20/07/2024 mondialisation.ca  26min #253000

Des terres à la logistique : le pouvoir croissant des Émirats arabes unis dans le système alimentaire mondial

Par  Grain

« Nous nous nous dirigeons progressivement vers le bouleversement des systèmes alimentaires afin de pouvoir cultiver n'importe quoi n'importe où, indépendamment du climat et de l'environnement. »
- Gouvernement des EAU, 2023(1)<

« La logistique est le point de convergence des ambitions commerciales et stratégiques des Émirats. »

- Financial Times, 2024(2)

Alors que tous les regards sont tournés vers Gaza, plus au sud, au Soudan, un autre conflit horrible provoque actuellement une famine massive. Les combats qui ont éclaté en avril 2023 opposent une faction militante, les Forces de soutien rapide (FSR), à des milices d'État rivales. Les deux camps se disputent le contrôle du pays et de ses riches ressources minérales et agricoles. Plus de 14 000 personnes ont été tuées, 33 000 autres ont été blessées, quelque dix millions ont été déplacées et une situation de famine généralisée est en train de s'installer(3). Les Émirats arabes unis (EAU) sont soupçonnés d'armer les FSR. Pourquoi ? En partie, selon les observateurs, pour protéger les cargaisons d'or, de bétail et de produits agricoles(4). Bien entendu, les EAU unis réfutent cette allégation, mais les preuves parlent d'elles-mêmes.

Pour assurer leur propre sécurité alimentaire, les EAU, comme d'autres États du Golfe, ont pris le contrôle de terres pour développer des exploitations agricoles au Soudan. À l'heure actuelle, deux entreprises émiraties - International Holding Company (IHC), la plus grande société cotée en bourse du pays, et Jenaan - exploitent plus de 50 000 hectares au Soudan. En 2022, un accord a été signé entre IHC et le groupe DAL - détenu par l'un des magnats les plus riches du Soudan - pour mettre en exploitation 162 000 hectares supplémentaires de terres agricoles à Abu Hamad, dans le nord du pays. Ce vaste projet agricole, soutenu par le gouvernement des EAU, sera relié à un tout nouveau port sur la côte soudanaise, qui sera construit et exploité par le groupe Abu Dhabi Ports. Les enjeux économiques de ce projet sont colossaux. Mais les enjeux politiques le sont tout autant. Le port actuel du Soudan, que le projet évitera complètement, est géré par le gouvernement soudanais.

Bien que les EAU soient extrêmement riches grâce à leurs énormes réserves de pétrole et de gaz, une insécurité alimentaire pèse sur ce pays qui dépend d'autres territoires pour son approvisionnement en nourriture. Cette situation n'est pas nouvelle. Depuis des décennies, les EAU dépendent d'autres pays pour leur alimentation, à mesure qu'ils se développent pour devenir une puissance financière dont la population est majoritairement immigrée. Depuis la crise des prix alimentaires de 2007-2008, suivie du Covid et de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, des événements qui ont tous perturbé l'approvisionnement des États du Golfe, les Émirats ont accumulé quelque 960 000 hectares d'exploitations agricoles à l'étranger. Aujourd'hui, ces exploitations agricoles internationales sont de plus en plus reliées aux EAU par le biais d'un réseau de ports et de plateformes logistiques étroitement contrôlés, qui font tous l'objet de problèmes de sécurité(5).

L'externalisation de la production alimentaire exige des prouesses logistiques pour acheminer les marchandises à partir des exploitations agricoles étrangères jusqu'aux consommateurs et consommatrices au niveau local et les EAU, qui comptent certaines des meilleures entreprises portuaires, prestataires de services aériens et exploitants d'entrepôts au monde, disposent des capacités nécessaires pour le faire. Mais un tel empire logistique s'accompagne d'une dimension sécuritaire qui, dans le cas des EAU, recoupe des intérêts géopolitiques et militaires. Cela risque de renforcer des relations de pouvoir inégales, voire pire, comme on peut le voir en Afrique. En outre, l'ambition à long terme des EAU n'est pas seulement de devenir autosuffisants sur le plan alimentaire, mais aussi de se transformer en une plaque tournante dans le système commercial agroalimentaire mondial en pleine évolution. Cela signifie devenir un point d'expédition ou de fret aérien essentiel entre l'Asie, l'Afrique et l'Europe, avec la capacité technologique de transporter les denrées alimentaires rapidement et en toute sécurité. Compte tenu de l'immense pouvoir d'achat des EAU et du laxisme réglementaire - pensez aux paradis fiscaux et aux zones franches - à l'égard des investissements internationaux, cela pourrait bien réussir.

