«On ne veut pas que les gens ordinaires pensent par eux-mêmes, parce qu'on estime que ceux qui pensent par eux-mêmes sont difficiles à gérer et posent des problèmes aux autorités». (B. Russell)
par Patrick Lawrence
«Pas de mon vivant», avais-je l'habitude de penser en contemplant le déclin et la chute de l'Amérique - un déclin et une chute que j'anticipe avec impatience comme prélude à la refonte de notre république en miettes afin qu'elle défende les idéaux qu'elle prétend défendre, mais qu'elle ignore ouvertement. Une justice sans complaisance, des dirigeants et des institutions désintéressés, la tolérance, la liberté de pensée et d'expression, un respect jeffersonien de la raison et de la connaissance : ceux qui viendront après moi verront l'effondrement de l'imperium et commenceront à le restaurer, mais pas moi.
C'est ce que j'ai longtemps pensé. Et le rythme des événements suggère que je pourrais bien avoir tort. Les choses que je pensais prendre, peut-être, 20 ans se produisent maintenant en cinq, six ou sept ans. Ce que je croyais être un tournant de l'histoire dans une dizaine d'années, est désormais à notre portée.
Déclin et chute. Il n'est pas agréable de vivre à une époque comme la nôtre, mais elle est, comme l'ont dit les Chinois (ou les Arabes ?), intéressante. En acceptant notre destin, ne perdons pas de vue l'optimisme qui se cache dans le pessimisme apparent.
Le 2 mai, la Chambre des représentants a adopté un projet de loi qui, d'une manière générale, définit comme «antisémite» toute critique d'Israël ou - le ciel nous en préserve - toute désapprobation d'Israël en tant qu'«État juif». Cela fait huit ans que les membres de la Chambre des représentants les plus hardis tentent de faire passer ce texte de loi rationnellement déconnecté de la réalité. La Chambre vient de voter par 320 voix contre 19 un texte intitulé « Antisemitism Awareness Act» «Loi sur la sensibilisation à l'antisémitisme», qui sera transmis au Sénat.
Comme pour appuyer l'intention du Congrès, le président Biden a annoncé, lors d'un événement organisé le 7 mai à l'occasion de la journée annuelle de commémoration du Mémorial de l'Holocauste, une série de nouvelles mesures juridiques et administratives pour contrer la crise inexistante de l'antisémitisme qui envahit aujourd'hui les États-Unis comme les communistes l'ont fait dans les années 1950. Quelqu'un peut-il nous expliquer pourquoi nous entendons tous les jours parler de tout cet antisémitisme, mais dont nous ne voyons rien d'autre que des cas isolés et peu alarmants, ici et là, dans la vie de tous les jours ? Quelqu'un, personne ?
C'est une attaque contre la raison, le langage, le droit et même la plus haute des «valeurs» américaines, le bon sens. C'est un indicateur de la faiblesse américaine et cela ne fait que l'aggraver. J'aimerais savoir à quoi pensent les instigateurs de ce projet de loi, mais cette question implique un postulat à ne pas faire.
Lundi, un nouveau site web intéressant appelé Zeteo a publié une lettre que 12 sénateurs républicains ont signée et envoyée au procureur général de la Cour pénale internationale, Karim Khan, en réponse à l'intention, rapportée mais non confirmée, de la CPI de délivrer contre divers responsables israéliens, dont le Premier ministre Benjamin Netanyahou, des mandats d'arrêt les accusant de crimes de guerre dans la bande de Gaza. Il faut le lire pour le croire, et c'est ce que vous pouvez faire ici. «Ciblez Israël, et nous vous ciblerons», peut-on lire dans la lettre.
«Si vous adoptez les mesures indiquées dans le rapport, nous mettrons fin à tout soutien américain à la CPI, nous sanctionnerons vos collaborateurs et associés, et nous vous interdirons, ainsi qu'à vos familles, l'accès aux États-Unis».
Et enfin, la chute tant attendue : «Vous aurez été prévenus».
Pensez-y. Cette missive est le rejet pur et simple du droit international. En même temps, nous y voyons un imperium qui broie du noir dans une attitude défensive, menant des combats d'arrière-garde au fur et à mesure que les réalités du XXIe siècle se présentent. Il n'y a que 12 signataires, et parmi eux se trouvent des Cicérons tels que Mitch McConnell, Ted Cruz et Marco Rubio. Mais ne vous faites pas d'illusions : leur lettre reflète un courant d'opinion fort et prédominant à Washington - même parmi des démocrates comme Chris Van Hollen, qui a trouvé que la lettre faisait état d'une «voyoucratie digne de la Mafia».
