Par Seymour M. Hersh
Fin 1967, alors que la guerre du Viêt Nam faisait rage et que le président Lyndon B. Johnson devenait de plus en plus impopulaire, j'ai été recruté pour m'occuper de la presse et rédiger des discours pour le sénateur Eugene McCarthy du Minnesota, le seul Démocrate assez courageux pour se présenter contre un président démocrate.
Des mois plus tard, alors que je travaillais jour et nuit dans la suite encombrée d'un motel du New Hampshire, je me suis intéressé à un coursier de New York qui arrivait presque tous les soirs par le dernier vol d'Eastern Airlines. Le coursier se précipitait dans la suite avec un sac de toile attaché à son poignet et le remettait à l'un des bienfaiteurs les plus riches et les plus enthousiastes de la campagne. Cet homme était un multimillionnaire à la tête d'un important fonds boursier, mais il était heureux de s'asseoir dans la suite que je partageais alors avec Richard Goodwin, un vrai professionnel de la politique – contrairement à moi et aux gamins de l'université qui participaient à la campagne – et de se contenter de regarder.
Un soir, j'ai demandé au millionnaire ce qu'il y avait dans le sac. Il me l'a lancé, avec une clé. Je l'ai ouvert et je me suis retrouvé face à des dizaines de liasses de rutilants billets de 100 dollars. Je n'avais aucune idée, ni à l'époque ni aujourd'hui, si les fonds avaient été correctement déclarés et je n'ai pas posé la question. C'est ainsi que cela fonctionne, me suis-je dit, et j'ai jeté le sac à la poubelle. J'ai alors su que je n'étais pas fait pour le monde de la politique présidentielle.
Il n'est pas surprenant que la campagne de réélection du président Joe Biden se soit délitée bien longtemps avant qu'il soit impossible de dissimuler sa déficience croissante. Ce sont les grands argentiers du Parti démocrate qui ont mis fin au jeu du "rien vu, rien entendu", après la performance choquante de Joe Biden lors du débat de juin avec Donald Trump. Ils ont refusé de continuer à donner des millions de dollars au parti maintenant qu'‘on savait que le président n'était pas toujours vraiment là.
On aurait pu penser qu'un corps de presse vigilant, mené par le New York Times et le Washington Post, serait le premier à aborder la question de la déficience de M. Biden, mais ces journaux sont passés à côté de l'histoire. Le premier article important a été publié au début du mois de juin par le Wall Street Journal, dont la rubrique des actualités, toujours brillante, est considérée comme suspecte par le Times et le Post et par de nombreux lecteurs en raison de la page éditoriale conservatrice du journal, et parce ce qu'il fait partie du groupe News Corp de Rupert Murdoch, qui a publié l'article en première page sous le titre "En coulisses, Biden montre des signes de défaillance".
Le service de presse de la Maison-Blanche a rapidement répondu que les deux personnes citées dans l'article étaient des Républicains soutiens de Trump. La stratégie a en quelque sorte fonctionné. Les craintes suscitées par Trump ont pris le pas sur les bonnes décisions. Il en va de même pour CNNet MSNBC, dont les débats avec d'anciens fonctionnaires de la Maison-Blanche sont souvent amusants à regarder, en particulier lorsqu'on ingurgite beaucoup de barbe à papa. Les téléspectateurs de Fox News, tout aussi partial, n'ont sans doute pas échappé à la barbe à papa.
Qui, à Washington, ne savait pas que M. Biden était défaillant ? Nous le savions tous, plus ou moins. J'avais appris quelques mois plus tôt par un fonctionnaire fédéral que ceux qui se tenaient aux premiers rangs des évènements universitaires au cours desquels M. Biden prenait la parole avaient été avertis de ne pas bouger si le président trébuchait en marchant vers le podium. Des agents des services secrets étaient sur place pour le relever immédiatement. Il n'y aurait pas de photos en première page montrant un major de promotion aidant le président à se relever.