Le pouvoir des entreprises et le pouvoir financier et politique croissant des EAU dans le système alimentaire mondial doivent être remis en question, notamment en raison de leurs implications directes pour les communautés locales.

Les investisseurs agroalimentaires des EAU

La sécurité alimentaire est une priorité du gouvernement émirati depuis la crise alimentaire mondiale de 2007, lorsqu'il a appris que les marchés - et donc son inimaginable richesse pétrolière - n'étaient pas fiables. Il est passé à la vitesse supérieure pour changer cette situation, en commençant par les investissements étrangers, y compris une série d'accaparements controversés de terres et d'eau(6). Vingt ans plus tard, en 2018, les EAU ont lancé une stratégie de sécurité alimentaire qui envisage de combiner investissements étrangers et nationaux(7). L'objectif était de voir les EAU figurer parmi les dix premiers de l'indice mondial de sécurité alimentaire d'ici à 2021 (en réalité, ils étaient à cette date au 35ème rang) et au premier rang d'ici à 2051. Le plan prévoit non seulement d'accroître le nombre d'exploitations agricoles à l'étranger, mais aussi de renforcer la production alimentaire nationale afin de réduire à 50 % la dépendance des EAU à l'égard des importations de denrées alimentaires, qui s'élève actuellement à 90 % et coûte 14 milliards de dollars des États-Unis par an(8).

Les principaux acteurs de ce projet sont une combinaison d'entreprises publiques et privées, souvent liées à la famille royale et à la politique étrangère de l'État. La plus puissante est certainement l'Abu Dhabi Developmental Holding Company ou ADQ, l'un des fonds souverains du pays(9). Plusieurs autres font partie de l'élite industrielle des EAU. Le tableau ci-dessous présente les principaux acteurs des investissements agroalimentaires à l'étranger et leurs intérêts plus larges en matière d'infrastructures et de géopolitique. Comme le montre le tableau, ces investissements sont nouveaux, interdépendants et en pleine croissance.

Tableau 1 : Investisseurs agroalimentaires des EAU à l'étranger et liens avec la logistique et la sécurité

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L'élément logistique de cette stratégie de système alimentaire tourne principalement autour des ports et de la transformation des produits. Deux sociétés émiraties, Dubaï Ports World et le groupe Abu Dhabi Ports, figurent parmi les plus grands opérateurs portuaires du monde. Elles construisent actuellement un immense réseau de terminaux dans le monde entier, qui sont reliés aux principaux ports des EAU(10). Le port de Jebel Ali, géré par DP World, est le plus grand et le plus récent d'entre eux. Le gouvernement souhaite faire de Jebel Ali un port de transbordement vital pour le commerce alimentaire mondial dans les années à venir.

La stratégie de sécurité alimentaire des EAU repose sur une concentration croissante des terres agricoles entre les mains de quelques acteurs clés. Les données sur les avoirs fonciers, qu'ils correspondent à des titres de propriété ou fassent l'objet de contrats de location, ont été compilées ci-dessous, dans un tableau et une carte distincts. Nombre de ces avoirs fonciers s'accompagnent également d'un accès privilégié aux ressources en eau (11).

