Les succès électoraux des partis d'extrême droite en Europe, et la perspective d'une victoire de Marine Le Pen en France en 2027, vont-ils contribuer à « libérer » encore plus la violence des groupes racistes ? Le chercheur Jean-Yves Camus répond.
Basta! : Quelle lecture faites-vous de cette série d'actes violents perpétrés par l'extrême droite en Bretagne depuis fin 2022 ?
Jean-Yves Camus : Ces évènements détonnent un peu dans une région qu'on a souvent décrite comme étant moins perméables que les autres régions de France au Front national (FN), devenu Rassemblement national (RN). Dans une partie de la Bretagne, il y a une tradition de gauche assez vivace. Je pense par exemple à Saint Brieuc, dans les Côtes d'Armor, où l'extrême droite s'est pourtant manifestée de manière violente à plusieurs reprises ces derniers mois. Dans les années 60/70, Saint-Brieuc a été une des rares municipalités tenues par le Parti socialiste unifié (PSU), symbole d'une « Bretagne rouge » qu'on retrouve encore par exemple avec le maire de Carhaix.
Jean-Yves Camus
Jean-Yves Camus est directeur de l'Observatoire des radicalités politiques à la Fondation Jean-Jaurès.
Ceci étant, il s'est effectivement déroulé récemment toute une série d'évènements extrêmement importants en Bretagne, en particulier cette campagne d'intimidations des élus de la mairie de Callac qui a abouti au retrait du projet d'implantation de familles de réfugiés. Face à la pression des manifestations, face à la tournure médiatique que prenait l'affaire et aux menaces proférées sur les élus, la mairie a fini par jeter l'éponge. Je pense que ça a été perçu par l'extrême droite comme une première brèche dans laquelle il fallait s'enfoncer. La seconde brèche, c'est ce qu'il s'est passé à Saint-Brévin-Les-Pins(Début 2023, le projet d'ouverture d'un Centre d'Accueil pour Demandeurs d'Asile (CADA) à Saint-Brévin-les-Pins (44) a suscité une violente opposition alimentée par de nombreuses organisations d'extrême droite, parmi lesquelles le parti d'Éric Zemmour, Reconquête !. Cette violence a culminé le 22 mars 2023 quand le domicile du maire, Yannick Morez, a été la cible d'un incendie volontaire, entraînant la démission de l'élu.)).
Comment caractériser les groupes à l'origine de ces violences ? Peut-on distinguer des différences idéologiques, des stratégies et modalités d'actions différentes ?
Le mouvement antifasciste a réalisé une cartographie assez précise des groupes d'extrême droite radicale, qui se sont multipliés depuis les différentes vagues de dissolution en 2013, en 2019 et 2021.
En Bretagne, ce qui me frappe quand on regarde cette carte, c'est qu'il existe désormais non seulement des groupes assez conséquents dans les deux grandes métropoles que sont Nantes et Rennes, mais également dans des villes plus modestes, telles que Vannes, où s'est implanté le groupuscule An tour-tan. Par ailleurs, des membres de l'ex Alvarium, désormais Rassemblement des Étudiants de Droite (RED) basé à Angers, viennent très souvent intervenir en Bretagne.
Il y a également des actions disséminées un petit peu partout sur le territoire breton, notamment par exemple à Lorient ou à Saint Brieuc. Il s'agit-là d'un phénomène assez nouveau. Saint-Brieuc est une ville sans tradition d'extrême droite. Pourtant, ces derniers mois, plusieurs lieux alternatifs ont été confrontés à des agressions de cette mouvance.
On peut distinguer un certain nombre de « sous familles » dans cette extrême droite radicale. Il existe des groupes issus de scissions de l'Action Française, en particulier représentés par L'Oriflamme à Rennes et par Korser à Nantes. On recense également des groupes de hooligans politisés relativement actifs, notamment à Rennes.
Il y a aussi un petit milieu d'extrême droite dont la base idéologique reste l'autonomisme breton, qui s'est compromis de manière conséquente dans la collaboration avec l'Allemagne nazie pendant la seconde guerre mondiale. Le Parti National Breton (PNB) se raccroche à ce courant et est toujours actif dans la région.
Une des autres particularités de l'ouest de la France, ce sont les catholiques intégristes. On retrouve ainsi des traditionnalistes restés fidèles à Rome, tels que la Fraternité Saint-Pierre, qui en général ne s'engagent pas dans des actions violentes, mais aussi des traditionnalistes de la Fraternité Saint-Pie X, ainsi qu'une implantation de Civitas (dissoute en août 2023), qui eux sont davantage portés sur l'action militante.
