mieux, le terrorisme peut être défini comme une série d'actions qui ont pour but de tuer des civils. Dans ce cas, l'État d'Israël est lui aussi terroriste. Je rappelle à ce propos que l'OLP a été accusée d'être une organisation terroriste et le Fatah également. Et je ne parle pas du Front de libération nationale algérien ou de l'ANC d'Afrique du Sud.

L'usage du concept de terrorisme à des fins politiques s'est accentué depuis le 11 septembre 2001. Un certain discours largement élaboré aux États-Unis et en Israël oppose le monde libre et occidental à un nouvel ennemi qui a remplacé le communisme, le « terrorisme » donc, et surtout, le terrorisme « islamique ». Une espèce de guerre mondiale lui est déclarée, une guerre de civilisation, une guerre sans fin. On peut en effet vaincre des organisations, des politiques, mais pas une abstraction comme « le mal ».

Cette rhétorique autorise l'usage de tous les moyens - comme les Américains l'ont fait en Irak -, notamment de s'affranchir du droit international et de pratiquer la torture à grande échelle. La volonté des journalistes des médias télévisés et radiophoniques de désigner le Hamas comme un mouvement terroriste tout en refusant de critiquer Israël répond au désir de créer une alliance du monde occidental face à de prétendues menaces multiples venant de ce qu'on appelle le « Sud global ».

On ne mesure pas en France à quel point les positions occidentales suscitent indignation et haine dans le reste du monde. Le fossé se creuse entre le monde occidental - en particulier la France - et les pays du Sud de la Méditerranée. La France est encore plus critiquée que les États-Unis au Maghreb pour son engagement aux côtés d'Israël, car on y suit beaucoup les médias dont la grande majorité a adopté sans nuances le narratif israélien. Un fossé très grave est en train de se creuser.

« Les centaines de journalistes palestiniens, dont beaucoup ont été tués, ne bénéficient pas de la confiance des chaînes occidentales. »

Quelle part joue la propagande israélienne dans le traitement médiatique du conflit israélo-palestinien ?

Israël a une très vieille habitude de propagande, avec des ambassades très actives, mais je ne voudrais pas donner l'impression d'une sorte de complot. Chez les journalistes de télévision et de radio, s'affirme l'idée d'une solidarité occidentale des Blancs contre la barbarie musulmane qui pousse à ne pas interroger les mensonges de la propagande israélienne répétée par les médias français après les attaques du 7 octobre. On agite aussi l'argument qu'Israël est une démocratie, ce qui n'est pas un argument recevable. La France, à l'époque de la guerre d'Algérie, était aussi une démocratie, tout comme les États-Unis lorsqu'ils ont attaqué l'Irak et l'Afghanistan.

Les journalistes des médias occidentaux peuvent se montrer critiques avec Israël sur certains points, mais ils reprennent l'essentiel de sa propagande et de son récit : l'idée que tout commence le 7 octobre. Ils ont tendance à penser que les Palestiniens mentent et que les Israéliens disent la vérité. Les journalistes envoyés en Israël ne parlent pas l'arabe, fréquentent des journalistes locaux qui parlent français ou sont francophones. Ils regardent i24, la chaîne détenue par Patrick Drahi, et prennent ces informations pour argent comptant. À l'inverse, les centaines de journalistes palestiniens,  dont beaucoup ont été tués, ne bénéficient pas de la confiance des chaînes occidentales.

Pouvez-vous expliquer en quoi les attaques d'Israël contre Gaza empruntent aux méthodes des contre-insurrections dans les guerres coloniales ?

À la suite de la guerre française en Indochine et ensuite de la guerre d'Algérie, une poignée d'officiers français a élaboré la théorie de la contre-insurrection, c'est-à-dire celle qui explique comment combattre les guérillas. Cela comportait des méthodes comme le déplacement de populations, l'usage de la torture et la non-distinction entre les civils et les combattants. Les États-Unis les ont appliquées, ainsi que des dictatures d'Amérique latine.

Israël, qui avait une grande admiration pour l'armée française en Algérie, les a appliqués aussi à sa guerre contre les guérillas palestiniennes des années 1960 et contre les mouvements de résistance. Israël l'a fait de façon encore plus intense que d'autres pays en portant ses coups jusqu'au cœur de la société civile. On se demande parfois pourquoi les Palestiniens ne choisissent pas la non-violence, mais le simple fait de manifester expose à la prison ou aux balles et aucune différence n'est faite entre civils et militaires, entre un homme qui  lève un drapeau blanc et un autre.

