Saïd Bouamama
Début juin, le Forum Economique Mondial de Saint-Pétersbourg a précédé le «Sommet pour la paix en Ukraine », qui s'ouvre demain en Suisse. Comparer ces deux rencontres internationales met en lumière une contradiction géopolitique d'avenir. A savoir, la poursuite de la domination occidentale sur le reste du monde opposée à la vision multipolaire défendue par les BRICS et plusieurs pays du Sud. (I'A)
Comme chaque année depuis 1997, la ville russe de Saint-Pétersbourg a accueilli le Forum économique international entre le 5 et le 8 juin derniers. Au fil des années, ce Forum, regroupant pour cette édition 18 000 participants provenant de 139 pays, est devenu un des principaux révélateurs de l'état de l'économie russe.
Le thème choisi pour ce sommet annonce d'emblée la couleur : « Les fondements d'un monde multipolaire : la création de nouveaux espaces de croissance ». Les titres choisis pour les 400 évènements, débats, table-rondes et rencontres thématiques sont également significatifs. Citons en quelques-uns : « Objectifs des BRICS dans le contexte du nouvel ordre mondial » ou « L'empire du mal : l'Occident a-t-il réussi à diaboliser la Russie » ou enfin « La transition vers un modèle multipolaire de l'économie mondiale ».
La liste des plus de 17 000 participants au forum de cette année parmi lesquels se trouvent des chefs d'Etat et des ministres, des experts économiques et des chefs d'entreprise, est à elle seule parlante. Si les pays occidentaux sont quasi-totalement absents, l'Afrique, l'Asie et l'Amérique Latine sont massivement représentés. Du Venezuela à la Chine, d'Oman à l'Inde, du Zimbabwe à la Bosnie, du Vietnam à la Bolivie, etc., le Forum a réuni la majeure partie de l'humanité.
A elles seules, ces présences des Sud permettent de tirer un bilan d'échec de la stratégie occidentale d'isolement de la Russie qui a accompagné la guerre en Ukraine.
Le FMI confirme la croissance russe
Non seulement la Russie n'est pas isolée mais elle se présente au Forum avec des résultats de croissance économique mettant en exergue l'échec des sanctions qui lui ont été imposées du fait de la guerre en Ukraine.
La publication des derniers chiffres du Fond Monétaire International sont mis en avant par Vladimir Poutine pour souligner l'échec des sanctions.
Ces chiffres publiés à la mi-avril indiquent en effet une prévision de croissance du Produit Intérieur Brut russe de 3.2 % en 2024. A ce propos, le rapport du FMI souligne « une croissance nettement supérieure à celle du Royaume-Uni, de la France et de l'Allemagne ». A titre comparatif le taux de croissance prévu pour les Etats-Unis est de 2.7 %, celui du Japon de 0.9 %, et celui de la France de 0. 7 %.
Lors de son intervention au Forum, Vladimir Poutine a donné sa lecture de cet échec des sanctions. Il a ainsi précisé que les échanges russes avec l'Asie ont augmenté de 60 % ; ceux avec l'Afrique de 69 % et ceux avec l'Amérique Latine de 42 %.
Etat des rapports de force mondiaux
Nous sommes bien en présence d'une réorientation globale de l'économie russe, d'un découplage massif avec l'Occident. Cette stratégie a été théorisé par l'économiste russe Sergueï Karaganov, directeur du Conseil de politique étrangère et de défense.
Dans un document publié en 2023, Karaganov appelle à orienter l'économie russe vers ce qu'il appelle « la Majorité mondiale » ; soit « les pays du Sud et de l'Est » qui « sont des alliés naturels de la Russie dans la démocratisation de l'ordre mondial, l'élimination des pratiques néocoloniales, des outils de pression et de chantage des systèmes politiques et monétaires mondiaux ».
