14/06/2024 infomigrants.net  7 min #250511

« La police a pris nos téléphones, nos affaires, notre argent » : les refoulements continuent entre la Bulgarie et la Turquie

Quatre amis marocains viennent de passer la frontière entre la Turquie et la Bulgarie après plusieurs tentatives et refoulements. Svilengrad, Bulgarie, le 6 juin 2024. Crédits : InfoMigrants

Maïa Courtois, envoyée spéciale en Bulgarie

Les rues sont désertes. Le calme règne. Rien ne vient perturber le silence de la petite ville de Svilengrad, toute proche de la frontière avec la Turquie, bercée par la torpeur de la fin d'après-midi. Soudain, une voiture de police apparaît et freine, moteur vrombissant, en face de l'unique bureau de change.

L'agent abaisse la vitre, côté passager. Vos papiers ? Sur le trottoir, quatre jeunes Marocains, présents à Svilengrad depuis ce matin. Tous viennent de passer la frontière et d'entrer sur le territoire bulgare. Aucune panique ne se lit sur les visages des jeunes hommes. Ils se sont fait enregistrer comme il se doit par la police aux frontières : ils circulent en règle.

Rejoindre la Turquie est aisé pour les Marocains, qui  n'ont pas besoin de visa pour se faire, et peuvent y atterrir en avion. En revanche, entrer en Bulgarie, donc en Europe, n'a rien de facile. Ces derniers mois, les quatre Marocains ont multiplié les tentatives pour franchir la frontière. Amine*, 24 ans, plus fin et plus petit que les trois autres, dit avoir été refoulé cinq fois. Les autres, qui ont entre 22 et 30 ans, ont vécu deux, parfois trois pushbacks (refoulements à chaud illégaux).


Amine (prénom d'emprunt) et ses amis se font contrôler dans les rues de Svilengrad, la ville bulgare la plus proche de la frontière turque. Svilengrad, Bulgarie, le 6 juin 2024. Crédit photo : InfoMigrants

Lors de ces refoulements, "à chaque fois, la police a pris nos téléphones, nos affaires, notre argent", dénonce Amine*. Son ami à côté imite la scène, en bombant le torse et en prenant une voix ferme : "La police dit : viens ! Donne ton téléphone !"

"Les agents ont tiré en l'air"

"Ils prenaient aussi nos vêtements", explique Amine. "Et nos chaussures", complète encore un autre. Ces pratiques humiliantes et violentes, de même que l'existence de  centres de détention illégaux, ont été documentées par des enquêtes journalistiques et des rapports d'ONG, notamment au cours des années 2022 et 2023.


Svilengrad est une ville bulgare à la frontière avec la Turquie. Crédit : Google maps

Parfois, il y a les chiens des garde-frontières bulgares. "Les chiens... Beaucoup de problèmes avec les chiens", confie Amine, d'une voix plus lourde. Il passe la main sur sa jambe, pour montrer là où les bêtes mordent. Il se souvient avoir été aux côtés de deux personnes mordues qui, lorsqu'elles ont été refoulées vers la Turquie, "ont été emmenées dans un hôpital turc. Après, renvoyées au Maroc".

Amine assure qu'avant de lâcher les chiens, "les agents ont tiré en l'air en criant"stop ! stop ! OK ! Sit down !"". Qu'il a obéi, qu'il s'est accroupi. "Moi, stop", répète-t-il encore, recroquevillant son dos et posant les mains sur son crâne, comme pour prouver ses dires. "Moi stop : mais les chiens sont venus..."

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Osman, un Syrien de 25 ans rencontré un peu plus loin dans les terres, à Harmanli, raconte avoir subi le même type de violences. Lui, c'était en 2023. Six tentatives. À chaque fois : des vols d'affaires personnelles, affirme-t-il. À quatre reprises, des agents "nous ont forcés à nous déshabiller". Et puis il se souvient d'une fois "particulièrement violente : un de leurs chiens a mordu la jambe d'un ami. Les policiers ont rigolé".