Ce qui me frappe le plus dans cette lettre des sénateurs, c'est ceci : ceux qui prétendent diriger cette nation ne s'intéressent plus guère, si tant est qu'ils s'y soient jamais intéressés, à ce que le reste du monde pense de l'Amérique - ou même à ce que les Américains pensent de l'Amérique. Le pouvoir est tout ce qu'il reste à l'imperium en phase terminale. Et le pouvoir à lui seul, sous l'une de ses trois formes principales - le pouvoir militaire, la coercition et la corruption - n'est pas prédestiné, en dépit des circonstances actuelles, à définir l'ère qui se profile à l'horizon.
Le déclin et la chute sont en cours. Telle est la situation, la perversion succédant à la perversité, étape par étape. Elle est souvent annoncée par d'audacieuses affirmations d'autorité de la part de ceux qui prétendent faire la loi à leur guise sans s'y soumettre - ce que les spécialistes, à commencer par Carl Schmitt, le théoricien nazi, appellent «l'état d'exception».
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Les événements les plus frappants de ces derniers mois, qui touchent à leur paroxysme à l'heure où nous parlons, concernent ce qui est désormais une tentative généralisée de détruire les écoles supérieures et les universités américaines en tant qu'institutions indépendantes d'enseignement supérieur. Il est vrai, comme certains l'ont fait remarquer, que les confrontations sur les campus américains, et puissent-elles perdurer, ne doivent pas être considérées comme l'événement principal. L'événement principal reste le génocide israélo-américain qui incite les étudiants de tout le pays - et du monde occidental à l'heure actuelle - à planter des tentes et à manifester pour soutenir la cause palestinienne.
Alors que j'écris ces mots, les premiers communiqués tombent, annonçant que les Israéliens ont fermé les deux points de passage du sud de Gaza, Rafah et Kerem Shalom, qui servent de ballons d'oxygène aux Palestiniens en mal d'aide et de soins médicaux. Il n'y a rien de plus barbare, sauf que, dans le cas d'Israël, c'est systématiquement le cas.
Mais en gardant ces faits douloureux à l'esprit, nous devrions reconnaître la signification et la gravité des réponses pernicieuses - étatiques et privées - aux nobles démonstrations de principes, d'intégrité et de lucidité dont nous sommes les témoins sur les campus des universités américaines. Pour l'impérium en phase terminale, toutes les institutions sont tenues de servir l'État et l'idéologie régnante. Il s'agit là d'une réalité structurelle, d'un impératif historique, qui fait rarement l'objet de commentaires, mais qui est néanmoins aisément identifiable. Nous avons déjà été témoins de cette mise au pas forcée dans le cas des médias d'entreprise, des tribunaux autrefois indépendants, des organisations non gouvernementales et de toutes sortes d'institutions culturelles - éditeurs, bibliothèques, musées, studios d'Hollywood. C'est maintenant au tour des écoles supérieures et des universités.
Dans cette phase tardive du déclin, personne ni aucune entité n'est autorisé à franchir la ligne rouge au nom de la liberté de pensée ou de la liberté d'expression. On ne saurait trop insister sur la gravité de cette situation lorsque l'enseignement supérieur est visé. Détruire les écoles supérieures et les universités en tant que sanctuaires de la pensée et de l'expression non circonscrites et délibérément novatrices - la liberté académique dans le langage courant -, c'est déjà détruire le dynamisme intellectuel de la nation et, par conséquent, l'avenir de la nation.
Voici un extrait exceptionnellement bien conçu de l'émission d'Al Jazeera intitulée «Listening Post», diffusée ce week-end sous le titre « The problem with the coverage of the US campus protests | The Listening Post ». Regardez les images, en particulier celles de la police - les services de police locaux, la police d'État, les unités de patrouille routière, la police des campus. S'il existe un autre terme que celui de répression par l'État pour décrire cette situation, je ne vois pas lequel.
Écoutez les témoignages. Ils sont clairs, synthétiques, ancrés dans la réalité, professionnels, dépassionnés, à peu près d'une objectivité sans faille. Il est pratiquement impossible de trouver des images d'événements sur le campus aussi audacieuses, aussi nuancées, aussi objectives, et il est absolument impossible de trouver dans les médias américains des analyses et des commentaires d'une telle lucidité et d'une telle honnêteté.
