Le géant Lactalis vient d'annoncer qu'il ne collectera plus le lait dans des centaines de fermes. Ce vaste plan social est lancé alors que la multinationale a bénéficié de millions d'euros d'aides publiques. Et pourrait préférer importer du lait.
Voici l'édito de notre newsletter On en Agro !, par Sophie Chapelle. Pour la découvrir en intégralité et pour la recevoir gratuitement, c'est par là.
C'est une astreinte quotidienne qui ne tolère pas les défaillances. Quand on est éleveuse ou éleveur laitier, malade ou pas, on doit assurer chaque jour la traite de ses vaches. Quotidiennement, un camion-citerne passe collecter le lait dans la ferme. Si ce camion ne passe pas, c'est l'impasse. Aujourd'hui en France, 12 000 productrices et producteurs dépendent de contrats avec Lactalis, premier groupe laitier au monde dont le chiffre d'affaires a frôlé les 30 milliards d'euros en 2023. Ce même groupe a annoncé le 25 septembre qu'il allait réduire sa collecte de lait en France de 450 millions de litres d'ici fin 2025 (sur les 5,1 milliards de litres de lait collectés chaque année). Soit une baisse de 8%.
Concrètement, quelques 300 agricultrices et agriculteurs ne verront plus passer le camion-citerne de Lactalis dans leur ferme à compter du 1er janvier 2026. Les éleveuses et éleveurs concernés ont reçu un simple coup de fil du technicien de la laiterie les informant que le contrat allait s'arrêter. « Un coup de massue » lit-on dans la presse régionale. « Scotchés. » A plus long terme, le plan de réduction de Lactalis va toucher plus de 700 exploitations, selon l'Union nationale des éleveurs livreurs Lactalis (Unell).
Dans les fermes, l'angoisse prédomine. Beaucoup ont été poussés par Lactalis à intensifier leur exploitation en augmentant leur cheptel, et en investissant dans des robots-traite. Ces agricultrices et agriculteurs se retrouvent désormais avec des prêts colossaux à rembourser, mais potentiellement sans possibilité de vendre leur lait d'ici quelques mois. Parmi les voies qui s'offrent à eux : trouver un autre collecteur de lait, créer un groupement pour lancer ses propres produits laitiers transformés, ou cesser l'activité laitière.
Lactalis a ciblé des territoires où les fermes sont assez éloignées les unes des autres et où il y a moins d'infrastructures - on parle de zones en « déprise » laitière - notamment dans le Grand Est. En clair, l'industriel a décidé de cesser la collecte dans les zones les moins rentables, où les trajets étant plus longs, le coût du transport augmente. « Lactalis est un bandit », accuse Charlotte Kerglonou, éleveuse et représentante de la Confédération paysanne en Bretagne. Ils nous ont clairement dit que leur objectif était d'avoir le moins de points de collecte possible pour des questions de rentabilité. Ils encouragent à concentrer des élevages dans certaines zones qui sont déjà saturées. »
Des millions d'aides publiques sans conditions
Lactalis avance évidemment d'autres arguments dans son communiqué de presse. La multinationale écrit vouloir « réduire la part du lait qui est collecté pour être transformé en ingrédients industriels destinés aux marchés internationaux ». Cette matière première qu'il exportait jusqu'ici vers la Chine et l'Afrique, ne serait pas assez rentable pour le groupe.
Or, c'est précisément pour l'exportation de ce lait en poudre que Lactalis a bénéficié de pharamineuses aides publiques ces dernières années. Un rapport publié en 2021 détaille les dizaines de millions d'euros d'aides de la politique agricole commune (PAC) qui ont été captées par le groupe - budget auquel chaque citoyenne et citoyen français contribue par ses impôts. 49 millions d'euros ont ainsi été versés à Lactalis entre 2002 et 2013, quand ce même groupe a toujours rechigné à augmenter le prix qu'il paie par litre de lait collecté auprès des fermes.
Dans le cadre de la PAC, une enveloppe de 2,3 millions d'euros a par exemple été versée en 2019 pour la branche « Investissements » de Lactalis. Interrogé à ce sujet, le groupe indiquait la création d'une « lactoserie nouvelle génération » lui permettant d'écouler son surplus laitier « dans de bonnes conditions de valorisation ». Dit autrement, il s'agissait d'exporter le lactosérum - partie liquide issue de la coagulation du lait durant la fabrication du fromage - sous forme de poudre de lait pour les nourrissons, ou d'ingrédient dans les pâtisseries industrielles et divers plats préparés.
Le Conseil régional Pays de la Loire a aussi versé une subvention à l'industriel, à hauteur de 840 000 euros, pour l'acquisition de nouveaux équipements à Laval, en Mayenne, où se situe le siège social de Lactalis. « Peut-être devrait-il songer à en demander le remboursement » suggère la Confédération paysanne locale, alors que 120 fermes ne seront plus collectées dans cette région. La justification de Lactalis, qui annonce désormais se concentrer sur les produits à valeur ajoutée comme les fromages et yaourts, est difficilement audible, au regard des millions d'euros d'aides publiques dont elle a bénéficié pour développer l'export.
Importer le lait plutôt que le collecter en France
Des économistes suspectent également que la décision de Lactalis soit liée aux accords de libre-échange. Le chercheur Thierry Pouch pointe dans les colonnes de Mediapart l'accord entre l'Union européenne et la Nouvelle Zélande entré en vigueur en mai dernier. Cet accord contient des quotas de produits laitiers que la Nouvelle Zélande peut exporter vers l'Union européenne avec des droits de douane réduits : 15 000 tonnes de beurre, 25 000 tonnes de fromage, 15 000 tonnes de lait en poudre. Cet accord vient s'ajouter à des dizaines d'autres, comme le CETA, l'accord entre le Canada et l'Union européenne. Lactalis est ainsi suspecté de réduire sa collecte en France, pour faire venir des produits laitiers moins chers de l'étranger.
Alors que des négociations sont en cours avec les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay), le groupe Lactalis a organisé au printemps dernier un voyage de presse pour faire savoir qu'il était devenu numéro un du lait au Brésil. « Et demain profiter des augmentations de quotas et baisses de droit de douanes de l'accord UE-Mercosur ? » interroge le collectif Stop CETA-Mercosur, qui soupçonne lui aussi Lactalis de vouloir importer en France du lait produit au Brésil.
« Si l'agriculture était sortie des accords de libre-échange, on n'en serait pas là », souligne le chercheur Thierry Pouch. Avis à Emmanuel Macron et à ses gouvernements successifs qui n'ont pas bloqué les négociations de l'accord UE-Mercosur et laissent de nouveaux traités se négocier. Loin des promesses de relocalisation et de souveraineté alimentaire. Loin de la détresse paysanne.
Sophie Chapelle
photo de une : reportage réalisé en 2021 dans la ferme de Christophe Thomas, éleveur laitier en Côtes-d'Armor / © Laurent Guizard