07/07/2024 elucid.media  10min #252034

« Une inflation insupportable peut créer des soulèvements » - Ano Kuhanathan

publié le 07/07/2024 Par  Laurent Ottavi

L'inflation n'est ni bonne ni mauvaise, mais une question de dosage. L'économiste Ano Kuhanathan, docteur en Économie de l'université Paris-Dauphine, en décortique les différents aspects et ses effets actuels dans son livre Les nouveaux pauvres. Inflation, vie chère, qui pour payer l'addition ? (Cerf, 2023). L'économiste craint les conséquences sociales de l'augmentation des prix des biens essentiels.

Laurent Ottavi (Élucid) : Pouvez-vous rappeler dans un premier temps ce qu'est l'inflation et expliquer en quoi elle n'est pas forcément une mauvaise chose ?

Ano Kuhanathan : Pour faire simple,  l'inflation est l'augmentation des prix, un phénomène qui a toujours existé à l'époque moderne. Des instituts statistiques utilisent ce terme pour qualifier l'enchérissement du panier moyen, calculé en France par l'INSEE, par opposition à la déflation qui constitue la baisse du prix de ce panier moyen. L'inflation a aujourd'hui diminué, atteignant un peu plus de 2 %, mais sans que les problèmes de pouvoir d'achat soient réglés. Le litre de sans-plomb se situe toujours au-dessus de 1,90 euro par exemple. La vie chère est donc toujours une réalité.

L'inflation n'est pas mauvaise en soi. Elle s'assimilait dans les années 1970 et 1980 à un impôt sur les rentes, car les rentiers ont des revenus plus ou moins fixes, alors que les revenus des travailleurs ont plutôt tendance à suivre la dynamique des prix. L'inflation, de plus, profite aux endettés, car leur dette est comparativement moindre à ce qu'elle était avant l'augmentation des prix.

Toutefois, pour que l'inflation ne soit pas mauvaise, il faut deux conditions : d'une part, qu'elle reste modérée, contrairement à l'hyperinflation des années 1920 en Allemagne ou celle connue plus récemment dans des pays émergents ou africains comme le Zimbabwe ; d'autre part, que les revenus suivent. Sans ces conditions, elle est particulièrement douloureuse pour les personnes les plus vulnérables de notre société.

Élucid : Quels sont problèmes que pose le calcul de l'inflation ?

Ano Kuhanathan : Le calcul de l'inflation repose sur un panier moyen qui n'est jamais représentatif par définition du panier de tout un chacun. D'où un décalage entre les chiffres officiels et les ressentis des citoyens. L'autre aspect est la diversité de la composition du panier, ne serait-ce qu'en fonction du lieu habité.

J'y ajoute que le panier d'inflation moyen ne reflète pas le poids du logement dans la structure des dépenses des ménages. Il est de l'ordre de 15 % dans le panier d'inflation. Or, la charge est beaucoup plus importante pour des propriétaires qui doivent rembourser leur prêt ou pour des locataires dans les grandes métropoles.

« Une demande forte et une offre contrainte, en 2021-2022, ont créé un double choc et ont fait que l'inflation est devenue très élevée. »

Quels sont les différents types d'inflation ?

La première est l'inflation par l'offre. La plus marquante de l'histoire récente est celle consécutive au choc pétrolier. Les pays producteurs de pétrole décidèrent alors de ne plus commercer avec certains pays et d'augmenter unilatéralement les prix. Des chocs d'offre peuvent aussi survenir régulièrement sur le marché agricole. Une très mauvaise récolte céréalière demain dans un pays comme la Russie ou l'Argentine ferait ainsi augmenter les prix des céréales sans que la consommation ait augmenté.

Tous les chocs d'offre ne se soldent toutefois pas par de l'inflation. Plutôt que d'augmenter les prix, des entreprises peuvent par exemple décider de faire du rationnement quantitatif, autrement dit de garder le même prix, mais de limiter les quantités commercialisées. Je donne dans mon livre l'exemple de la PlayStation. Pendant plus d'un an, Sony avait décidé de ne pas augmenter ses prix par crainte de perdre ses parts de marché au profit de ses concurrents.

