27/06/2024 arretsurinfo.ch  13min #251324

 Le plus beau des jours

« Liberté pour Julian Assange »

Par  Patrick Lawrence

Retour au pays. Au-dessus du Pacifique, mardi. (Capture d'écran, Wikileaks.)

Julian Assange, à l'heure où j'écris ces lignes et d'après ce que j'ai pu apprendre, se trouve actuellement à Saipan, dans les îles Mariannes du Nord, en attente de sa première et dernière comparution devant un juge américain. L'issue de cette procédure est courue d'avance. Après des négociations apparemment longues par l'intermédiaire de ses avocats, le fondateur de WikiLeaks a accepté de plaider coupable d'un chef d'accusation pour avoir obtenu et publié illégalement des documents du gouvernement américain de diverses natures, dont beaucoup constituent des preuves de crimes de guerre et de violations des droits de l'homme, et d'autres exposant la corruption du Parti démocrate pendant la campagne présidentielle d'Hillary Clinton en 2016.

Assange doit être condamné mercredi à une peine de cinq ans et deux mois, soit exactement le temps qu'il a passé à Belmarsh, la prison de haute sécurité située dans le sud-est de Londres. C'est depuis Belmarsh que M. Assange s'est opposé aux demandes d'extradition vers les États-Unis, où il aurait été inculpé de multiples chefs d'accusation et condamné à une longue peine en vertu de la loi de 1917, l'Espionage Act. Lorsqu'il repartira pour l'Australie à l'issue de la procédure à Saipan, la plus grande des îles Mariannes du Nord et également la capitale, il sera un homme libre pour la première fois en 14 ans, en comptant sa période d'assignation à résidence de 2010 à 2012.

Julian Assange n'a pas été libéré, exprimé au passif, au bénéfice de décisions prises par les justices américaine et britannique - et très certainement dans les hautes sphères du régime Biden. Julian Assange a obtenu sa liberté de manière active. Même pendant les pires moments de ses années d'assignation à résidence, d'asile à l'ambassade de l'Équateur à Londres et à Belmarsh, il n'a jamais renoncé à la liberté. Il est resté le seul maître de son âme et n'a jamais laissé la moindre chance à ses geôliers de s'immiscer dans sa citadelle intérieure.

C'est pour cette raison fondamentale qu'Assange a souffert ces dernières années, en particulier les cinq qu'il a passées dans une cellule à Belmarsh. Le projet était précisément de détruire son indépendance, de le briser d'une manière ou d'une autre, et il a refusé de se soumettre. Sa volonté - dont j'ai du mal à imaginer l'impressionnante vigueur - l'a mené jusqu'à la victoire.

Lorsque la nouvelle de sa liberté imminente nous est parvenue lundi soir, j'ai réagi sans hésiter :

"Ce n'est pas une mauvaise chose. Tout le monde connaît la vérité et la valeur de ce qu'Assange a fait. Rien n'est perdu. La vie d'un homme courageux était dans la balance - c'est une victoire".

"Tout le monde" me semble toutefois être exagéré, mais j'y reviendrai dans un instant.

Parmi les détails curieux du plaidoyer d'Assange figure le choix d'un tribunal fédéral dans les îles Mariannes du Nord, une possession américaine, pour le dénouement de son affaire. L'équipe juridique d'Assange a souhaité ce lieu singulier, ne l'oublions pas. Il est éloigné du continent américain mais proche de l'Australie, son pays natal. Deux choses peuvent être à mon avis retenues à ce sujet.

Tout d'abord, il est probable que les avocats d'Assange aient estimé que c'était une très mauvaise idée pour leur client de poser le pied sur le sol américain, n'importe où près d'un tribunal des environs de Washington où les affaires de ce type, relatives à la sécurité nationale, sont habituellement jugées - jugées devant des jurés tirés d'un pool bien garni d'agents de la sécurité nationale actifs et retraités, de bureaucrates et d'apparatchiks divers et variés. Le fait que le lieu du règlement final ait été négocié en dehors du district de Virginie du Nord indique que les avocats d'Assange sont restés méfiants à l'égard des garanties américaines d'un traitement équitable en vertu de la loi, même lorsque leurs pourparlers se sont poursuivis.

Ensuite, et c'est là le point le plus important, transférer l'affaire dans une salle d'audience aussi excentrée indique qu'Assange et sa défense juridique ont très certainement eu une influence considérable sur la définition des conditions de sa libération. Cela nous apprend quelque chose de fondamental sur les années qu'Assange a passées à Belmarsh, soumis à des conditions honteusement punitives, et sur tout le cirque que les différents juges, dont Vanessa Baraitser, ont orchestré au sein des tribunaux britanniques.