Tableau 2 : Avoirs fonciers détenus par des sociétés émiraties en 2024

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Dynamiques de pouvoirs régionales en Afrique

Si les investissements agroindustriels des EAU sont répartis dans le monde entier, quelques pays d'Afrique du Nord et d'Afrique de l'Est sont les cibles privilégiées d'initiatives géopolitiques. Prenons le cas de l'Égypte. Deux groupes émiratis appartenant au gouvernement - Al Dahra et Jenaan - sont particulièrement actifs dans la production agricole en Égypte. Al Dahra y exploite plus de 260 000 hectares de céréales et de fruits, tandis que Jenaan possède plus de 52 000 hectares de fruits, de fermes laitières et de cultures fourragères. Un autre investisseur important est International Holding Company (IHC), la plus grande société cotée en bourse d'Abu Dhabi, présidée par le cheikh Tahnoon bin Zayed Al Nahyan, frère de l'émir et conseiller à la sécurité nationale du pays. L'IHC possède Al Hashemaya, qui compte plus de 4 000 hectares de terres agricoles en Égypte.

Les EAU et l'Égypte entretiennent de bonnes relations politiques, mais des relations économiques très déséquilibrées. En 2024, Al Dahra s'est vanté d'avoir été, au cours des trois dernières années, « le plus grand producteur de la culture la plus stratégique d'Égypte : le blé ». Le gouvernement émirati finance également les importations de blé de l'Égypte, ce qui témoigne d'un niveau élevé de dépendance entre les deux pays. Compte tenu de l'importance stratégique du contrôle émirati sur les ports de la mer Rouge et du canal de Suez, et de sa nouvelle concession le long de la côte méditerranéenne de l'Égypte, cette dépendance ne peut que s'intensifier(12).

C'est une autre histoire dans la Corne de l'Afrique. En 2018, Djibouti a chassé DP World du terminal à conteneurs de Doraleh, un port crucial pour le transport des marchandises à destination et en provenance de l'Éthiopie, pays enclavé. Djibouti a fait valoir que l'accord conclu avec DP World était injustement avantageux pour ce dernier, et a donc annulé l'accord, nationalisé le port et attribué une partie à la Chine à la place. DP World s'est alors installé à Berbera, dans le Somaliland, où, en échange de l'autorisation d'exploiter un port, il a promis de construire une route jusqu'à Hargeira, la capitale, et jusqu'à la frontière de l'Éthiopie. En outre, les EAU poursuivent impitoyablement Djibouti en justice pour avoir annulé leur accord et engrangé d'énormes commissions(13).

Plus au sud, les investisseurs des EAU dans le domaine de la sécurité alimentaire sont en train de se tailler une place en Ouganda, au Kenya et en Tanzanie. Selon certaines sources, le gouvernement ougandais profiterait de la guerre au Soudan pour devenir une nouvelle plaque tournante des investissements des EAU(14). « L'Ouganda étant avant tout un pays agricole, il peut répondre aux besoins alimentaires des EAU et acquérir leur technologie afin d'apporter de la valeur ajoutée aux produits agricoles ougandais », a récemment déclaré le ministre des Affaires étrangères(15). Le président Museveni a même signé un accord permettant aux EAU de construire l'une des seules zones franches agricoles au monde. Il s'agit d'un parc de 2 500 hectares qui servira à la transformation et à l'expédition de denrées alimentaires (sucre, thé, bœuf et maïs sont envisagés) de l'Ouganda vers les EAU. Il a également accordé 7 000 ha à Al Rawabi pour développer de l'élevage. Récemment, un membre de la famille royale des EAU, qui construit une importante raffinerie de pétrole à Hoima, a annoncé qu'il fournirait sept avions-cargos et un centre d'entreposage frigorifique à Entebbe pour stimuler les exportations de denrées alimentaires de l'Ouganda. L'Ouganda est déjà marqué par des conflits liés à l'attribution de terres à des investisseurs étrangers, et les EAU se montrent donc prudents. Pourtant, le président Museveni est déterminé. Il a récemment accordé aux EAU des droits majoritaires sur la dorsale destinée aux technologies de l'information et de la communication de l'Ouganda, ce qui devrait susciter des inquiétudes quant à la sécurité nationale(16).