Le second type d'inflation est le choc de demande. Si demain les gouvernements ou les entreprises décident d'augmenter les salaires de 20 %, les consommateurs risquent de vouloir davantage voyager et consommer, entraînant une pression à la hausse sur des prix, de surcroît si l'offre est incapable de suivre. C'est ce qui s'est en partie passé juste après les périodes de confinement. Les gens ont pu alors se déplacer et consommer, mais les chaînes de valeurs ajoutées globalisées n'étaient pas remises en place (des entreprises avaient fermé, des travailleurs avaient quitté leur poste, etc.). Une demande forte et une offre contrainte, en 2021-2022, ont créé un double choc et ont fait que l'inflation est devenue très élevée.

En quoi est-il important de revenir sur la période des Trente Glorieuses et sur les changements qui ont suivi juste après pour mieux comprendre le présent ?

Le keynésianisme qui avait fonctionné jusque-là s'est trouvé mis à l'épreuve. Avant les années 1980, l'essentiel des périodes inflationnistes était en effet lié à des chocs de demande. Les politiques fiscale et monétaire revenaient donc surtout à gérer la demande en faisant un peu moins de dépenses et en augmentant les taux d'intérêt ou en augmentant les dépenses et en baissant les taux d'intérêt et on relançait la dette. Or, les chocs pétroliers n'étaient pas des chocs de demande. Bouger les taux ou faire de la dépense publique ne permettait pas d'avoir plus de barils disponibles.

Cette politique, notamment budgétaire, ne fonctionnait donc plus et une autre approche s'imposa. Il s'agit du monétarisme, qui consiste à chercher à baisser l'inflation en diminuant ou en tout cas en ralentissant la croissance de la monnaie en circulation, en se concentrant quasi uniquement sur les taux d'intérêt. On s'est dit qu'il fallait enrayer l'inflation quoiqu'il en coûte socialement, car l'inflation serait le pire de tous les maux selon les grandes banques centrales occidentales.

La fin de l'indexation des salaires, en France et dans d'autres pays, a aussi eu lieu dans ces années-là. La logique qui consiste à endiguer à tout prix l'inflation exige en effet d'arrêter d'augmenter les salaires. On commence alors à invoquer la fameuse boucle prix-salaire, cette théorie selon laquelle plus vous augmentez les salaires, plus vous augmentez la demande, plus vous augmentez les prix, créant ainsi un cercle vicieux. En cédant sur ces deux points, la politique monétaire et la question des salaires, un autre paradigme s'est imposé.

« Globalement nous avons perdu plus d'un million d'emplois industriels par rapport au début des années 1990 donc les choses sont loin de se rééquilibrer. »

Ce paradigme se confond avec ce qu'on appelle «  la mondialisation ». Comment, c'est-à-dire par quels mécanismes et avec quels effets, est-on passé d'une mondialisation diminuant l'inflation à une mondialisation productrice d'inflation ?

Pendant une quarantaine d'années, la mondialisation a été désinflationniste et même déflationniste. On a ralenti l'inflation ou même fait baisser les prix sur un certain nombre de biens en acceptant qu'une partie des biens ne soit pas produite chez nous, pour être produits moins chers ailleurs et en grande quantité au bénéfice du consommateur. Un autre courant de pensée important dans les années 1980 soutenait qu'une économie prospère et développée produisait et vivait de services.

Les grandes entreprises ont accompagné ce mouvement pour deux raisons. Le capital est toujours preneur de délocalisations qui donnent de meilleurs rendements et en réduisant le nombre d'ouvriers, elles réduisent également les revendications sociales des salariés. D'ailleurs, à la fin des années 2010, le constat s'impose que beaucoup d'emplois industriels ont été détruits.

Ensuite, le Covid a montré que des grains de sable sont susceptibles d'enrayer la mécanique de la mondialisation qui semblait si bien huilée, nous exposant à une grande vulnérabilité. Tous les produits ne sont plus disponibles et ils ne sont même plus bon marché. La sixième ou septième puissance mondiale n'a même pas de masque en plastique pour protéger sa population. Depuis, nous avons regagné quelques emplois industriels, mais globalement  nous avons perdu un peu plus d'un million d'emplois industriels par rapport au début des années 1990 donc les choses sont loin de se rééquilibrer. Et surtout, réindustrialiser veut dire accepter de l'inflation - ce qui n'est pas dans l'air du temps.