Par contre, sur les écrans américains, nous voyons une présentation - le nec plus ultra de la couverture télévisée de la semaine dernière - dans 𝕏 un extrait d'𝕏 Inside Politics, l'émission de Dana Bash sur la chaîne CNN. Permettez-moi de revenir sur la liste des critères que je viens de mentionner. Ce document n'est ni clair, ni analytique, ni fondé sur la réalité, ni professionnel, ni dépassionné, et il ne prétend même pas à l'objectivité. Il s'agit plutôt du témoignage d'un organe soumis au pouvoir, qui a succombé à l'État et à son idéologie, et qui s'efforce d'en contraindre d'autres à se soumettre à son tour. Rien de plus.
«Commençons par les destructions, la violence et la haine sur les campus universitaires à travers le pays», commence Mme Bash. Après quelques minutes de paranoïa, voici ce dont parle Mme Bash :
«Protester contre la manière dont le gouvernement israélien, le premier ministre israélien, mène la guerre de représailles contre le Hamas est une chose. Faire en sorte que des étudiants juifs se sentent en danger dans leurs propres écoles est inacceptable, et cela se produit beaucoup trop souvent en ce moment».
Puis une vidéo d'un étudiant juif de l'UCLA qui, de toute évidence, ne se sent pas le moins du monde en danger, alors qu'il tente de se frayer un chemin à travers un piquet de grève pour se rendre à son cours. Puis Bash à nouveau : «Ce que vous venez de voir, c'est 2024 à Los Angeles, un retour aux années 1930 en Europe. Et je ne dis pas cela à la légère». Jiminy le Cricket.
Si l'émission de Dana Bash du 1er mai était choquante, elle reflétait également le reste des médias d'entreprise. Est-il possible de faire mieux que le spectacle des diffuseurs et des journaux libéraux se vantant d'applaudir la suppression de la liberté d'expression et de la liberté d'enquêter - s'attaquant ainsi à l'une des institutions les plus fondamentales sous-tendant l'ordre libéral ? La résistance des médias aux «fondamentalistes de la liberté d'expression» n'est pas un phénomène nouveau, il est vrai, mais il s'aggrave au fur et à mesure qu'il s'étend aux établissements d'enseignement. La seule chose que j'ai appréciée dans le segment de Bash, c'est son introduction au vieux thème des «agitateurs extérieurs». C'est très divertissant. Elle l'a puisé directement dans le catéchisme de John Birch et m'a fait vivre un moment étrangement amusant, tout droit sorti du passé.
Pour en revenir brièvement à la question des médias, j'ai trouvé tout aussi inquiétant, sinon plus, de lire la semaine dernière que The Real News Network avait annulé The Chris Hedges Report. Pourquoi ?
Si on veut dresser une liste de journalistes aux normes professionnelles exigeantes et à l'intégrité exemplaire, elle sera courte, certes, mais Hedges y figurera forcément. Son licenciement par des individus qui ne savent pas, comme nous avions l'habitude de le dire, changer le ruban de leur machine à écrire est quelque chose qui frise l'obscénité. Bien qu'on ait dit à Hedges qu'une de ses interviews avec un candidat au Congrès menaçait le statut d'organisation à but non lucratif de la chaîne, je pense que The Real News Network a tremblé parce que Hedges critique constamment le régime de Biden et le génocide qu'il parraine, compromettant ainsi les chances de Biden aux élections de novembre prochain. Les dirigeants de la chaîne ont plié bagage.
Cela fait très longtemps que les médias d'entreprise, du New York Times jusqu'en bas (ou en haut), ont abdiqué leur souveraineté, leur statut de pôle de pouvoir indépendant, au profit de l'idéologie régnante. Il s'agit d'une sorte de «mission accomplie» pour l'État de Sécurité nationale. Pour autant que je puisse en juger, et je ne dresserai pas ici un bilan de The Real News Network, le traitement réservé à Chris Hedges est symptomatique de la progression de l'autoritarisme libéral dans les médias indépendants. Le monstre Dana Bash, dirons-nous, semble se rapprocher. C'est de plus en plus inquiétant. La mission n°1 de ces médias, ce qu'ils doivent accomplir avant toute autre chose, est de refuser de servir l'État et l'idéologie néolibérale.
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Les conservateurs du Congrès planifient depuis longtemps une attaque contre les universités dans le but de restreindre la liberté académique. Et il est évident depuis décembre dernier, lorsqu'ils ont tenu ces audiences maccarthystes avant d'exiger le renvoi des présidents de Penn et Harvard, qu'ils ont vu en la crise de Gaza et la vague d'antisémitisme une occasion inespérée.