Et puis sont présents également des sédévacantistes, qui considèrent que le trône pontifical est vacant depuis Pie XII (décédé en 1958, dont le pontificat a été très critiqué pour sa complaisance vis à vis du fascisme et du nazisme, ndlr) et que tous les papes ultérieurs ont été élus de manière illégitime. Ils ne sont pas très nombreux, mais ils sont très nettement surreprésentés dans les départements d'Ille-et-Vilaine et des Pays-de-Loire, notamment dans la région nantaise. Leurs fils de discussion Telegram sont particulièrement actifs et guère sympathiques.
Le site internet Breizh info, qui se présente comme un média, a pris également de l'ampleur ces dernières années et contribue à la visibilité de toute cette mouvance.
Que permet ce type d'actions violentes ? Est-ce une manière de recruter de nouveaux militants ?
Incontestablement, ce genre d'actions leur donne de la visibilité. Certains groupes décident aussi d'investir un « lieu de vie » afin de faire de la formation militante, à l'image par exemple de ce qu'ont fait les militants de l'Alvarium à Angers ou du Bastion social à Lyon. Il s'agit de lieux de rencontres, d'échanges et de projections qui visent à rompre avec la routine sectaire consistant à ne se réunir qu'entre-soi mais, au contraire, cherche à recruter de nouveaux militants à l'extérieur.
Quels liens existent entre cette série d'actes violents et des partis tels que Reconquête ! ou le Rassemblement National ?
Reconquête ! s'est greffé très rapidement sur les manifestations de Callac et de Saint-Brévin, avant de s'éclipser - a priori suite aux consignes de la direction du parti - après l'incendie volontaire dont a été victime le maire, Yannick Morez.
Dans sa logique de dédiabolisation, le Rassemblement National s'est tenu à l'écart. Après, je ne dis pas qu'aucun militant ou sympathisant du RN n'est venu participer, mais pour le RN, il n'y avait aucun intérêt à ce que ses militants affichent leurs couleurs dans le cadre de manifestations assez peu maîtrisables.
Est-ce que ce phénomène de violences de l'extrême droite se retrouve ailleurs, en France ou en Europe ?
En France, on observe une augmentation des attaques de l'extrême droite, dans la région lyonnaise notamment, mais aussi à Bordeaux, où le groupuscule Bordeaux nationaliste a été dissous début 2023, ou encore à Paris, où des actions violentes en marge du match de foot France-Maroc ont toutefois pu être empêchées grâce à l'intervention des forces de l'ordre.
Au niveau européen, en particulier en Pologne, en Allemagne, en Grande-Bretagne et en France, on observe une montée des intimidations à l'encontre des élus provenant, notamment mais pas uniquement, de groupes nationalistes et xénophobes qui les interpellent sur des questions d'immigration et de droit d'asile.
Toutefois, la situation varie selon les pays. En Allemagne, l'État est dans une optique de répression systématique. Les mesures de surveillance ont ainsi été renforcées autour de l'Alternative für Deutschland (AFD), qui est pourtant un parti politique légal et représenté au Bundestag et au Parlement européen.
Dans d'autres pays, la réaction est beaucoup plus faible. En Grèce, où l'Aube Dorée était devenue un véritable gang criminel qui n'hésitaient pas à tuer un certain nombre de ses adversaires politiques, l'État a fini par reprendre la main. Un certain nombre des dirigeants de ce groupe ont été condamnés. Malgré cela, depuis leur cellule, les dirigeants tentent de relancer leur mouvement.
La possible perspective d'une victoire du RN lors des élections législatives début juillet, voire de Marine Le Pen à la présidentielle de 2027 risquerait-elle de libérer encore davantage cette violence des groupes fascistes ?
Un tel évènement pourrait avoir un effet de décompensation chez des militants actifs depuis longtemps, qui ont rongé leur frein depuis des années sans réussir à conquérir le pouvoir et qui sont plein de hargne envers leurs adversaires, dont la liste est longue : les « gauchistes », les personnes LGBTQI+, les immigrés, les Juifs, les magistrats... Certains militants seront peut-être effectivement tentés de se dire : « On a le champ libre ».
Cette liste sans fin d'ennemis illustre une vision du monde totalitaire et paranoïaque. Rien d'autre qu'eux n'a le droit de s'exprimer librement.
L'État use de dissolutions et d'interdictions de colloques, de concerts et autres évènements pour lutter contre ces groupes. Mais une fois dissous, ces groupes se reconstituent aussitôt sous un autre nom. Par ailleurs, ces séries de dissolutions et d'interdictions mettent « une pression sous le couvercle de la cocotte-minute » qui pourra s'avérer un jour difficile à gérer. Le nombre de personnes appartenant à ces groupes d'extrême droite est estimé à environ 3500 personnes, dont 1300 fichés S. C'est loin d'être sans importance.
Recueillis par Mael Galisson
En photo : Manifestation d'extrême droite, à Paris le 11 mai 2024 / © Anna Margueritat (Hans Lucas)