23/05/2024 les-crises.fr  15 min #249128

Aux États-Unis, la critique d'Israël devient de l'antisémitisme après l'adoption d'un projet de loi au Congrès

Des groupes juifs ont dénoncé la législation comme un outil permettant de réduire au silence le mouvement en faveur des droits des Palestiniens.

Source :  Brett Wilkins, Truthout
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Des manifestants se rassemblent sur Independence Avenue près du Capitole pour demander un cessez-le-feu à Gaza, le 18 octobre 2023, à Washington. DREW ANGERER / GETTY IMAGES

Les législateurs de la Chambre des représentants ont voté à une écrasante majorité mercredi pour approuver une loi ordonnant au ministère américain de l'éducation d'examiner une définition douteuse de l'antisémitisme, malgré les avertissements des groupes juifs qui estiment que la mesure fait un amalgame spécieux entre la critique légitime du gouvernement israélien et le sectarisme à l'égard du peuple juif.

Les membres de la Chambre des représentants ont approuvé la loi sur la sensibilisation à l'antisémitisme (Antisemitism Awareness Act). Mike Lawler (Républicain-New York), Josh Gottheimer (Démocrate-New Jersey), Max Miller (Républicain-Ohio), et Jared Moskowitz (Démocrate-Floride) dans la chambre basse et le sénateur Tim Scott (Républicain-Caroline du sud) au Sénat, par un vote de 320 voix contre 91.

Les Démocrates progressistes et les Républicains d'extrême droite se sont opposés à la formulation du projet de loi. Les premiers se sont opposés à l'amalgame entre la critique d'Israël et la haine des Juifs, tandis que les seconds se sont montrés hostiles à l'idée de qualifier d'antisémites les écritures chrétiennes qui affirment que les Juifs ont tué Jésus.

« L'antisémitisme est la haine des Juifs. Malheureusement, il n'est pas nécessaire de chercher bien loin pour le trouver de nos jours. Mais les partisans de ce projet de loi ne cherchent pas au bon endroit », a déclaré Hadar Susskind, président-directeur général de l'association juive Americans for Peace Now, à l'issue du vote de mercredi.

« Ils ne sont pas intéressés par la protection des Juifs », a-t-il ajouté. Ce qui les intéresse, c'est de soutenir les points de vue et les récits de la droite sur Israël et de faire taire les questions et les critiques légitimes en criant « antisémite » à tout le monde, y compris aux Juifs « qui s'opposent au gouvernement d'extrême droite d'Israël. »

« Avec cet effort malhonnête, les Républicains de la Chambre des représentants n'ont pas réussi à s'attaquer sérieusement à l'antisémitisme », a ajouté Susskind. « J'espère que le Sénat fera mieux. »

La législation (officiellement H.R. 6090) exigerait que le ministère de l'éducation prenne en compte la définition de travail de l'antisémitisme de l'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste (IHRA) lorsqu'il s'agit de déterminer si un harcèlement présumé est motivé par une animosité antisémite et viole le titre VI de la loi sur les droits civils de 1964, qui « interdit la discrimination fondée sur la race, la couleur et l'origine nationale dans les programmes et activités bénéficiant d'une aide financière fédérale », y compris les établissements d'enseignement supérieur et les universités.

Le bureau de Lawler a qualifié cette proposition d'« étape clé pour dénoncer l'antisémitisme là où il se trouve et garantir que les crimes de haine antisémites sur les campus universitaires fassent l'objet d'enquêtes et de poursuites appropriées », tandis que Gottheimer a souligné : « La définition de l'IHRA souligne que l'antisémitisme inclut le refus de l'autodétermination juive dans leur patrie ancestrale d'Israël [...] et l'application d'une politique de deux poids deux mesures à l'égard d'Israël. »

Les critiques disent que c'est là le problème avec la définition de travail de l'IHRA : Elle confond la critique et la condamnation légitimes des politiques et pratiques israéliennes avec le sectarisme antijuif, et force les gens à accepter la légitimité d'un État colonial d'apartheid engagé dans une occupation illégale et une guerre « plausiblement » génocidaire contre Gaza.

Comme l'a fait remarquer l'ACLU [Union américaine pour les libertés civiles, NdT] la semaine dernière dans une lettre demandant aux législateurs de rejeter la législation :

La définition de travail de l'IHRA [...] est trop large. Elle assimile un discours politique protégé à une discrimination non protégée, et l'inscrire dans la réglementation entraverait l'exercice des droits du premier amendement et risquerait de saper les efforts légitimes et importants du ministère de l'éducation pour lutter contre la discrimination. La critique d'Israël et de ses politiques est un discours politique, parfaitement protégé par le premier amendement. Mais la définition de travail de l'IHRA déclare que « nier au peuple juif son droit à l'autodétermination, par exemple en affirmant que l'existence d'un État d'Israël est une entreprise raciste », « établir des comparaisons entre la politique israélienne contemporaine et celle des nazis » et « appliquer deux poids deux mesures en exigeant [d'Israël] un comportement qui n'est pas attendu ou exigé d'une autre nation démocratique » sont autant d'exemples d'antisémitisme.