Leur désir constant est de dégraisser les écoles supérieures et les universités qui ne se conforment pas à leur façon de voir le monde. Nous apprenons aujourd'hui que quatre membres de la Chambre des représentants ont ouvert une enquête sur la crise imaginaire de l'antisémitisme rampant parmi les manifestants dans les universités.
Ce qui m'a frappé l'automne dernier, et qui continue de me frapper aujourd'hui, c'est l'intrusion de très riches donateurs dans les questions de liberté académique. Cela a commencé parmi les diplômés de l'université de Pennsylvanie, lorsque nombre d'entre eux ont menacé de suspendre leurs donations, ou l'ont fait, parce que les administrateurs de l'université ont défendu la liberté académique au lieu d'accepter de faire taire ceux qui, au sein de l'université - étudiants et professeurs - s'opposent à un génocide et défendent la cause palestinienne.
La semaine dernière, un autre donateur a annoncé qu'il allait suspendre son soutien à l'université Brown, son ancien établissement, après que l'administration a accepté de négocier avec les représentants des étudiants sur la question du désinvestissement des fonds de dotation des entreprises qui tirent profit des diverses atrocités perpétrées par Israël. Le plus déterminé de ces importuns - enfin, le plus odieux - est William Ackman, qui s'est engagé à utiliser ses fonds pour s'attaquer aux médias ainsi qu'aux universités qui ne se conforment pas à sa façon de voir le monde. «Je répare les choses», a-t-il déclaré au magazine Fortune dans une interview publiée en janvier. «Il ne s'agit que de corriger des choses».
Regardez cette liste, qui est très incomplète. David Magerman (Penn, milliardaire des fonds spéculatifs), Cliff Asness (idem), Mark Rowan (Penn, capital-investissement), Ronald Lauder (Penn, l'empire des cosmétiques), Barry Sternlicht (Brown, immobilier), William Ackman (Harvard, fonds spéculatifs). Nous sommes maintenant en présence de financiers et de propriétaires - oui, de propriétaires - qui prétendent dicter la manière dont les établissements d'enseignement supérieur doivent fonctionner : ce qu'ils enseignent, comment ils l'enseignent, ce qui peut être dit ou pensé, et ce qui ne peut pas l'être. C'est plus qu'inadmissible.
Michael Massing, écrivain et journaliste, a publié « How to Cover the One Percent», un article brillant sur la fraude de la «philanthropie désintéressée», dans The New York Review of Books en 2016. Les dons désintéressés n'existent pas, affirme-t-il avec de nombreuses preuves à l'appui. Laisser la fortune privée soutenir des institutions de la sphère publique - universités, musées, radiodiffusion publique, etc. - est au fond un moyen de contrôler le discours public et donc une méthode de contrôle politique, social et (surtout) idéologique. Voilà ce que Massing voulait dire.
Quelques commentateurs ont fait remarquer, alors que le génocide israélo-américain avançait, qu'Israël serait à l'origine de la chute de l'Occident. Les principes selon lesquels l'Occident prétend vivre, sa vieille, vieille prétention à la supériorité mondiale : le soutien à l'affreux État de l'apartheid va réduire tout cela à néant. Et maintenant, tout est clair. Législation, langue, liberté de pensée, connaissance, Israël est en train de démolir ce que l'on nomme l'ordre libéral dans tous ces domaines. Personne n'en est vraiment surpris : l'État d'Israël était dès le départ une imposture irréalisable, fondée sur la cruauté et l'intolérance.
«Cependant, la valeur de l'intelligence n'est admise qu'en théorie et non en pratique», écrivait Bertrand Russell dans un merveilleux essai, il y a 102 ans, intitulé «La libre pensée et la propagande officielle».
«On ne veut pas que les gens ordinaires pensent par eux-mêmes, parce qu'on estime que ceux qui pensent par eux-mêmes sont difficiles à gérer et posent des problèmes administratifs».
Nous devrions y réfléchir lorsque nous pensons aux étudiants et aux attaques dont ils font l'objet de toutes parts, aux Dana Bash que les médias corporatistes nous infligent, à la tentative de sabotage du travail de Chris Hedges, aux lois absurdes qui passent devant le Parlement, au langage corrompu déployé dans la routine de l'antisémitisme partout, aux attaques contre les institutions d'enseignement. Dans tous ces cas, ce sont notre savoir et notre intelligence qui font l'objet d'un blocus. Nous ne sommes pas censés voir et penser ces choses telles qu'elles sont.
Mais il est de loin préférable de le faire - de voir et de penser, de protéger notre conscience. Nous saurons alors à quoi ressemble le temps qui passe si vite.
source : Scheer Post via Spirit of Free Speech