En Tanzanie, des projets similaires ont provoqué un tollé. Alors que se poursuit l'expulsion violente de 70 000 Maasaï pour faire place à une réserve de chasse destinée aux membres de la famille royale des EAU, le gouvernement vient de signer un accord avec DP World, lui donnant le droit de moderniser et d'exploiter en exclusivité le port de Dar es Salaam pendant les 30 prochaines années. Cet accord a suscité une vive opposition de la part de la société civile, des partis politiques et même des tribunaux, qui y ont vu un avantage injuste pour les EAU et une atteinte à la souveraineté nationale(17). Il ne fait aucun doute que cet accord renforcera l'influence des agro-investisseurs émiratis dans la région.

Des sociétés émiraties ont également lancé de nouveaux projets agro-industriels dans d'autres pays africains. Les EAU et le Kenya viennent de signer un accord de libre-échange et ADQ s'est engagée à y investir jusqu'à 500 millions de dollars, notamment dans la production alimentaire. En Zambie, les EAU et d'autres investisseurs du Golfe envisagent d'acquérir des terres agricoles pour la production de céréales, de sucre, de haricots et de semences, ainsi que pour l'élevage de vaches laitières et de chèvres(18). Au Zimbabwe, des entreprises émiraties produisent du tabac, des noix de macadamia, des bananes, des avocats, des agrumes et des petits fruits pour l'exportation, avec une future expansion qui dépendra de l'accès à d'autres terres agricoles(19).

Externalisation de la production en Asie

De nouvelles opportunités importantes s'ouvrent également en Asie pour les agro-investisseurs des EAU. Certaines entreprises émiraties, comme Elite Agro et Unifrutti, sont déjà engagées dans le modèle traditionnel de création d'activités agroalimentaires internationales dans des pays comme l'Indonésie et les Philippines - sans lien direct avec des stratégies de logistique ou de sécurité. En Indonésie, Elite Agro a obtenu il y a quelques années des droits sur 18 000 hectares dans le Kalimantan central. On a appris tout dernièrement que l'entreprise envisage d'investir dans le programme gouvernemental de production de denrées alimentaires(20). Les informations à ce sujet sont toutefois rares, car l'entreprise veut éviter les protestations(21). Aux Philippines, Unifrutti - une importante société de production de fruits pour les EAU et les marchés internationaux - produit des bananes sur 1 700 ha de plantations(22).

En Inde, une nouvelle initiative importante est en train de voir le jour. En 2022, les gouvernements des EAU et de l'Inde ont convenu de créer un « corridor alimentaire » entre les deux pays. Il s'agit de créer un nombre potentiellement important de « parcs alimentaires » en Inde, en commençant par le Gujarat, où la production alimentaire sera centralisée et ensuite transformée pour être expédiée aux EAU. Les parcs alimentaires sont des zones franches, où des lois telles que la loi indienne sur les produits essentiels (Essential Commodities Act), qui réglemente le commerce des denrées alimentaires dans l'intérêt du public, ne s'appliquent pas. Le gouvernement des EAU s'est engagé à investir 2 milliards de dollars dans le projet, tandis qu'un consortium d'entreprises des EAU investit 7 milliards de dollars supplémentaires dans le développement de la logistique, y compris des processus descendants visant à satisfaire aux normes de sécurité alimentaire des EAU. Les premières cultures produites sont la mangue, le piment, l'oignon, le riz et le gombo(23).

La portée potentielle de ce projet est considérable. Bien qu'il découle de plans antérieurs élaborés uniquement entre l'Inde et les EAU, il a été lancé sous l'égide de l'alliance quadrilatérale conclue entre l'Inde, Israël, les EAU et les États-Unis, issue des Accords d'Abraham. En substance, l'Inde fournit la terre et la main-d'œuvre agricole, Israël et les États-Unis apportent la technologie et les EAU fournissent le marché, avec Jebel Ali comme port principal. Si ce projet est mis en œuvre, il pourrait servir l'objectif à long terme des EAU de devenir une plaque tournante du commerce alimentaire mondial entre l'Asie, l'Europe et l'Afrique(24). Dès cette année, les EAU prévoient de faire venir de la main d'œuvre agricole d'Inde, afin d'aider les Émirats à produire une plus grande proportion de leur approvisionnement alimentaire sur place (notamment dans des fermes verticales) et de réduire les importations. L'objectif est de faire venir 20 000 travailleurs et travailleuses dans un premier temps, puis 200 000 à terme(25).