L'association Jewish Voice for Peace Action a dénoncé ce qu'elle a appelé la « définition erronée, controversée et dangereuse de l'IHRA, qui n'aide pas à lutter contre l'antisémitisme réel et ne sert qu'à réduire au silence le mouvement en faveur des droits des Palestiniens ».

« Le bombardement et le siège de Gaza par le gouvernement israélien ont tué plus de 34 000 personnes en six mois », a déclaré le groupe sur les médias sociaux. « Le Congrès doit cesser d'attaquer les étudiants et les professeurs qui tentent de mettre fin à ce génocide, et se concentrer sur la fin de la complicité des États-Unis dans les attaques d'Israël. »

L'assaut d'Israël sur Gaza a déclenché une vague de manifestations non violentes menées par des étudiants aux États-Unis et dans le monde entier. Certaines de ces manifestations ont été violemment réprimées par la police, tandis que des militants anti-génocide, dont des Juifs, ont été qualifiés d'« antisémites » pour avoir condamné les crimes israéliens ou défendu le droit légal des Palestiniens à y résister.

L'association Americans for Peace Now a déclaré qu'elle était « profondément préoccupée par l'escalade de l'antisémitisme aux États-Unis et dans le monde », mais que la législation « constituait une menace importante pour la liberté d'expression et le discours ouvert ».

« Assimiler la critique du gouvernement israélien à de l'antisémitisme est une tactique utilisée pour étouffer les discussions importantes sur les politiques et les actions israéliennes, entravant ainsi l'effort plus large de lutte contre les véritables cas de haine et de discrimination à l'encontre des communautés juives », a ajouté le groupe.

Kenneth Stern, directeur du Bard Centre for the Study of Hate et principal rédacteur de la définition de travail de l'IHRA, a averti il y a plusieurs années : « Des groupes juifs ont utilisé la définition comme une arme pour dire que les expressions antisionistes sont intrinsèquement antisémites et doivent être supprimées. »

« Imaginez que Black Lives Matter dise que la chose la plus importante que l'administration [Biden] puisse faire pour remédier au racisme systémique est d'adopter une définition du racisme, et que cette définition comprenne cet exemple : l'opposition à la discrimination positive », a écrit Stern en 2020.

« Il est évident que l'opposition à la discrimination positive est parfois raciste et parfois non », a-t-il ajouté. « Le débat sur le racisme systémique se transformerait en une lutte pour la liberté d'expression, et ceux qui ont des préoccupations raisonnables à l'égard de la discrimination positive seraient à juste titre contrariés que l'État les qualifie de racistes. »

BRETT WILKINS

Brett Wilkins est rédacteur pour Common Dreams.

Source :  Brett Wilkins, Truthout - 02-05-2024

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises


Le projet de loi du Congrès sur l'antisémitisme est une insulte à l'histoire juive

Mercredi, la Chambre des représentants des États-Unis a adopté un projet de loi visant à inscrire dans la législation une définition de l'antisémitisme qui inclut les messages antisionistes. Il s'agit d'une atteinte flagrante à la liberté d'expression, qui insulte gravement la mémoire de millions de Juifs antisionistes.

Source :  Jacobin, Oren Schweitzer, 05-05-2024

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

La police arrête des manifestants de Jewish Voice for Peace et de IfNotNow qui ont organisé un sit-in au Cannon House Office Building pour demander un cessez-le-feu à Gaza, le 18 octobre 2023, à Washington. (Drew Angerer / Getty Images)

Au cours des deux dernières semaines, les manifestations d'étudiants contre le génocide israélo-américain des Palestiniens de Gaza ont été réprimées brutalement par la police. Entre-temps, les manifestations sur les campus ont provoqué l'hystérie des politiciens et des médias, qui les ont qualifiées de violentes, d'antisémites et même de potentiellement liées à des réseaux terroristes internationaux.

La semaine dernière, la déliquescence maccarthyste a atteint de nouveaux sommets absurdes lorsque la Chambre des représentants a adopté un projet de loi consacrant une définition juridiquement contraignante de l'antisémitisme qui inclut l'antisionisme. Mercredi dernier, la Chambre des représentants a approuvé à une écrasante majorité la Loi sur la sensibilisation à l'antisémitisme, par un vote de 320 voix contre 91. Le projet de loi exhorte le ministère de l'Éducation à codifier une définition de l'antisémitisme qui inclut la critique antisioniste d'Israël.

