par Antoine Marcival
L'attentat de la gare de Bologne le 2 août 1980, qui a impliqué d'innombrables complicités dans les milieux atlantistes et dans les plus hautes sphères du pouvoir italien, fait tomber cet argument naïf des anti-complotistes : jamais un gouvernement n'oserait organiser des attentats contre son propre peuple. Or, l'Italie ne fut pas le seul pays d'Europe occidentale dans le viseur de l'OTAN et de ses réseaux paramilitaires clandestins appelés «stay-behind». Parmi bien d'autres, la Belgique connut elle aussi des événements d'une gravité exceptionnelle, provoquant entre 1982 et 1985 une vague de terreur et d'affolement au sein de la population. Leurs auteurs reçurent le nom de «Tueurs fous du Brabant». Terrorisme d'État oblige, les coupables n'ont jamais été jugés et leurs commanditaires mystérieux n'ont jamais été découverts.
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Cet article reprend l'entrée no36 de l'essai «Index obscurus : deux siècles et demi de complots 1788-2022», publié aux éditions JC Godefroy en janvier 2024. Ce livre s'attache à démontrer combien l'utilisation péjorative du terme «complotiste» n'a pas de sens : les complots, très souvent par le biais d'attentats sous fausse bannière, pullulent dans l'histoire humaine, et particulièrement dans l'histoire occidentale moderne.
Grèce, Italie, Allemagne, Espagne, Portugal, Norvège, Pays-Bas, Danemark et même Luxembourg : quel pays en Europe occidentale a pu échapper à l'emprise des réseaux «stay-behind» installés par l'OTAN à la fin de la Seconde Guerre mondiale, souvent après recrutement de ceux qui avaient collaboré auparavant avec les nazis ? Aucun à vrai dire, comme le révèle le livre remarquable de l'historien suisse Daniele Ganser, «Les Armées secrètes de l'OTAN». Les réseaux «stay-behind» n'hésitèrent pas à faire usage de la violence terroriste, tuant aveuglément n'importe où et à n'importe quel moment. Les attentats en Italie, et particulièrement celui de la gare de Bologne en 1980, en furent les plus dramatiques exemples, organisés par le réseau Gladio, en lien avec les services secrets italiens, la loge maçonnique P2 et un certain nombre de groupuscules néofascistes abondamment servis en armes, explosifs et moyens. Le tout était parfaitement connu des plus hautes autorités démocrates-chrétiennes de l'époque, comme le révélera Aldo Moro lors de son enlèvement par les Brigades rouges. Mais la violence aveugle promue par le faux-ami et ennemi mortel américain va également présenter un visage particulièrement terrifiant en Belgique, lors de ce qu'on a appelé les «Tueries du Brabant».
Ces tueries font référence à un certain nombre de braquages marqués par une extrême violence et ayant eu lieu entre 1982 et 1985, pour l'essentiel dans la province du Brabant. La violence des braqueurs était telle qu'on les désigna comme les «tueurs fous du Brabant» : seule la folie en effet paraissait en mesure d'expliquer leurs actes, les butins emportés lors des braquages ne permettant de toute évidence pas de justifier pourquoi leurs auteurs réalisaient à chaque fois de véritables massacres. Certains en vinrent à penser qu'il s'agissait d'une bande de psychopathes tuant pour le plaisir de tuer, sur le modèle de la bande d'Alex DeLarge du film Orange mécanique. Une explication un peu trop simple à vrai dire mais la simplicité a parfois ses avantages.
Au cours de l'année 1982, les «Tueurs» se contentent de commettre des braquages d'armurerie, n'hésitant pas à rester à visages découverts. Ils tuent le gardien de nuit d'une auberge de Beersel, prenant le temps d'y boire et de s'y restaurer. Durant l'année 1983, ils passent à la vitesse supérieure et commettent plusieurs braquages de supermarchés, tuant et blessant de façon aveugle tandis que les butins ne dépassent jamais quelques centaines de milliers de francs belges. Les trois braquages des supermarchés de marque Delhaize à Braine-l'Alleud, Overijse et Alost à la fin de l'année 1985 seront les plus meurtriers. À Braine-l'Alleud, le vendredi 27 septembre 1985, les bandits tuent trois personnes et en blessent une pour un butin de 700 000 francs belges (environ 20 000 euros). Si des portraits robots de trois des criminels (surnommés «le Tueur», «le Géant» et «le Vieux») seront effectués, jamais les policiers ne parviendront à les appréhender. Une impuissance pour le moins surprenante compte tenu du nombre de braquages attribués aux criminels (seize entre le 14 août 1982 et le 9 novembre 1985) et de leur «folie» supposée.