Comment les « entreprises mastodontes » aggravent-elles l'inflation et pourquoi écrivez-vous qu'elle est devenue un impôt sur les travailleurs alors qu'elle était historiquement un impôt sur les rentes ?

Le rapport de force entre travail et capital est de plus en plus en faveur du capital dans la gouvernance et le dialogue social des entreprises. Le fait que des multinationales globales puissent délocaliser et faire du chantage à l'emploi y contribue, tout comme le fait qu'elles puissent automatiser, robotiser et « investir » pour s'affranchir du facteur travail.

Le recul du syndicalisme a aussi été un facteur aggravant. Enfin, le déséquilibre en vigueur a été encouragé et facilité par la puissance publique, car elle a toujours cherché à  obtenir la compétitivité à tout prix, quitte à maintenir voire encourager des salaires faibles.

« Nous basculons depuis quelques années dans un cycle de démondialisation. »

Maintenant que vous avez retracé l'évolution depuis les Trente Glorieuses et caractérisé la situation actuelle, pouvez-vous évoquer les perspectives ? Pourquoi estimez-vous que 2022 pourrait avoir été une « répétition générale » de ce qui nous attend ?

Nous basculons depuis quelques années dans un cycle de démondialisation. On le voit notamment avec les tensions géopolitiques, avec la guerre en Ukraine et nous le verrons peut-être dans cinq ou dix ans avec un conflit entre la Chine et Taïwan ou plus proche de nous avec une potentielle nouvelle élection de Donald Trump. La mondialisation ayant plutôt permis de compresser les prix, des grains de sable mis un peu partout dans cette mécanique poseront des problèmes à ce niveau-là.

Je souligne aussi que tous ces chocs peuvent se combiner. Je détaille plusieurs facteurs structurels dans le livre. Il y a le facteur démographique. Tous les pays ont un vieillissement important, par exemple en Chine, qui entraînera un choc d'offre avec moins de travailleurs capables de produire. Il y a aussi un risque lié à la numérisation de l'économie. Elle avait d'abord réduit les prix en permettant d'acheter directement aux producteurs, mais elle a aussi permis l'émergence de mastodontes, de quelques oligopoles, de géants numériques qui auront tout le loisir de pratiquer les prix qu'ils veulent. Uber, un acteur en situation de quasi-monopole, a tiré ses profits en 2022 par une augmentation des prix rendue possible par le fait qu'ils avaient installé chez les consommateurs de nouvelles habitudes.

Un autre facteur est celui du climat. Si on agit fortement sur le sujet, on pourrait se retrouver avec une « inflation verte » de certains métaux ou certains produits qui modifient aussi le prix d'autres biens par ricochet. Si on agit au contraire trop mollement, les conséquences du réchauffement climatique, les catastrophes, les dépenses supplémentaires, les mauvaises récoltes feront augmenter les prix.

En quoi risque-t-on, comme vous l'écrivez, de se retrouver dans un jeu où il n'y a que des perdants ? L'inflation sur les biens essentiels a-t-elle de fortes chances d'engendrer des révoltes ?

Les facteurs dont j'ai parlé ne se cumulent pas forcément de façon additive, mais aussi de façon multiplicative ou exponentielle. On l'a vu en 2021-2022. La somme du choc d'offre, du choc de demande et de la guerre a fait que l'inflation a complément dérapé. Quand on regarde très loin dans le passé en France ou dans les pays émergents,  lorsque l'inflation devient insupportable, sur l'alimentaire notamment, il se produit des soulèvements populaires. Elle est source d'instabilité politique et sociale et peut amener à des révolutions. Rappelons par exemple que les révoltes du Printemps arabe étaient aussi portées par des révoltes de la faim.

En France, l'inflation a été moindre que chez nos voisins européens, car beaucoup de dépenses publiques et de mesures ont été mises en place. L'inflation ralentit désormais donc le discours ambiant est celui de la réduction de la dépense publique, c'est-à-dire de l'austérité et de moins de services publics. Les classes moyennes et les classes populaires sont celles qui feront le plus les frais de cette politique. Ce que n'avons pas payé en 2021-2022 sera « collecté » d'une façon ou d'une autre dans les années à venir.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

Photo d'ouverture : Manifestation des Gilets jaunes à Paris, 1er décembre 2018 - Alexandros Michailidis - @Shutterstock

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