par Laura Ruggeri*
Dans une société capitaliste, lorsque l'on transfère l'autorité et la responsabilité des principales fonctions gouvernementales à la « société civile » et au « secteur privé », on ne renforce pas la démocratie, on transfère en réalité le pouvoir aux multinationales, aux divers clans oligarchiques et aux lobbies supranationaux. Les réponses à la première crise de l'hégémonie US ont déclenché des forces qui ont fini par éroder son propre pouvoir.
Gene Sharp, considéré comme le parrain des révolutions de couleur, a publié son premier livre, The Politics of Nonviolent Action, en trois volumes, en 1973, à une époque où les États-Unis d'Amérique étaient embourbés dans une série de crises – économiques, politiques et militaires – qui érodaient la confiance dans leur gouvernement et contrecarraient leurs ambitions géopolitiques. La réponse à ces crises – l'expansion de son hégémonie par le biais de la guerre conventionnelle et hybride, souvent confiée à des acteurs non étatiques, la financiarisation de l'économie et la militarisation du dollar – a fixé le cap des décennies suivantes. Cinquante ans plus tard, il est tout à fait clair que si ces réponses ont perturbé l'ordre mondial d'après-guerre et conduit au « moment unipolaire » des États-Unis, elles n'ont rien fait pour résoudre les problèmes systémiques et structurels. Au contraire, ces « solutions » ont créé des problèmes plus nombreux et plus insolubles pour l'hégémonie, qui ont culminé dans la crise de légitimité à laquelle les États-Unis sont actuellement confrontés.
The Politics of Nonviolent Action s'appuyait sur une recherche, financée par le ministère de la Défense étasunien, que Sharp avait menée alors qu'il étudiait à Harvard à la fin des années 1960, à une époque où l'université était l'épicentre de l'establishment intellectuel de la guerre froide – Henry Kissinger, Samuel Huntington, Zbigniew Brzezinski y enseignaient tous. À première vue, il pourrait sembler contradictoire que le sujet de recherche de Gene Sharp ait suscité l'intérêt à la fois du Pentagone et de la CIA. En fait, ce n'est pas du tout surprenant : la défaite et les pertes subies au Vietnam avaient laissé une profonde blessure dans la psyché américaine, et cette agression impérialiste brutale avait alimenté à l'échelle internationale un fort sentiment anti-américain. De plus, alors que l'hégémonie américaine commençait à s'essouffler, les craintes concernant le coût économique de la course aux armements avec Moscou se sont accrues.
La théorie de Sharp et les directives pratiques pour sa mise en œuvre semblaient fournir la solution que Washington cherchait pour renforcer son pouvoir et saper son rival géopolitique, idéologique et militaire, l'Union soviétique.
Sharp, qui sera plus tard décrit comme le « Clausewitz de la guerre non violente », proposait une alternative à l'idée dominante selon laquelle la sécurité et la défense devaient être assurées par l'État. Dès les années 1960, le pouvoir exécutif avait encouragé l'externalisation des fonctions non gouvernementales à des entreprises privées. Cette pratique allait progressivement s'accroître pour finalement s'étendre aux fonctions militaires – à la fin de la guerre froide, les contrats militaires ont explosé. Cette pratique est devenue si répandue que le New York Times a qualifié les entrepreneurs de quatrième branche du gouvernement (1).
La stratégie et les tactiques décrites par Sharp permettraient aux États-Unis d'utiliser comme armes les forces sociales derrière le Rideau de fer sans déclencher un conflit militaire, une option jugée trop dangereuse dans la mesure où l'Union soviétique possédait des milliers d'ogives nucléaires. Mais surtout, la tâche consistant à capturer les élites intellectuelles, à inciter à la division et à mener des infiltrations idéologiques pourrait être confiée à des acteurs non étatiques tels que des ONG, des organisations médiatiques, des lobbies, des groupes religieux, des agences d'aide et des communautés transnationales de la diaspora. À mesure que le nombre de parties prenantes et leurs programmes augmentaient, leur implication dans l'élaboration de la politique nationale et étrangère des États-Unis augmentait également. Mais comme le dit le dicton, trop de cuisiniers gâtent la sauce.