Analysant les contradictions qui caractérisent notre monde, le document stratégique les présente comme suit : « Le principal conflit du monde moderne est la contradiction entre, d'une part, la volonté de l'Occident, avec à sa tête les États-Unis, de préserver son hégémonie de cinq siècles qui lui a permis de redistribuer les richesses du monde en sa faveur et d'imposer sa culture et ses ordres politiques au monde et, d'autre part, le désir des pays non occidentaux d'accéder à une souveraineté pleine et entière, non contrainte par les dogmes, les institutions et les ordres de l'Occident. Seule une véritable souveraineté garantit la liberté de développement et permet une participation équitable à l'économie mondiale. »
On peut certes être en désaccord avec la stratégie russe mais force est de reconnaître sa cohérence, car c'est celle-ci qui explique qu'autant de pays du Sud, ayant des systèmes sociaux et politiques aussi divers, renforcent leurs liens économiques et politiques avec la Russie.
« Le Sommet pour la paix en Ukraine »
Le Forum de Saint-Pétersbourg précède d'une semaine à peine un autre sommet dénommé « Sommet pour la paix en Ukraine». Près de deux ans après le début de la guerre, ce sommet organisé sur demande des autorités ukrainiennes, est accueilli par le gouvernement Suisse en raison de son image de neutralité. La dénomination même de l'évènement est l'objet de désaccords.
Si le président ukrainien parle de « sommet pour la paix », les autorités suisses plus prudentes utilisent une autre expression, à savoir « Conférence de haut niveau sur la paix en Ukraine ». D'ores et déjà, l'ensemble des pays occidentaux ont annoncé leur participation ainsi que l'Union Européenne.
La crédibilité de ce sommet est d'emblée remise en cause par de nombreux pays comme la Chine ou le Brésil. De nombreux pays seront donc volontairement absents et en particulier de nombreux Etats d'Afrique, d'Asie et d'Amérique Latine qui reproche aux organisateurs de ne pas avoir inviter la Russie.
Ainsi par exemple le porte-parole du ministère des Affaires Etrangères chinois a déclaré : « Il sera difficile à la Chine de participer au sommet si la Russie n'y est pas conviée. [...] Il existe un décalage évident entre d'un côté les dispositions prises pour la conférence et de l'autre les demandes de la Chine et les attentes générales de la communauté internationale, ce qui rend difficile la participation de la Chine ».
Le président Zelensky n'a pas caché sa colère en accusant la Chine de saboter le « sommet » : « Malheureusement, la Chine s'efforce aujourd'hui d'empêcher des pays de venir au Sommet de paix [...] Il est regrettable qu'un pays aussi gros, aussi indépendant et aussi puissant que la Chine soit un instrument entre les mains de Poutine. » La réponse de la Chine a été immédiate et cinglante : « La Chine n'a jamais alimenté les flammes du conflit en Ukraine ».
Un échec programmé
Alors que Macron a annoncé sa participation, Joe Biden s'est défaussé en indiquant que ce sera la vice-présidente Kamala Harris qui représentera les Etats-Unis. Le motif invoqué est celui d'une indisponibilité, le président devant participer le même jour à une soirée de collecte de fonds pour la campagne démocrate organisée par George Clooney. Dépité, le président ukrainien s'est contenté de déplorer la nouvelle en déclarant : « Poutine applaudira »...
D'ores et déjà, le sommet suisse apparaît, au pire, comme un échec complet ; au mieux, comme une expression politique des seuls pays occidentaux soutenant l'Ukraine.
C'est pourquoi le Brésil et la Chine ont annoncé leur intention d'organiser un contre-sommet. En effet, le 23 mai dernier, les deux Etats ont déclaré : « La Chine et le Brésil soutiennent une conférence de paix internationale tenue à un moment approprié et reconnue par la Russie et l'Ukraine, avec une participation égale de toutes les parties ainsi qu'une discussion équitable de tous les plans de paix ».
La comparaison entre ces deux évènements internationaux, le Forum Economique de Saint-Pétersbourg et la conférence pour la paix en Ukraine met une nouvelle fois en évidence la contradiction centrale de notre monde entre hégémonisme occidental et aspiration à un monde multipolaire.
Saïd Bouamama
Pour aller plus loin :
« Désoccidentaliser le monde : la doctrine Karaganov », Marlène Laruelle, Le Grand Continent, 20 avril 2024.
« Common Understandings Between China and Brazil on Political Settlement of the Ukraine Crisis », Déclaration commune de la Chine et du Brésil du 23 mai 2024.
Source : Investig'Action