« Même si certains contestent le terme de génocide, on peut voir en direct des crimes de guerre et contre l'humanité à grande échelle, sans que les Occidentaux réagissent. »

Vous avez évoqué les médias à de multiples reprises. Pouvez-vous retracer maintenant le changement de position du gouvernement français au sujet du conflit israélo-palestinien ?

Le point de départ est  la guerre de juin 1967 et la condamnation par de Gaulle de l'agression israélienne contre l'Égypte et la Syrie. Elle a suscité énormément de réactions en France et dans le monde. De Gaulle n'était pas antisioniste. Il était un admirateur de l'État d'Israël, mais il pensait qu'il devait être condamné pour avoir déclenché la guerre. La France a eu dès lors une politique qui affirmait qu'Israël devait évacuer les territoires arabes pris en 1967, puis a souscrit au droit à l'autodétermination du peuple palestinien et à la nécessité de négocier avec l'OLP, considérée alors par les États-Unis et Israël comme une organisation terroriste. Cette position française s'est imposée avec les négociations qui ont abouti aux  accords d'Oslo.

Ensuite, la position française a pris un tournant silencieux. Officiellement, elle est toujours pour une solution à deux États, mais elle développe en même temps des relations bilatérales avec Israël comme si la Palestine n'existait pas. Jamais les relations économiques, politiques, militaires et scientifiques n'ont été aussi denses entre Israël et la France et celle-ci a arrêté d'essayer d'entraîner l'Europe à faire appliquer les droits des Palestiniens. Depuis le 7 octobre, des pays au sein de l'Europe ont pourtant pris position plus fortement contre Israël tels que l'Espagne, la Belgique et l'Irlande. Ils ont demandé la suspension de l'accord d'association entre l'Union européenne et Israël.

La France, elle, s'inscrit dans l'idée américaine d'une guerre mondiale contre le « terrorisme ». C'est dû en partie aux attentats de 2015, mais aussi à des politiques intérieures islamophobes. Les musulmans sont considérés comme une cinquième colonne. Ils ont peur de s'exprimer, de se voir inculper pour apologie du terrorisme, et les inculpations pleuvent depuis le 7 octobre. Un  récent article raconte la volonté d'exil de musulmans intégrés, de cadres, d'intellectuels, car ils sont toujours suspects au nom d'une laïcité dévoyée.

Dans votre livre, vous rappelez l'importance qu'a la Palestine auprès de bien d'autres peuples. En quoi se situe-t-elle à vos yeux au même niveau que le Vietnam ou l'Afrique du Sud des dernières décennies ?

La Palestine est une question politique (pas seulement humanitaire) qui rassemble des gens très différents à travers tous les continents. Les deux précédents conflits qui avaient autant mobilisé étaient le Vietnam et l'Afrique du Sud. La Palestine est le dernier exemple d'une décolonisation ratée. L'identification aux Palestiniens n'est pas le fait seulement du monde arabo-musulman. Elle mobilise aussi l'Amérique latine, l'Asie, etc., sans parler d'une partie de la jeunesse occidentale.

Par rapport au Vietnam et à l'Afrique du Sud, la dimension internationale s'est accentuée à cause de la circulation de l'information. Avec les réseaux sociaux, la guerre se déroule maintenant en direct. Même si certains contestent le terme de génocide, on peut voir en direct des crimes de guerre et contre l'humanité à grande échelle, sans que les Occidentaux réagissent. Ils ont émis quelques critiques quand le nombre de morts à Gaza a atteint 25 000 personnes, puis l'épisode iranien a remobilisé tout ce monde autour d'Israël alors qu'il s'agit d'une riposte à une attaque de représentation diplomatique d'un autre pays, c'est-à-dire une violation d'une des règles de base du droit international.

Vous avez dit que la qualification de « génocide » à propos des attaques d'Israël contre Gaza pouvait être sujette à discussion. Pourquoi cette précaution et qu'en pensez-vous personnellement ?

La qualification juridique demande des années de travail au niveau du droit international. Faut-il attendre en laissant mourir des milliers de personnes ? La Cour internationale de justice a parlé de « danger de génocide », ce qui est déjà très grave. Je pense pour ma part qu'un génocide est en cours mais, même si on ne le pense pas, les images rapportent des crimes de masse. Laissons à la Cour internationale de justice le soin de qualifier précisément les choses, mais prenons surtout des mesures pour stopper immédiatement les massacres et la famine qui est en train de se répandre. L'urgence n'est pas au débat théorique.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

Photo d'ouverture : Manifestation pro-palestinienne, Washington DC, États-Unis, 21 octobre 2023 - Volodymyr TVERDOKHLIB - @Shutterstock

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