Malgré le nom du projet de loi, qui prétend appeler à la « prise de conscience » de l'antisémitisme, son contenu réel est une insulte à l'histoire juive et à la mémoire historique, effaçant des décennies de politique juive antisioniste. En fait, par une ironie tragique et profondément tordue, le projet de loi profanerait les tombes de millions de victimes juives de l'Holocauste, dont beaucoup étaient elles-mêmes antisionistes.

Effacer l'antisionisme juif

La loi sur la sensibilisation à l'antisémitisme ordonne au ministère de l'éducation d'utiliser la définition de l'antisémitisme de l'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste (IHRA) lorsqu'il « examine, enquête ou décide s'il y a eu violation du titre VI de la loi sur les droits civils de 1964 ». La définition controversée de l'antisémitisme de l'IHRA inclut parmi ses exemples d'antisémitisme « le ciblage de l'État d'Israël, conçu comme une collectivité juive », « la négation du droit du peuple juif à l'autodétermination, par exemple en affirmant que l'existence d'un État d'Israël est une entreprise raciste », et « l'établissement de comparaisons entre la politique israélienne contemporaine et celle des nazis ».

En d'autres termes, l'IHRA inclut dans sa définition de l'antisémitisme le discours politique antisioniste, la position juive dominante sur l'idée d'un État-nation juif avant l'Holocauste. Elle qualifierait, par exemple, d'antisémite un article que j'ai écrit au printemps dernier et qui souligne les similitudes entre la politique actuelle de l'État israélien et les expériences de ma propre famille lors de l'Holocauste et des pogroms dans les shtetl.

Si elle est adoptée par le ministère américain de l'éducation, cette loi permettra à ce dernier de priver les écoles du financement fédéral si elles refusent de réprimer les étudiants qui tiennent des discours antisionistes, d'interdire des organisations telles que Students for Justice in Palestine et Jewish Voice for Peace (JVP), et d'interdire aux enseignants et aux professeurs d'approuver des messages antisionistes. Elle offrirait en outre une couverture juridique et des encouragements aux administrations universitaires et aux services de police locaux qui cherchent déjà à réprimer les manifestations antisionistes.

Malgré l'insistance de l'État israélien sur la centralité d'Israël et du sionisme dans l'identité et la pratique juives, le sionisme est un mouvement politique nationaliste, plutôt récent dans l'histoire juive. Dans Ten Myths About Israel, l'historien d'origine israélienne Ilan Pappé montre qu'avant l'Holocauste, le sionisme était un mouvement politique minoritaire parmi les Juifs d'Europe.

La plupart des Juifs européens, explique Pappe, avaient l'une des trois autres opinions politiques, toutes non sionistes ou antisionistes. En Europe occidentale, où les conquêtes de Napoléon ont émancipé les Juifs de l'oppression de jure, les Juifs étaient davantage assimilés aux pratiques culturelles et à l'identité de leur propre pays. Pour ces Juifs, souvent libéraux, l'objectif était d'être acceptés au sein de ces communautés nationales, et non de s'en détacher pour en former une nouvelle et distincte ; une idée qui n'est pas très éloignée de celles défendues par les antisémites dans leur pays d'origine.

En Europe de l'Est, où les Juifs sont restés soumis au régime tsariste ; confinés dans les shtetls, les ghettos et les zones de résidence [La zone de résidence (Pale of Settlement : région ouest de l'Empire russe où les Juifs, enregistrés comme tels, étaient cantonnés jusqu'en février 1917 par le pouvoir impérial, NdT], la politique juive a pris deux formes principales : l'internationalisme socialiste, d'une part, et l'orthodoxie religieuse, d'autre part. Toutes deux étaient farouchement opposées au sionisme.

Les Juifs de la classe ouvrière de toute l'Europe de l'Est ont joué un rôle de premier plan dans le mouvement ouvrier militant et puissant qui a fini par s'emparer du pouvoir lors de la révolution d'octobre. Le Bund juif était le plus grand mouvement syndical juif et le plus grand parti politique juif d'Europe, et il luttait pour la libération juive parallèlement à la lutte pour le socialisme et la solidarité internationale avec d'autres travailleurs et peuples opprimés. Outre le Bund, les travailleurs et les intellectuels juifs étaient représentés de manière disproportionnée dans d'autres partis socialistes, marxistes et révolutionnaires tels que les bolcheviks et les mencheviks, ainsi que dans les partis communistes et socialistes en dehors de l'Empire russe.