Au Pakistan, les EAU cherchent à nouveau à mettre en place des exploitations agricoles. Les tentatives précédentes, menées lors de la crise alimentaire et financière de 2008, ont échoué. Cette fois, avec la guerre en Ukraine, les choses pourraient être différentes. Les choses ont commencé à bouger en juin 2023 après que la Haute Cour de Lahore a rejeté le projet de l'armée de céder à la Chine 400 000 hectares de terres destinées à l'agriculture industrielle dans le Pendjab. À la place, une concession de 50 ans dans le port de Karachi, ainsi que trois accords logistiques, ont été signés avec le groupe AD Ports. Deux mois plus tard, le parlement pakistanais a adopté un projet de loi établissant un Conseil spécial de facilitation des investissements afin de rechercher des investissements auprès des États du Golfe, en particulier dans les secteurs de l'alimentation et de l'agriculture. L'Arabie saoudite et les EAU sont tous deux sollicités, Al Dahra, pour les EAU, manifestant un vif intérêt. La proposition consiste à créer des fermes industrielles sur 40 000 ha d'ici 2030, en commençant par 2 000 ha au Pendjab. En décembre 2023, les EAU avaient déjà signé des accords d'une valeur de 25 milliards de dollars avec le Pakistan, notamment dans le domaine de l'agriculture, qui devraient démarrer par la production de viande halal et de palmiers dattiers destinés à l'exportation vers les EAU.

Il est important de noter que dans beaucoup de ces accords, des arrangements politiques sont trouvés pour que les entreprises des EAU obtiennent des dérogations spéciales. Par exemple, en mars 2024, l'Inde a interdit les exportations d'oignons en raison de la hausse des prix dans le pays et de l'importance considérable de ce produit pour le peuple indien. Malgré cela, les EAU ont obtenu une dérogation à l'interdiction afin de pouvoir exporter des oignons depuis l'Inde. Il en va de même pour le Pakistan. La nouvelle loi sur l'investissement assurerait une « garantie souveraine » selon laquelle les investisseurs des EAU pourraient poursuivre leurs projets de sécurité alimentaire en dépit d'un éventuel changement de gouvernement au Pakistan. De même, lorsque le gouvernement des EAU a acquis 45 % de la société Louis Dreyfus en 2020, un accord parallèle a été signé pour garantir les livraisons de denrées alimentaires aux EAU en cas de crise d'approvisionnement(26).

Des schémas mondiaux

Un schéma similaire se met en place en Europe et en Amérique. Les EAU entretiennent des relations étroites avec le gouvernement serbe, combinant investissements dans les terres agricoles et ventes d'armes. En 2013, le Fonds de développement des EAU a accordé un prêt initial de 400 millions de dollars destiné à l'agriculture en Serbie. Peu après, Al Dahra a racheté huit entreprises agricoles serbes, tandis qu'Elite Agro a commencé à développer ses propres activités dans le pays. En 2018, Al Dahra a repris les actifs agricoles de PKB Korporacija, la plus grande exploitation agricole d'ex-Yougoslavie, malgré l'opposition de l'armée serbe. Comment est-ce possible ? Le gouvernement des EAU a un intermédiaire en Serbie qui facilite les contrats de développement de systèmes de défense ainsi que les ventes d'armes aux EAU (qui finissent entre les mains de militants combattant en Syrie et au Yémen)(27).

Aux États-Unis, les EAU investissent depuis plusieurs années, aux côtés de l'Arabie saoudite, dans la production agricole en Arizona, une région en proie au stress hydrique. Al Dahra y cultive plus de 12 000 hectares de luzerne, réexpédiée aux EAU sous forme de foin. Les communautés de l'Arizona s'insurgent contre le fait que ces investisseurs se sont vu accorder des droits illimités sur les réserves d'eau locales, alors que la population souffre de sécheresses historiques et de plus en plus graves(28). À leur grande stupéfaction, les gens ont appris que le fonds de pension de l'État de l'Arizona est directement impliqué en tant qu'investisseur dans ces projets(29).