Loin pourtant d'être «fous», les «Tueurs du Brabant» - d'après les témoignages de ceux qui survécurent à leurs braquages - font preuve d'un incroyable sang-froid et d'un extraordinaire professionnalisme, digne d'un commando militaire. Leur ultime braquage, le plus meurtrier, est emblématique. Il a lieu le 9 novembre 1985, veille de la fête de la Saint-Martin, une fête importante en Flandres, tant du côté francophone que néerlandais. Les enfants ont alors l'habitude, le soir du 10 novembre, de déposer des carottes ou des betteraves destinées à nourrir l'âne perdu par saint Martin lorsque celui-ci évangélisait les Flandres. Le lendemain, à la place des légumes, les enfants trouvent des cadeaux. Le 9 novembre est donc un jour d'affluence dans les magasins, de même qu'on l'observe le 24 décembre. C'est aussi un jour d'impatience marqué par la joie de bientôt se retrouver en famille et d'ouvrir ses cadeaux. Il faut donc être bien cruels, sinon «fous», pour abîmer le souvenir d'une telle fête. Mais n'est-ce pas ce que sont les Tueurs du Brabant : des fous ?
Les voici donc qui se présentent devant le supermarché Delhaize d'Alost vers 19 h 30 : trois hommes cagoulés et armés descendant d'une Golf GTI. Aussitôt et sans raison, ils déclenchent une véritable fusillade, prenant pour cible les clients du supermarché qui tentent de se cacher entre les rayonnages. Ils n'hésitent notamment pas à tuer de sang-froid un couple et leur fille de quatorze ans se trouvant à ce moment-là aux caisses. Tandis qu'un père de famille essaye de prendre la fuite en voiture avec sa fille de neuf ans, les deux malheureux sont abattus.
La fusillade fait huit morts et neuf blessés, sans compter bien sûr le traumatisme de l'attaque chez ceux qui sont «épargnés». Les «Tueurs» fuient quant à eux la scène du massacre sans aucune difficulté. Ils ne seront jamais arrêtés. Les armes qui ont servi aux différents braquages sont retrouvées dans le canal Charleroi-Bruxelles en novembre 1986, jetées de nuit dans une zone pavillonnaire d'après des témoins. Le coffre-fort avec le butin ridicule du supermarché d'Alost se trouve également parmi les objets retrouvés. Mais si l'argent n'était pas le but de ces hommes, quel était leur objectif et à quels commanditaires obéissaient-ils ?
Après le terrible massacre d'Alost, la panique s'accroît un peu plus encore en Belgique. Alors que des policiers avaient déjà été placés en faction devant les supermarchés du pays, ils seront désormais assistés de soldats et de jeeps équipées de mitrailleuses. De quoi probablement rassurer la population... À moins évidemment que le but ne soit pas de la rassurer mais, au contraire, de la garder sous tension, afin qu'elle se concentre sur les problèmes sécuritaires, n'ait pas le mauvais goût de réclamer des augmentations salariales ou autres revendications sociales saugrenues, et privilégie aux élections - mécaniquement pour ainsi dire - les partis jouant sur la peur et favorables aux possédants.