Le public américain a pu constater le lent déclin de Joe Biden. Selon le Journal, près des trois quarts des personnes interrogées pensaient que Joe Biden est "trop âgé pour briguer un nouveau mandat". Au cours des dernières années, les réunions ministérielles se sont largement raréfiées, ou se sont transformées en simples réunions de routine, comme le montre la chaîne C-SPAN, qui retransmet fidèlement tous les événements organisés par la Maison-Blanche. M. Biden rejoignait les chefs de cabinet assis et lisait un texte préparé, dont chaque page était recouverte d'une feuille plastique. Un vibrant spectacle télévisuel.
Après le débat, des pressions de plus en plus fortes se sont exercées sur M. Biden pour qu'il se retire. La Maison Blanche et le président lui-même niaient qu'il souffre d'autre chose que d'une mauvaise journée, d'un rhume et du décalage horaire. Des articles de presse ont rapporté que Hunter Biden, le fils condamné du président, était resté à ses côtés et avait averti tous les membres du personnel de la Maison-Blanche que quiconque ferait la moindre allusion à la vérité serait renvoyé. Ce message a rapidement été transmis à la presse. Le service de presse de la Maison-Blanche s'est soudain rendu compte qu'il était induit en erreur par l'attaché de presse du président. Il y a eu beaucoup de questions difficiles et de grincements de dents, mais le message est resté inchangé : le président est en bonne santé et va se présenter aux élections cet automne et continuer à servir quatre années de plus après avoir battu Trump.
Le lundi 15 juillet, M. Biden s'est envolé à bord d'Air Force One pour un déplacement de campagne dans le Nevada, un État où les résultats sont mitigés, où M. Biden l'a emporté en 2020 avec un peu plus de 30 000 voix d'avance. Le mardi, il a prononcé un discours devant 5 000 membres de la NAACP [National Association for the Advancement of Colored People : organisation américaine de défense des droits civique] lors de sa convention annuelle. Le lendemain, le président, apparemment atteint d'une maladie encore inconnue pendant sa campagne, a dérogé à son programme et s'est fait escorter par la police jusqu'à Air Force One, après avoir dit initialement à des policiers qu'il allait aux urgences les plus proches.
Une série d'articles de blog, de rapports de la police locale, de messages internet et un article du Daily Mail ont révélé d'autres détails sur le voyage de Joe Biden à Las Vegas, et sur son retour soudain dans le Delaware. Cette semaine, j'ai examiné ces rapports avec un haut fonctionnaire à Washington qui m'a aidé à reconstituer le récit d'une Maison Blanche en plein désarroi, dont le point culminant a été le désengagement du président de la course à l'investiture. Cette histoire n'est pas sans rappeler Sept Jours en Mai [Seven Days in May, film américain réalisé par John Frankenheimer sorti en 1964], le thriller de la guerre froide dans lequel un colonel interprété par Kirk Douglas déjoue un coup d'État organisé par un général interprété par Burt Lancaster. Rien de ce que vous lirez ci-dessous ne provient de quelque compte rendu officiel de la Maison Blanche.
À ce moment-là, selon Emily Goodin, une journaliste du Daily Mail qui faisait partie du service de presse itinérant, le président était "d'une pâleur mortelle"et Air Force One s'est envolé à toute vitesse vers le Delaware, où le président a passé un week-end de repos à Rehoboth Beach. Le service de presse a été informé que M. Biden était atteint du covid. Rien de plus n'a été dit à bord d'Air Force One. Après le retour de Joe Biden dans le Delaware, la Maison Blanche a informé le public que Joe Biden avait contracté une infection par le virus covid et qu'il serait placé en isolement. Il présentait des symptômes des voies respiratoires supérieures, un écoulement nasal, une toux et était fatigué.
Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase pour un groupe de leaders du Congrès, de fonctionnaires et de certains bailleurs de fonds de M. Biden qui ont retenu d'énormes quantités de contributions engagées.