A cette époque, Washington était confronté à un autre défi de taille pour ses ambitions hégémoniques. Une balance des paiements négative, une dette publique croissante contractée pendant la guerre du Vietnam et une inflation monétaire par la Réserve Fédérale des Etats-Unis d'Amerique ont entraîné une surévaluation croissante du dollar. L'épuisement des réserves d'or étasuniennes a culminé avec l'effondrement du London Gold Pool en mars 1968. En 1970, les Etats-Unis avaient vu leur couverture en or se détériorer de 55% à 22%. En 1971, de plus en plus de dollars étaient imprimés à Washington plutôt qu'injectés à l'étranger. Cela vous rappelle-t-il quelque chose ?
Les dirigeants étasuniens ont décidé de détruire le dollar adossé à l'or et de révolutionner ainsi le système de gestion monétaire connu sous le nom de Bretton Woods.
Pendant plus de deux décennies, le système de Bretton Woods avait assuré la croissance économique et une relative rareté des crises financières, mais pendant la majeure partie des années 1960, le dollar avait eu du mal à maintenir son taux de change fixe par rapport à l'or et à contenir la montée en puissance économique de l'Allemagne et du Japon. Lors de la réunion du G10 à Rome en novembre 1971, le secrétaire au Trésor US, John Connally, déclara à ses homologues : « Le dollar est notre monnaie, mais c'est votre problème ». Cette expression flagrante d'arrogance donnait le ton et décrivait avec justesse ce qui allait devenir un privilège exorbitant.
En 1973, lorsque le dollar est passé à un taux de change flottant, sa valeur a chuté de 10 %. Quelques années plus tard, dans son livre « L'Alchimie de la finance » (The Alchemy of Finance (1988)), George Soros se réjouit de cette « révolution » : « Les taux de change étaient fixes jusqu'en 1973 ; par la suite, ils sont devenus un terrain fertile pour la spéculation ». La préface de ce livre a d'ailleurs été écrite par Paul Volcker, sous-secrétaire au Trésor pour les affaires internationales de 1969 à 1974, qui avait joué un rôle important dans la décision du président Nixon de suspendre la convertibilité du dollar en or.
La décision unilatérale de faire échouer l'ordre de Bretton Woods a fermement établi le dollar US comme monnaie de référence pour les réserves internationales de nombreuses banques centrales et a élevé la dette des Etats-Unis au rang de monnaie internationale de fait. Ce nouveau régime basé sur des taux de change flottants mondiaux a accru les mouvements de capitaux mais a limité les choix politiques des principaux pays – sous l'énorme pression des flux de capitaux, ils ont été contraints d'accepter des politiques monétaires conservatrices et d'abolir les politiques budgétaires expansionnistes keynésiennes.
Sous ce nouveau régime, les États-Unis, contrairement à d'autres pays, ont été autorisés à s'endetter massivement et à imprimer de la monnaie pour faire face aux crises économiques. Lorsque l'excès de liquidités a fait grimper l'inflation mondiale, la Fed a relevé ses taux d'intérêt et resserré sa politique monétaire. Cette mesure a ensuite creusé l'écart de taux d'intérêt avec les autres pays, attirant ainsi les capitaux internationaux à Wall Street. À partir de 1973, les États-Unis ont abusé de leur privilège d'imprimer la principale monnaie de réserve mondiale et ont utilisé le dollar comme arme. Ce n'était qu'une question de temps avant que l'inévitable réaction ne se produise.
Les apprentis sorciers
En raison de la division des disciplines académiques en disciplines distinctes, chacune avec son propre domaine de recherche, personne n'a jusqu'à présent remarqué l'étrange coïncidence des événements que j'ai brièvement décrits. La publication du premier ouvrage de Gene Sharp, décrit à juste titre comme un manuel de terrain sur la guerre hybride, a coïncidé avec la fin de Bretton Woods, un tournant qui a donné un nouvel élan à la financiarisation de l'économie US. La finance s'est « libérée » de tout lien fonctionnel avec l'économie réelle, devenant une source de grande richesse issue de la spéculation mais aussi le grand déstabilisateur de l'économie nationale et mondiale.
Ceux qui avaient un intérêt direct dans cette « libération de l'économie » ont investi des millions de dollars dans la « libération du communisme » et dans la formation de nouvelles élites qui mettraient fin aux économies et aux politiques contrôlées du bloc de l'Est. La chute du mur de Berlin a conduit à ce que George Soros a appelé une « période de croissance explosive » pour son fonds spéculatif.