Une bande de petits délinquants dits «les Borains» (du Borinage, une région belge dans la province du Hainaut) va servir de bouc émissaire, au centre d'une véritable mascarade judiciaire. Celle-ci enchaîne - sous la conduite du procureur Jean Deprêtre - les arrestations, les libérations, les manipulations de dossier et s'achève par un non-lieu en 1988. Du moins, les Belges auront-ils eu l'impression que la police et la justice faisaient leur devoir, le temps que l'affaire des «Tueurs fous» se tassent... Une piste pourtant, beaucoup plus sérieuse, s'intéresse à un groupe de paramilitaires néofascistes, le Front de la Jeunesse, s'entraînant dans le bois de la Houssière près de Braine-le-Comte, bois qui a servi de zone de repli aux «Tueurs fous» et qui se situe à deux kilomètres du canal où furent retrouvées les armes. Le groupe Front de la Jeunesse est dirigé par Francis Dossogne dont l'un des proches, Claude Delperdange, ressemble fortement au portrait-robot d'un des «Tueurs fous» surnommé «le Géant». Francis Dossogne est pour sa part proche des services de renseignement belges, à qui il fournit des informations sur les mouvements de gauche dits «subversifs». Il chapeaute en outre la cellule «Groupe G», une section du Front regroupant des éléments appartenant à la gendarmerie belge. Rien ne dit que Dossogne a participé lui-même aux massacres et peut-être sert-il de bouc émissaire. Mais lorsque des gendarmes - courageux ou inconscients, à moins que ce ne soit les deux - se décident à enquêter dès 1983 sur la possibilité que les «Tueurs fous» proviennent de leurs propres services, ils sont rapidement écartés de l'enquête, pour «raisons d'État» se contente-t-on de leur indiquer : ce n'est pas vers la gendarmerie et les milieux néofascistes que les regards doivent se tourner...
Au début des années 1990, une commission sénatoriale va tenter d'enquêter elle aussi sur la piste si évidente qu'elle finirait par en crever les yeux, menant des «Tueurs» du Brabant aux réseaux «stay-behind» de l'OTAN. Qui sont ces «Tueurs» prétendument «fous» et qui vont au contraire faire montre d'un entraînement de type militaire et d'une capacité hors norme d'échapper aux barrages policiers, comme s'ils étaient en mesure d'anticiper les lieux où ces barrages seraient placés ? Les sénateurs réclament aux deux branches des services secrets belges, dont il est estimé qu'ils forment le «Gladio» belge - le SDRA 8 («Service de Documentation, de Renseignement et d'Action 8») et la STC/Mob («Section Training, Communication, Mobilisation») -, de leur fournir l'identité de leurs agents civils : des portraits robots des «Tueurs» existent et on aimerait bien s'enlever un vilain doute... La demande est rejetée.
Pour qui connaît l'affaire Gladio en Italie, qui vit le réseau «stay-behind» local manipuler à la fois les groupes d'extrême-droite et ceux dits «d'extrême-gauche», un élément ne surprendra pas dans cette affaire des «Tueries». Tandis qu'un long intermède sépare la première vague de braquages, qui s'achève le 1er décembre 1983, et la seconde vague, qui commence le 27 septembre 1985, soit presque deux ans, la population belge ne connaît pour autant pas de répit puisque dans l'intervalle vont se glisser plusieurs vols d'armes et d'explosifs et une incroyable série d'attentats d'un groupe prétendument révolutionnaire et pompeusement nommé Cellules Communistes Combattantes (CCC). Entre le 2 octobre 1984 et le 6 mai 1985, ce groupe commet une dizaine d'attentats, faisant preuve d'une remarquable efficacité, tant concernant la réalisation que la facilité avec laquelle ses membres «échappent» aux forces de police. S'ensuit la seconde vague des «Tueries» de septembre et novembre 1985 à laquelle se superposent pas moins de sept attentats commis par le CCC entre le 8 octobre et le 6 décembre 1985. Enfin, les autorités sifflent la fin de la récréation le 16 décembre 1985 et font arrêter les deux membres fondateurs des CCC, Pierre Carette et Bertrand Sassoye - ces formidables soldats de la révolution en treillis de l'OTAN généreusement abondés en renseignements utiles et en explosifs infaillibles. Quant aux «Tueurs fous» - visiblement mieux informés de leur rôle -, ils disparaissent dans la nature. Aucune des enquêtes diligentées avec le zèle que l'on imagine par les services d'ordre, de sécurité et de justice de l'État belge n'aboutira à quelque condamnation que ce soit. Il est vrai que, puisqu'il aurait fallu condamner ses propres agissements dans le cadre d'une campagne de terreur menée sous la couverture de groupuscules néofascistes ou pseudo-révolutionnaires, le tout sur ordre de commanditaires atlantistes, le contraire aurait surpris...
Comme l'avait dit, dans un de ses moments de sincérité, Henry Kissinger : «Il peut être dangereux d'être l'ennemi de l'Amérique mais être son ami est mortel».
• 1ère partie : L'attentat de la gare de Bologne du 2 août 1980