Par Guy Mettan
À peine rentré du Tibet, où je viens de passer quinze jours parmi les moines bouddhistes et les fermes solaires géantes, je vous adresse cette petite carte postale de Narva, sorte de Checkpoint Charlie du nouveau rideau de fer qui s'est abattu sur l'Europe depuis bientôt trois ans.
Le nouveau mur
Il est minuit quarante à la gare routière de Tallin et le car de Baltic Shuttle démarre à l'heure.
Trois heures de route tranquille en compagnie d'une vingtaine de Russes qui rentrent chez eux. A côté de moi, une jeune femme qui vit à Helsinki a dû faire le détour par l'Estonie pour rendre visite à sa mère à Saint-Petersbourg. Devant, un Algérien qui a étudié en Russie s'y est installé après avoir en vain tenté de lancer une affaire dans sa patrie. Il a ouvert un Café Berbère branché sur deux étages au bord du canal de Fontanka. Pizzas, tacos et brochettes aux repas, chicha l'après-midi. Il m'invite à lui rendre visite demain.
A trois heures du matin, nous arrivons à Narva, devant une frontière obstinément fermée au trafic depuis un an, spirale des sanctions anti-russes oblige. Pots de fleurs et arbustes soulignent plus qu'ils ne cachent le grillage et les barrières qui interdisent l'accès du territoire russe aux véhicules en provenance de l'Europe « libre » et « démocratique ». En matière de libre circulation, le slogan bruxellois se fracasse contre la réalité.
Le bureau de douane dévolu aux visiteurs individuels ouvre à sept heures. Il faut donc patienter pendant quatre heures dans le froid, la bruine et la nuit. Heureusement, comme à leur habitude face à l'adversité, les Russes deviennent philosophes et retrouvent vite leur humour. On partage le thé, le café, les plaisanteries. Seuls les cornichons marinés et la vodka manquent à l'appel. Mais on ne veut pas donner de prétextes à la police estonienne, qui saisit toutes les occasions pour faire des descentes et des contrôles intempestifs dans le but de dissuader la foule des impétrants. On me dit que, parfois, des provocateurs viennent semer le trouble pour gêner le passage de la douane.
Compatissant, le bus stationne sur le parking jusqu'à six heures et offre son confort chauffé aux plus frigorifiés. Arriver tôt est en effet indispensable pour qui souhaite être avant midi à Saint-Petersbourg. A partir de cinq heures, une queue commence d'ailleurs à se former. Premiers arrivés, premiers servis donc. Ma qualité d'étranger ânonnant avec peine quelques mots de russe suscite le respect et me vaut d'accéder à la meilleure place, au milieu du groupe de tête, pas trop à l'avant pour que je puisse voir comment ça se passe et pas trop en arrière pour éviter une longue attente.
Les bouledogues estoniens sont précis, rogues et méticuleux. Pas question de sourire ni de montrer quelque sympathie que ce soit à l'égard de l'ennemi. Les gardes-frontière soviétiques étaient mieux léchés, ce qui n'est pas peu dire. « Pourquoi vous allez en Russie ? », grogne l'agente en uniforme derrière la vitre. « Pour y donner une conférence. » Elle ne me demande pas le sujet mais palpe et soupèse mes passeports avec suspicion avant de me faire signe de passer. Dans la pièce suivante, fouille complète des bagages. Le linge est étalé sur la table métallique. Les revers de pantalons sont auscultés, les chemises dépliées, la trousse de toilette vidée, des fois qu'une puce électronique prohibée s'y cacherait. Je n'ai que deux kilos de fromage finlandais à déclarer. Mon aimable voisine me les a confiés car elle n'a pas le droit d'en importer plus que cinq kilos en Russie.
Puis nous pouvons emprunter, à pied, en trainant nos valises, le dédale de grilles et de barbelés qui mène à la Russie, mille mètres plus loin, de l'autre côté de la Narva. Au milieu du pont une guérite, des dents de dragon et des barbelés continuent à rappeler à l'inconscient qui aurait oublié les nouvelles règles du vivre ensemble qu'on va bientôt pénétrer dans l'antre du diable.
Coïncidence ou pas, le ciel s'est dégagé, l'aube se lève, une lueur jaune éclaire l'orient. Mes compagnons de voyage sont contents, le ciel salue leur retour dans la mère patrie.
Côté russe, le contrôle douanier est une formalité. Dans un cabanon, une cantinière prépare des cafés et des sirnikis. Pas de doute, aujourd'hui, le vent de la liberté souffle à l'est.
Par Guy Mettan
Guy Mettan.