J'ai longtemps supposé, comme beaucoup d'autres, que le régime Biden et son prédécesseur ne souhaitaient tout simplement pas l'extradition d'Assange parce qu'ils ne veulent pas s'engager dans un procès qui aboutirait plus ou moins automatiquement à une condamnation à 170 ans de prison. Trop de confusion potentielle, trop de risques politiques, trop de lumière sur les hypocrisies de cette administration en matière de liberté de la presse et sur son indifférence, voire son assentiment, au traitement inhumain infligé par les autorités britanniques à un homme dont l'organisation a dénoncé des crimes de guerre.

Comment expliquer autrement les délais interminables des tribunaux londoniens au cours des cinq dernières années ? Et je ne peux m'empêcher de penser, avec une conviction approchant la réalité, que la presse d'entreprise américaine, principalement le New York Times, a joué un rôle mineur dans la décision de négocier un plaidoyer qui reflète dans une certaine mesure les exigences du camp d'Assange. Le Times a soigneusement évité de parler de l'affaire Assange pendant des années. Il aurait été embarrassant pour le journal de rendre compte de la procédure en Virginie du Nord, comme il aurait été tenu de le faire. Nous nous souvenons tous que le Times a pleinement utilisé les communiqués de WikiLeaks jusqu'à ce que, en avril 2017, Mike Pompeo dénonce Assange comme "un agent de l'État russe." C'est là que Washington s'est retourné frontalement contre l'organisation et son fondateur, et que la presse d'entreprise a consciencieusement suivi l'exemple du scandaleux secrétaire d'État de Trump.

Le régime Biden a enfin réussi à lâcher la patate chaude, mais on ne saurait croire qu'il ne s'est pas brûlé les doigts. Comme d'autres l'ont fait remarquer, il aurait pu classer définitivement l'affaire et même aller jusqu'à offrir à M. Assange une compensation pour les souffrances endurées alors qu'il faisait l'objet d'accusations injustes. Cela aurait marqué une spectaculaire rédemption. Au lieu de cela, il laisse la porte grande ouverte aux poursuites dans des affaires telles que celle d'Assange chaque fois que les vérités d'un journaliste seront aussi embarrassantes. Il s'agit là d'un préjudice auto-infligé qui vient s'ajouter à des années de préjudice auto-infligé, selon moi. La décision du gouvernement Biden de clore cette affaire compromet plus ou moins toute prétention au respect de la liberté de la presse et des dispositions du Premier Amendement dont il se prévaudra à l'avenir.

Je mesure l'ampleur du triomphe de Julian Assange non pas en termes politiques ponctuels, bien que les aspects politiques de cet accomplissement de la liberté soient significatifs, mais en termes plus personnels. Sa plus grande victoire réside dans la force et l'endurance dont il a fait preuve et qu'il a constamment démontrées alors que les engrenages de deux États souverains tentaient de le détruire.

Les lecteurs se souviendront qu'il y a plusieurs années, Nils Melzer a témoigné devant le tribunal de Baraitser que le traitement réservé à M. Assange répondait aux définitions officielles de la torture psychologique et physique. Peu de temps après le témoignage du rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, j'ai commencé à rédiger un essai sur l'affaire Assange pour Raritan, la revue culturelle et politique. Alors que j'écrivais "Assange Behind Glass", que je reprends ici à partir de mes archives personnelles, je me suis dit qu'il fallait replacer cette affaire dans le contexte de la "domination totale" explorée par Arendt dans "Les origines du totalitarisme", son regard rétrospectif, en 1951, sur les horreurs de la première moitié du 20e siècle. "L'intention est de dépouiller l'humanité de toute identité et de toute singularité", ai-je alors écrit à propos du thème d'Arendt. Et de son texte :

"La domination totalitaire tente d'atteindre cet objectif par l'endoctrinement idéologique des élites et par la terreur absolue dans les camps... Les camps sont destinés non seulement à exterminer les gens et à dégrader les êtres humains, mais aussi à servir l'expérience effroyable consistant à éliminer, dans des conditions scientifiquement maîtrisées, la spontanéité elle-même comme expression du comportement humain, et à réduire la personnalité humaine au rang de simple objet.... Ainsi, l'expérience de domination absolue dans les camps de concentration dépend des conditions d'isolement de ces derniers du monde des autres, du monde des vivants en général."

J'ai également introduit Giorgio Agamben dans le texte de Raritan, car il a vu la réalité des camps dans la nôtre.