10 000 refoulements entre janvier et avril

Ces témoignages de refoulements récents ne sont pas isolés. "Il y a encore quelques jours, j'ai rencontré une personne qui a fait pas moins de 13 tentatives de traversée de la frontière avant de parvenir ici", explique Hamid, coordinateur de Mission Wings, attablé à la terrasse d'un café d'Harmanli. Cette ville, où la petite ONG est implantée, est le premier point de chute des migrants venus de Turquie. "Juste après, une autre personne m'a raconté qu'elle avait fait 15 tentatives".


Une patrouille de Frontex, à la frontière entre la Bulgarie et la Turquie, le 29 février 2024. Crédit : Reuters

Depuis fin mars, avec l'entrée de la Bulgarie dans l'espace Schengen, les effectifs de Frontex  ont été triplés dans cette zone à la frontière avec la Turquie. Aux yeux d'Iliana Savova, directrice du Comité Helsinki qui documente depuis des années les pratiques aux frontières bulgares, cette présence est bénéfique. "Depuis leur déploiement fin mars, les pratiques violentes et humiliantes qui accompagnaient les pushbacks ont diminué. Nous avons encore peu de recul, mais dans quelques mois on pourra réellement juger (de la situation) sur des statistiques", soutient-elle.

Dans son dernier rapport, publié en avril, le ministère de l'Intérieur enregistre 10 041 cas de migrants "revenus seuls à l'intérieur d'un pays voisin" suite à l'action de la police aux frontières, entre début janvier et fin avril 2024. La formulation, un peu alambiquée, correspond aux pushbacks, expliquent l'ensemble des ONG interrogées. Y compris le Comité Helsinki, qui a décompté, via sa propre méthodologie peu ou prou le même nombre de refoulements.

Si le ministère de l'Intérieur publie cette nouvelle statistique, c'est peut-être aussi pour mettre en avant sa baisse : le chiffre est en recul de 71 % par rapport à la même période l'an dernier.

Frontex : une réponse ou une couverture du problème ?

"Comme on le voit, il y a encore des pushbacks. Mais c'est parce que les équipes mixtes entre Frontex et les garde-frontières bulgares ne sont pas déployées partout", estime Iliana Savova. "Avec la présence de Frontex, les personnes sont appréhendées à leur entrée sur le territoire, et placées dans les lieux d'enregistrement dédiés, depuis lesquels ils ne peuvent plus être refoulés. Selon moi, leur présence devrait être augmentée, pour couvrir toute la frontière", défend Iliana Savova.

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Cependant, d'après une  récente enquête du Balkan Investigative Reporting Network (BIRN), l'agence de garde-frontières européenne a longtemps été informée des refoulements violents de la part des agents bulgares, sans mettre fin à ceux-ci. De plus, ses agents restent souvent maintenus à l'écart des "points chauds" où les pires pratiques s'exercent, expliquait aussi le BIRN.


Quatre amis marocains viennent de passer la frontière entre la Turquie et la Bulgarie après plusieurs tentatives et refoulements. Svilengrad, Bulgarie, le 6 juin 2024. Crédits : InfoMigrants

Qu'en est-il aujourd'hui ? Des rapports d'incidents sur des violences, comme celles subies par Amine et ses amis, ont-ils été transmis ces derniers mois ?

Sollicité à ce sujet, le porte-parole de Frontex ne donne pas de dates, mais indique que ses équipes sont "parfaitement conscientes de la gravité et de la sensibilité des allégations de refoulements et d'autres violations potentielles des droits. Lorsque de tels problèmes sont signalés, Frontex les prend très au sérieux. Notre responsable des droits fondamentaux a rédigé plusieurs rapports d'incidents graves sur des violations présumées commises par des agents bulgares et a fait part de plusieurs recommandations aux autorités bulgares sur la base de ses conclusions."

De manière générale, "nos opérations comprennent un certain nombre d'outils destinés à protéger ces droits, tels que le déploiement de contrôleurs des droits fondamentaux, la formation complète des garde-frontières et la mise en place de systèmes solides de signalement des incidents", assure Frontex.

La lumière du soir tombe sur Svilengrad. Les quatre amis marocains sont déjà montés, discrètement, dans un taxi pour Sofia. Depuis leur départ du Maroc, la plupart d'entre eux espèrent rejoindre la France. Là-bas dans l'Hexagone, Najim a de la famille à Paris, Lyon, et même à Dijon. Amine, lui, n'y connaît personne. Mais il espère un jour "voir la Tour Eiffel".

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