En Amérique latine, les EAU étendent prudemment leur implantation. Les investisseurs émiratis produisent de la volaille au Brésil et des fruits au Chili et au Pérou. Des concertations sont en cours pour trouver des accords agricoles au Mexique et en Colombie, des accords de libre-échange étant proposés et des coalitions d'entreprises mises en place. Les EAU viennent même de devenir observateurs auprès de l'Institut interaméricain de coopération pour l'agriculture, où ils prévoient de contribuer à l'orientation des systèmes alimentaires de la région(30).

Dans l'ensemble, les EAU sont en tête de course pour renforcer leurs activités agricoles internationales (avec un accès sûr à la terre et à l'eau, et des normes de sécurité alimentaire élevées) couplées à une logistique sophistiquée en matière de transport (aérien, routier et maritime). Ils ambitionnent non seulement de produire leurs propres denrées alimentaires, mais aussi de servir de plaque tournante du commerce mondial. Le nouveau projet d'agrandissement du port de Jebel Ali, d'un coût de 150 millions de dollars, vise précisément cet objectif(31). Mais même des ports plus petits comme Dubai Creek et Deira jouent un rôle important dans le commerce international du riz avec l'Inde et l'Iran. Grâce à un réseau d'accords mondiaux de libre-échange et de conventions fiscales, les négociants des EAU peuvent importer et réexporter rapidement des produits vers d'autres marchés, sans que les droits de douane n'entrent en ligne de compte(32). Cette combinaison de puissance logistique et de liberté réglementaire fait des EAU un itinéraire de transbordement attractif.

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De grandes ambitions, de profondes inquiétudes

Le contrôle croissant exercé par les EAU sur les terres agricoles et les ressources en eau au niveau international, combiné à leur puissante logistique et leurs programmes de sécurité, est inquiétant. Le fait que le gouvernement veuille renforcer la sécurité alimentaire par le biais de la production nationale pourrait être une bonne chose, s'il était capable de développer des systèmes réellement durables. Tant qu'ils y sont, ils devraient par la même occasion s'attaquer également au problème du gaspillage alimentaire, qui est un véritable fléau dans le pays(33). Mais l'accaparement des terres et des ressources en eau - en particulier sans le consentement explicite des communautés locales ou dans des régions en proie à la famine - ne devrait tout simplement pas être autorisé.

Malheureusement, les ambitions agricoles des EAU à l'étranger sont étroitement liées à des incitations géopolitiques et financières. Et les choses pourraient empirer. D'une part, une rivalité de longue date entre l'Arabie saoudite et les EAU les pousse parallèlement sur cette voie et agit comme un accélérateur(34). D'autre part, la pression croissante du changement climatique se transforme en couverture pour les États du Golfe engagés dans la production alimentaire externalisée. Les EAU, de plus en plus présents dans les discussions internationales sur le climat, ont adopté la compensation des émissions de carbone comme moyen essentiel de reverdir leur propre empreinte climatique(35). Des contrats carbone sont conclus de toutes parts, notamment en Afrique, pour préserver les forêts ou planter des arbres dans les campagnes afin de vendre des crédits aux pollueurs mondiaux. Le nouveau business que représente l'agriculture carbone peut contribuer à financer les exploitations agricoles des EAU à l'étranger et à compenser les émissions de leurs entreprises(36). Cette nouvelle ruée sur les accords fonciers destinés au marché du carbone privera les communautés locales de leurs systèmes alimentaires et de leurs moyens de subsistance locaux d'une manière inédite et pernicieuse.

La famine généralisée qui sévit au Soudan devrait servir de terrible rappel des raisons pour lesquelles les transactions foncières liées à des stratégies géopolitiques doivent cesser (37). Il est temps de demander des comptes aux EAU et à leurs allié·es.

La source originale de cet article est  grain.org

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