"Qu'est-ce qu'un camp, quelle est sa structure juridico-politique ?" demandait-il dans Homo Sacer : Sovereign Power and Bare Life (Stanford, 1998). "Nous serons ainsi amenés à considérer le camp non pas comme un fait historique et une anomalie appartenant au passé (même si elle est encore avérée), mais en quelque sorte comme la matrice occulte de l'espace politique dans lequel nous vivons toujours".

C'est encore dans ce contexte que je pense à l'épreuve prolongée d'Assange. Et c'est pourquoi je considère son retour à la liberté comme une victoire personnelle, l'accomplissement d'un individu exceptionnel, un homme qui s'est opposé à un système qui opère dans un état d'exception (un thème qu'Agamben élucide par ailleurs), et qui l'a vaincu.

La nouvelle de la libération d'Assange nous est parvenue, au sud de la frontière comme nous le sommes en ce moment, via mon iPad lundi en fin de soirée. Après avoir lu la dépêche du New York Times - prudente, soignée, télégraphique - nous avons lu le fil des commentaires sous la dépêche. Et c'est ainsi que s'est évanouie mon hypothèse selon laquelle "tout le monde" connaît la vérité et la valeur du travail d'Assange.

La grande majorité des commentaires que nous avons lus - et on ne peut jamais savoir dans quelle mesure le Times les sélectionne pour donner une image du public qu'il souhaite projeter - étaient scandaleusement hostiles à l'accord. J'ai pour habitude d'éviter de fournir des liens vers les articles du Times, mais  "Assange Agrees to Plead Guilty in Exchange for Release, Ending Standoff with the U.S." [Assange accepte de plaider coupable en échange de sa libération, mettant fin à l'impasse avec les États-Unis] semble justifier l'exception.

Lisez l'article si vous le souhaitez, mais n'oubliez pas de lire les commentaires. La plupart condamnent la sortie de prison d'Assange, ou soutiennent qu'il devrait être jugé et se voir infliger la longue peine liée aux accusations d'espionnage, ou affirment qu'il a mis en danger des Américains et d'autres en publiant divers documents liés aux opérations militaires américaines, ou qu'il est un larbin de Vladimir Poutine, ou qu'il a influencé l'élection de 2016 et qu'il est responsable de la défaite d'Hillary Clinton. Et ainsi de suite.

Pour M. Caplow, à Chapel Hill,

"Difficile de sympathiser avec quelqu'un qui a favorisé la victoire de Trump. Les préjudices qu'il a intentionnellement causés à Hillary Clinton neutralisent tout le mérite de ses autres activités."

De Futbolistaviva à San Francisco :

"Il n'est pas et n'a jamais été journaliste. C'était un pirate informatique. J'espère que c'est la dernière fois que nous entendons parler de lui".

Et dans le registre de la logique raisonnée, voici ce que dit sheikhnbake, de Cranky Corner, en Louisiane :

"Avec les Pentagon Papers, le NY Times n'a pas volé de données secrètes du gouvernement. Ç'aurait été de l'espionnage. Ils ont simplement gagné le droit d'imprimer ce qu'ils avaient reçu de quelqu'un d'autre. Assange et ses acolytes ont en fait piraté et volé les informations, puis les ont publiées."

Il doit y avoir une différence que je n'arrive pas à saisir, sheikhnbake, entre une machine Xerox, datant d'environ 1970, et un ordinateur utilisé 40 ans plus tard.

Après en avoir lu une bonne partie, nous avons regardé comment Tucker Carlson a réagi à ce coup de théâtre. "Un homme bon, enfin libre. Le vent tourne", a-t-il écrit sur X. Je ne suis pas d'accord avec le "tournant" de Carlson - personne ne l'a fait, mais laissons cela de côté. Ce qui a suivi la remarque de Carlson était remarquable. "Julian Assange reste un héros", a répondu David Benner, Némésis des néoconservateurs. "Sa liberté doit être célébrée, mais personne ne doit se reposer sur ses lauriers tant qu'il n'aura pas été gracié et médaillé pour avoir dénoncé les crimes de guerre du régime". "Les vrais criminels", a fait remarquer un autre lecteur, "sont les agences désignées par des noms à trois lettres". Etc.

Astucieux. Droit au but. Sans charge idéologique.

Il n'y a qu'une seule façon d'expliquer cela et, pour être tout à fait honnête, cela me rend malade. Nous constatons ici, au grand jour, les stigmates laissés par les années du Russiagate et à quel point ils ont déformé non seulement le discours américain, mais aussi tant d'esprits américains. Il n'y a pas de vérité à proprement parler dans nos cercles libéraux. Il n'y a qu'une vérité démocrate, et c'est cette vérité qui toujours, d'une manière ou d'une autre, explique la défaite d'Hillary Clinton face à Donald Trump.

À quoi servent ces gens ? Ils ont abdiqué leur capacité même à réfléchir.