"Des pressions ont été exercées sur les donateurs pour qu'ils s'acquittent de leurs engagements", m'a dit le fonctionnaire. "Il était entendu que Joe Biden avait eu un problème physique à Las Vegas, et que la famille disait non"
à la pression continue des donateurs et des Démocrates du Congrès pour qu'il se retire de la campagne présidentielle. Dans un premier temps, le président n'a pas pu être joint.
Le samedi 20 juillet, l'ancien président Barack Obama s'était fortement impliqué et il était question qu'il passe un coup de fil à Biden. On ignorait si Biden avait été examiné et ce qui lui était arrivé à Las Vegas. "Big Three" [la vieille branche], c'est-à-dire l'ancienne présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi, le leader de la majorité au Sénat Charles Schumer et le leader de la minorité à la Chambre des représentants Hakeem Jeffries, ont également suivi de près l'évolution de la situation.
"Dimanche matin, avec l'accord de Pelosi et de Schumer, Obama a appelé Biden après le petit-déjeuner et lui a dit : ‘Voilà ce que nous allons faire. Nous avons l'accord de Kamala pour invoquer le 25è Amendement'".
Cet amendement stipule que lorsque le président est jugé par le vice-président et d'autres comme n'étant pas apte à exercer le pouvoir et les devoirs de sa charge, le vice-président assume ces devoirs.
"C'est là qu'il a été clair qu'elle obtiendrait le soutien du président pour se présenter à l'élection de novembre."
M. Obama a également précisé qu'il n'allait pas la soutenir dans l'immédiat. Mais le groupe a jugé que son métier de juriste l'aiderait à faire face à Trump lors d'un débat.
L'un des inconvénients possibles, m'a-t-on dit, est le mépris qu'éprouve parfois Mme Harris pour le travail de la communauté du renseignement des États-Unis. On sait qu'elle n'est pas particulièrement intéressée par le "President's Daily Brief", un condensé hautement confidentiel des renseignements du moment, préparé chaque nuit par le Cabinet du Directeur du Renseignement National et remis en main propre aux services les plus stratégiques de Washington, y compris celui du Vice-président. Le document, qui contient des renseignements d'origine électromagnétique, doit être lu par le destinataire en présence de l'officier de renseignement qui le délivre. On m'a dit que Mme Harris montrait souvent peu d'intérêt pour la lecture de ces documents et qu'à un moment donné, elle a demandé à l'agence de cesser de les lui remettre. Aujourd'hui, en tant que candidate à la présidence, elle est tenue au courant de toutes les questions importantes en matière de renseignement.
Le facteur clé dans la décision de forcer Biden à quitter ses fonctions en invoquant le 25è Amendement est une série de sondages de plus en plus négatifs sur la cote du président face à Trump, commandés par les bailleurs de fonds, a déclaré le fonctionnaire. "Le déclin prenait forme". Les sondages seront également importants pour la vice-présidente, m'a-t-on dit, et il a été convenu que si les sondages ne montraient pas qu'elle gagnait du terrain, d'autres options seraient envisagées, y compris une convention ouverte. Je n'ai pas pu savoir si Mme Harris était au courant de ces considérations, ou si elle avait l'intention de s'y conformer.
Le fonctionnaire, qui compte des dizaines d'années d'expérience dans la collecte de fonds, m'a dit qu'Obama s'était imposé comme l'homme fort tout au long des négociations.
"Il a un objectif, veut le mener jusqu'au bout et garder le contrôle sur la personne qui sera élue".
Quelques jours après notre entretien, alors que Harris prenait un bon départ, Obama et son épouse ont annoncé qu'ils soutenaient Harris et lui ont dit, par téléphone, lors d'une mise en scène télévisée, qu'ils feraient tout ce qui est en leur pouvoir pour faire campagne pour elle et la soutenir.
Mais qu'elle ferait mieux d'être performante.
Seymour M. Hersh
Article original en anglais : Leaving Las Vegas, Inside the last tortured days of the Biden campaign, seymourhersh.substack.com, le 27 juillet 2024.
Traduction : Spirit of Free Speech
La source originale de cet article est seymourhersh.substack.com
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