Abasourdis par la dissolution de l'Assemblée nationale suite aux élections européennes, les syndicats et la société civile construisent la riposte. La CGT soutient l'émergence d'un « front populaire » appelé par certains dirigeants de gauche.
Deux chocs à une heure d'intervalle. Une première secousse dimanche dès 20h, avec les résultats des élections européennes. Ils donnent Jordan Bardella largement en tête avec 31,5 % des voix, devant la candidate macroniste Valérie Hayer à 14,6% - soit deux fois moins de voix - et le candidat de la liste socialiste Raphaël Glucksmann à 13,8 %. L'ensemble des listes d'extrême droite avoisine les 40 %. Les listes de la France Insoumise (9,89 %), des Républicains (7,25 %), d'Europe Écologie (5,5 %) et de Reconquête (5,49 %) obtiennent également des députés européens.
Puis après 21h, le saut dans le vide : Emmanuel Macron prend tout le monde de court en annonçant une dissolution immédiate de l'Assemblée nationale, avec l'organisation d'élections législatives hasardeuses, comme le réclamait le Rassemblement national. Celles-ci auront lieu dans trois semaines, en deux tours, les 30 juin et 7 juillet.
L'extrême droite jubile et se voit déjà aux affaires dès l'été. Un scénario possible, puisque le RN, en pleine dynamique politique, fait office de favori du prochain scrutin et a déjà décidé de proposer Jordan Bardella comme Premier ministre en cas d'obtention d'une majorité parlementaire.
Face au risque d'une arrivée imminente de l'extrême droite aux commandes, les principales formations de gauche ont commencé à se réunir le 10 juin au siège des écologistes pour tenter de former une alliance électorale.
L'objectif : contredire le scénario écrit d'avance par Emmanuel Macron d'un face à face entre l'option libérale affaiblie qu'il incarne et l'extrême droite au pouvoir. Plusieurs personnalités de la gauche politique, dont François Ruffin, ont soutenu la création d'un Front populaire qui dépasse les seuls partis politiques et leurs divisions, très fortes depuis des mois. Dans la soirée, l'ensemble de ces partis de gauche (LFI, PS, Ecologistes, PCF...) se sont mis d'accord sur le principe de candidature unique dès le premier tour dans les 577 circonscriptions et sur l'élaboration d'un programme commun « de rupture détaillant les mesures à engager dans les 100 premiers jours du gouvernement du nouveau front populaire ». Ils en appellent également à « toutes les forces de gauche humanistes, syndicales, associatives et citoyennes ».
La CGT appelle à un « front populaire »
Cette initiative a eu des répercussions jusque dans le monde syndical. Alors qu'elle alerte depuis des années sur la montée de l'extrême droite, la CGT a décidé de publier ce matin un communiqué qui prend la mesure du caractère historique de la situation et déclare : « L'unité de la gauche est indispensable ».
Intitulé « Face à l'extrême droite, le front populaire ! », le texte reprend le terme utilisé depuis le soir du scrutin du 9 juin par plusieurs ténors de la gauche (François Ruffin, Olivier Faure, Fabien Roussel...). Ainsi, le syndicat assume d'être sur une ligne de crête au regard du principe d'indépendance syndicale, en pesant sur les tractations politiques en cours à gauche. « On prend le sujet avec gravité et on appelle à ce que le PC, EELV, la France insoumise et le PS s'unissent. Sinon en face, on risque d'avoir Bardella à l'Elysée », commente Boris Plazzi, secrétaire confédéral de la CGT.
Cette position est loin de faire l'unanimité au sein des autres organisations syndicales. Ces dernières se sont d'ailleurs réunies ce lundi 10 juin à 18h30 au siège de la CGT pour décider d'un texte commun et de potentiels appels à manifester, qui a été publié ce 11 juin : « Après le choc des européennes les exigences sociales doivent être entendues ! ». « Il faut un sursaut démocratique et social. À défaut, l'extrême droite arrivera au pouvoir », alertent les cinq centrales syndicales (CFDT, CGT, FSU, Unsa, Solidaires). « Nous connaissons ses votes en France comme en Europe, ils sont toujours défavorables aux travailleuses et aux travailleurs. »
Combien de syndicats contre l'extrême droite ?
Chez Solidaires, si l'appel à battre l'extrême droite dans les urnes ne fait pas débat, appeler à voter pour des candidats de gauche n'a rien d'évident. « La charte d'Amiens et l'indépendance syndicale restent très importantes pour nous, mais cette fois la question se pose d'autant plus que l'on a l'extrême droite aux portes du pouvoir. On a d'ailleurs des équipes dans les sections syndicales qui nous demandent de travailler sur la question », explique Julie Ferrua, co-déléguée générale de Solidaires. Les instances nationales du syndicat doivent se réunir mercredi 12 juin après-midi pour débattre du sujet. Pendant ce temps, des militants organisent des assemblées générales sur leurs lieux de travail, notamment dans l'éducation ou la santé.
Le débat est approchant à la FSU. « On va appeler à ce que les partis de gauche prennent leurs responsabilités sans aller jusqu'à exiger qu'il y ait un candidat unique de la gauche partout. On pense que notre rôle consiste plutôt à ce que les revendications sociales soient mises au centre du débat. On n'aime pas trop intervenir dans les débats entre partis politiques, comme on n'aime pas qu'ils interviennent dans les débats syndicaux », assure Benoît Teste, secrétaire général de la FSU.