Peu de temps après la parution du texte sur Raritan, Consortium News a lancé une série de dix articles intitulée  "Les révélations de WikiLeaks." Il s'agit d'un catalogue détaillé et d'un résumé de toutes les publications majeures de l'organisation d'Assange. Cette série s'inscrit dans le cadre du dévouement et de la compassion exceptionnels que Joe Lauria, rédacteur en chef de Consortium News, a manifestés dès le début à l'égard de Julian Assange et de son cas. Je les suggère aux lecteurs de The Floutist non seulement pour leur valeur intrinsèque, mais aussi parce qu'elles soulèvent une question.

Je ne suis pas le seul à constater que WikiLeaks, pour des raisons évidentes, n'a pas maintenu le rythme de ses publications ces dernières années. Comment l'aurait-il pu ? Mais avec un passé aussi noble à l'esprit, nous devons nous demander ce qu'il adviendra de WikiLeaks aujourd'hui, maintenant que son fondateur est libre et qu'il arpente à nouveau le monde. Plus précisément, quelle est la voie que suivra Julian Assange pour aller de l'avant ?

J'ai longtemps pensé, non sans un certain pessimisme, qu'il serait impossible pour Assange d'être libéré parce qu'il en sait trop - en particulier, mais pas seulement, sur la source de tout le contenu des courriels démocrates. Révéler tous les mensonges prétendant que les Russes étaient responsables de la transmission de ces documents à WikiLeaks équivaudrait à faire sauter une grande partie du grotesque échafaudage qu'est le Russiagate. Il est impossible de penser qu'Assange puisse être libéré avec tout ce qu'il sait de cette affaire et d'autres dans la catégorie "c'est du lourd".

L'accord de plaidoyer du camp Assange est-il assorti de clauses confidentielles ? Ses activités professionnelles seront-elles désormais limitées par l'accord ? Ces questions sont inévitables, même si l'on ne tient pas à les poser. La réponse n'est pas évidente et ne le sera peut-être jamais. Par respect et admiration pour un homme qui vient de conquérir sa liberté après avoir payé un très lourd tribut dans son combat pour l'obtenir, je laisse ces questions à son appréciation et à celle de son entourage.

À l'heure où The Floutist publie cet article, Julian Assange a atterri à Saipan. Compte tenu de tout ce que nous avons lu sur son état de santé au fil des ans, il semble sur les photos dans un état de santé spectaculaire. Mais Stella Assange, son épouse, rapporte sur X que

"Julian est arrivé au tribunal fédéral de Saipan : en regardant ce reportage, je me dis que ses sens doivent être saturés, après des années de spoliation sensorielle et les quatre murs de sa cellule de prison de haute sécurité de Belmarsh, lorsqu'il traverse ce bain de foule avec la presse."

Stella Assange a ajouté une autre information :

"URGENT : Le voyage de Julian vers la liberté a un coût énorme. Il devra rembourser au gouvernement australien la somme de 520 000 USD pour le vol charter VJ199. Il n'a pas été autorisé à emprunter les lignes aériennes commerciales ou les itinéraires vers Saipan et ensuite vers l'Australie".

Dans ce même message sur X, Stella Assange lance un appel urgent à la générosité.

Il est difficile d'imaginer une issue moins digne à cette affaire de la part des gouvernements américain et australien. Mais Assange en est enfin libre.

Par  Patrick Lawrence le 26 juin 2024

Source:  Thefloutist.substack.com

Traduction:  SPIRIT'S FREESPEECH

 arretsurinfo.ch

newsnet 2024-06-27 #14238

Sur le camp de concentration idéologique :

"La domination totalitaire tente d'atteindre cet objectif par l'endoctrinement idéologique des élites et par la terreur absolue dans les camps... Les camps sont destinés non seulement à exterminer les gens et à dégrader les êtres humains, mais aussi à servir l'expérience effroyable consistant à éliminer, dans des conditions scientifiquement maîtrisées, la spontanéité elle-même comme expression du comportement humain, et à réduire la personnalité humaine au rang de simple objet.... Ainsi, l'expérience de domination absolue dans les camps de concentration dépend des conditions d'isolement de ces derniers du monde des autres, du monde des vivants en général."
"Qu'est-ce qu'un camp, quelle est sa structure juridico-politique ?" demandait-il [Giorgio Agamben] dans Homo Sacer : Sovereign Power and Bare Life (Stanford, 1998). "Nous serons ainsi amenés à considérer le camp non pas comme un fait historique et une anomalie appartenant au passé (même si elle est encore avérée), mais en quelque sorte comme la matrice occulte de l'espace politique dans lequel nous vivons toujours".
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