Contre le sionisme, le Bund insistait sur le fait que « Où que nous soyons, c'est notre patrie. » Il considérait que le sionisme abandonnait la lutte contre l'antisémitisme, qui pouvait être vaincue par la solidarité et la lutte de la classe ouvrière, et qu'il fallait renverser les conditions politiques et économiques qui alimentaient l'antisémitisme. Les sionistes, quant à eux, ont accepté les principes nationalistes et raciaux fondamentaux de nos oppresseurs : les Juifs ne peuvent jamais être en sécurité parmi les non-Juifs et doivent au contraire se séparer d'eux.

Enfin, les plus théologiquement orthodoxes d'Europe de l'Est ont rejeté le sionisme pour des raisons religieuses. Israël, la terre promise biblique, ne pouvait être créée que par le messie, et non par l'humanité. Transformer le concept d'Israël en un projet moderne de construction d'un État-nation (sans parler d'un projet nécessitant la guerre, la colonisation et le déplacement de la population actuelle) était largement considéré comme un anathème pour les dictats religieux. Comme le raconte Pappé, un éminent rabbin hassidique a déclaré : « Le sionisme [lui] demandait de remplacer des siècles de sagesse et de loi juives par un chiffon, de la terre et un chant (c'est-à-dire un drapeau, une terre et un hymne). »

Les puissances impériales, en particulier la Grande-Bretagne, ont rapidement commencé à adopter leur propre forme de sionisme chrétien, ayant identifié une relation symbiotique potentiellement puissante entre les sionistes juifs et les intérêts chrétiens et impérialistes. Une colonie juive alignée sur la Grande-Bretagne en Palestine était considérée à la fois comme un incroyable atout géopolitique pour l'Empire britannique et comme une solution au « problème juif » (c'est-à-dire à l'animosité antisémite) des dirigeants britanniques et européens, tout en réalisant potentiellement les prophéties chrétiennes d'une Jérusalem contrôlée par les juifs qui provoquerait l'Armageddon.

Il n'est pas étonnant que les bundistes aient décrié le sionisme comme une « évasion » et que les libéraux juifs l'aient considéré comme un moyen de renforcer l'antisémitisme au lieu de s'y opposer.

Suppression de la parole juive

La loi sur la sensibilisation à l'antisémitisme, qui devrait bientôt être adoptée par le Sénat et promulguée par le président Joe Biden, tente d'effacer cette histoire et insulte ainsi gravement des siècles de théologie et de politique juives. Depuis sa création, le mouvement sioniste et Israël se sont engagés dans une campagne mondiale visant à assimiler le mouvement politique du sionisme au judaïsme, la religion et le peuple. Ce faisant, ils ont cyniquement coopté l'horrible tragédie de l'Holocauste pour faire taire les critiques du système d'apartheid israélien et de l'occupation militaire de la Palestine.

Les partisans d'Israël diabolisent les militants antisionistes juifs du monde entier en les accusant d'être des Juifs qui se haïssent eux-mêmes, des exilés de leur propre communauté. Avant que les manifestants étudiants ne lancent le campement de solidarité avec Gaza à Columbia et ne soient confrontés à une répression policière brutale, l'université avait déjà interdit la section de la Voix juive pour la paix.

De même, l'un des trois premiers étudiants à avoir été expulsés par une université pour avoir milité en faveur de la Palestine, un organisateur de Vanderbilt, était le président de la section JVP de l'école et avait vécu en Israël pendant un an, où il était devenu antisioniste pour la première fois après avoir participé à des actions contre les expulsions à Jérusalem-Est. En Allemagne, peut-être le seul pays où la répression antisioniste a été encore plus extrême qu'en Israël et aux États-Unis, de nombreux militants juifs ont été arrêtés et confrontés à la répression.

En fait, l'antisionisme juif n'a pas seulement une riche histoire, mais jusqu'à l'Holocauste, il était la politique dominante du judaïsme international. Si de nombreux survivants ont été convaincus de la naïveté de leurs idées antérieures, intériorisant le postulat fasciste selon lequel les Juifs n'auraient jamais leur place dans la société en général, et si beaucoup d'autres ont été gagnés au sionisme dans les années qui ont suivi la création d'Israël, la montée en puissance du sionisme au sein du judaïsme institutionnel doit être comprise dans le contexte de l'extermination de millions de Juifs antisionistes et non sionistes dans les camps de concentration.

Le Congrès cherche actuellement à faire adopter un projet de loi qui considérerait les opinions de millions de victimes juives de l'Holocauste comme antijuives et inacceptables, et qui empêcherait les élèves des écoles du pays de débattre librement de leurs idées. Ce faisant, ils crachent sur les tombes de nos ancêtres.

Contributeurs

Oren Schweitzer est membre de DSA [Socialistes démocrates d'Amérique, NdT] de la ville de New York.

Source :  Jacobin, Oren Schweitzer, 05-05-2024

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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