Si la CFDT et l'Unsa ont déjà appelé à battre l'extrême droite, d'autres syndicats peinent encore à donner une quelconque consigne de vote. C'est notamment le cas de Force ouvrière, qui n'avait déjà pas clairement appelé à battre le RN lors du deuxième tour de l'élection présidentielle de 2022, au nom de la charte d'Amiens. Impossible d'ignorer également que le vote RN progresse 𝕏 même chez les sympathisants syndicaux, rendant plus difficile les prises de position appelant à lui faire barrage.
Mouvements féministes et organisations écologistes
L'union des forces sociales pourrait aussi s'élargir au monde associatif. La Ligue des droits de l'Homme doit réunir plusieurs organisations de la société civile et syndicats autour d'une riposte commune contre l'extrême droite. Y seront présents les syndicats FSU, CGT, Solidaires, CFDT, Unsa ; des organisations écologistes et de justice sociale comme Oxfam, Greenpeace, Attac ; ou encore le Syndicat des Avocats de France.
Initialement, la LDH avait décidé fin mai, lors de son congrès à Bordeaux, d'organiser cette assemblée mercredi 12 juin. L'objectif : « La constitution d'une alternative avec les forces progressistes sociales et environnementales pour contrer la prise de pouvoir par l'extrême droite », retrace Nathalie Tehio, présidente de la LDH. Mais suite à l'annonce de la dissolution, la réunion a été avancée d'un jour. Pas de temps à perdre : ce risque de prise de pouvoir par l'extrême droite « arrive plus vite que nous le pensions... La société civile doit peser pour que ce front commun se forme, pour mobiliser les électeurs et éviter le pire ».
Plusieurs organisations féministes dont Nous toutes et la Fondation des femmes prennent quant à elles clairement position pour une « union de la gauche », appelant les partis politiques à « trouver le moyen de présenter ensemble une liste unique ». Le CNDF (Collectif national des droits des femmes), qui regroupe plusieurs associations féministes, recueille des signatures autour d'un texte appelant aussi à « l'unité de la gauche pour battre le RN ».
Les organisations antiracistes redoublent, elles, leurs appels à rejoindre les mobilisations déjà prévues dans les jours à venir : « Il y a urgence contre le racisme et contre le fascisme », « l'heure est grave », soulignent la Marche des solidarités ou encore le Collectif accès aux droits.
Dans le 93, la force des personnels de l'éducation
En Seine-Saint-Denis, les personnels de l'éducation réajustent leur lutte pour la défense de l'école publique face à cette menace d'accession au pouvoir de l'extrême droite. Mobilisée depuis février pour un plan d'urgence dans le 93, l'intersyndicale devait avoir une audience avec la ministre de l'Éducation Nicole Belloubet, demain. Déjà reportée une fois, cette audience vient juste d'être annulée par le gouvernement, au vu du contexte politique.
Une grève des personnels de l'éducation dans le 93 était prévue ce jour-là. Celle-ci est maintenue, mais réorientée sur le sujet de l'extrême droite : « On invite les collègues à s'emparer de cette journée de grève pour discuter des perspectives face à ces résultats et annonces politiques », soutient Jacques Dematte de Sud Éducation 93.
Les négociations autour du plan d'urgence risquent d'être mises en suspens, concède-t-il. Mais la force de mobilisation des personnels du 93 au fil des mois « nous permet aujourd'hui d'avoir une base solide, tant face au projet libéral du gouvernement que face à un projet qui pourrait être porté par l'extrême droite et qui serait aux antipodes de nos revendications ».
L'intersyndicale (composées des branches locales FSU, CGT Éduc'action, Sud, CNT) appelle à se mobiliser contre la « vision d'une école réactionnaire, ségrégative et excluante ». La FSU 93 insiste, de son côté, sur la nécessité d'un front populaire : « Les forces de gauche ont l'obligation historique de s'unir ces prochains jours ». Tout en visant un périmètre plus large pour « faire front dans le cadre syndical, politique et des collectifs ».
Au-delà du 93, la fédération Sud Éducation appelle à organiser des assemblées générales partout demain ; et à rejoindre tous les rassemblements citoyens qui se tiendront dans les jours à venir.
Mobilisations spontanées
Des manifestations citoyennes s'organisent en effet spontanément dans plusieurs villes depuis hier. À Paris, un rassemblement est prévu ce soir à 20h place de la République, au même lieu et à la même heure que la veille. Ce rendez-vous va se répéter dans les jours qui viennent.
Quelques blocages de lycées contre la montée de l'extrême droite se sont organisés dès le 10 juin matin, comme à Paris devant le lycée Henri IV et à Lyon devant le lycée Saint-Exupéry. L'Union étudiante, l'UNEF ou encore l'Union syndicale lycéenne (USL) appellent la jeunesse à se rassembler ce soir place de la République à Paris ; puis « chaque soir » au fil des manifestations spontanées.
L'Union étudiante et l'USL demandent, dans une pétition commune, l'« union de la gauche ». « Notre objectif est de réaffirmer de façon unitaire le besoin d'une alliance politique sur la base d'un programme électoral de rupture, au cas où Bardella accède à Matignon », commente le président de l'USL, Gwenn Thomas-Alves. La FIDL, autre syndicat lycéen, pousse également cette idée : « La gauche toute entière se doit de faire front. Un front populaire et uni contre cette montée inquiétante. Un bloc et discours commun face aux idées plurielles de la gauche ».
Pas de temps à perdre pour ces organisations de jeunesse : un grand nombre de lycéens terminent leurs cours à la fin de cette semaine, ou passent leurs épreuves du baccalauréat dans les deux semaines qui viennent.
La rédaction de Rapports de force
Photo : © Serge d'Ignazio