Bien qu'une simple coïncidence puisse être considérée comme le fruit du hasard, lorsque plusieurs coïncidences s'alignent, elles suggèrent un modèle sous-jacent. Une fois que vous l'aurez remarqué, vous découvrirez peut-être une boucle de renforcement, des séquences de causes et d'effets mutuels.
La démolition de l'ordre monétaire international, rendue possible par la disparition de Bretton Woods, a marqué un tournant : la structure de l'économie, la répartition des richesses et la répartition du pouvoir ont radicalement changé. Tandis que les grandes multinationales et le capital financier organisaient une prise de contrôle du pouvoir politique, les intérêts des travailleurs et de la classe moyenne ont été relégués au second plan. La domination du dollar dans le système financier mondial a conduit à une ère d'hyper-mondialisation caractérisée par la primauté du capitalisme actionnarial, avec la déréglementation et la privatisation comme ses auxiliaires.
Si l'on ne les contrôle pas, les capitaux sont naturellement libres de toute attache et expansionnistes, cherchant toujours à maximiser leurs profits. Une fois que l'argent est devenu pratiquement gratuit et que les risques d'investissement ont pu être facilement compensés, ils sont partis à la recherche d'opportunités d'investissement à l'étranger, ont délocalisé la production et les chaînes d'approvisionnement, laissant derrière eux un long sillage de dévastations socio-économiques.
Comme l'a souligné Vladimir Lénine il y a plus d'un siècle (2) :
« la superstructure non économique qui se développe sur la base du capital financier, de sa politique et de son idéologie, stimule la lutte pour la conquête coloniale.
« Puisque nous parlons de la politique coloniale à l'époque de l'impérialisme capitaliste, il faut observer que le capital financier et sa politique étrangère, qui est la lutte des grandes puissances pour le partage économique et politique du monde, donnent lieu à un certain nombre de formes transitoires de dépendance étatique (…) L'exportation du capital, une des bases économiques les plus essentielles de l'impérialisme, isole encore plus complètement les rentiers de la production et appose le sceau du parasitisme sur tout le pays qui vit de l'exploitation du travail de plusieurs pays d'outre-mer. »
Giovanni Arrighi a traité de manière critique la théorie léniniste de l'impérialisme, clarifiant certaines de ses ambiguïtés, observant qu'elle est pratiquement la seule théorie du marxisme à laquelle les économistes non marxistes accordent une attention sérieuse. Arrighi (3) a expliqué que chaque fois qu'une phase antérieure d'expansion capitaliste commerciale/industrielle atteint un plateau, la prédominance du capitalisme financier est un phénomène récurrent et à long terme. Alors qu'au milieu du siècle, la société industrielle avait remplacé le système bancaire comme principal symbole économique de réussite, la croissance des produits dérivés et d'un nouveau modèle bancaire à la fin du XXe siècle a inauguré une nouvelle période de capitalisme financier.
Le déclin relatif de l'hégémonie étasunienne et de son économie dans les années 1970 avait évidemment alarmé ses élites. La production de profit issue de la manipulation et de l'expansion mondiale du capital financier promettait de résoudre la crise de l'État et du capital en renforçant leur hégémonie. Mais en devenant le secteur le plus important et le plus rentable de l'économie, il allait prendre le gouvernement en otage pour servir ses intérêts. Le succès de la politique monétaire a conduit à ce qu'elle devienne la principale méthode utilisée par les décideurs politiques pour tenter de résoudre les problèmes économiques. Cela a, à son tour, facilité la financiarisation croissante de leur économie et le mouvement des leur capitaux à l'étranger, ainsi que la désindustrialisation inexorable des États-Unis.
Mais revenons à Gene Sharp
Dix ans après avoir publié son étude fondamentale sur la « désobéissance civile », Gene Sharp s'est associé à Peter Ackerman pour fonder l' Albert Einstein Institution – malgré son nom qui n'avait rien à voir avec le physicien. Ackerman était un banquier qui avait amassé une fortune grâce aux obligations pourries lorsqu'il dirigeait les marchés financiers internationaux de Drexel Burnham Lambert, une banque d'investissement multinationale US qui, au milieu des années 1980, était devenue la société la plus rentable de Wall Street, avec des bénéfices de 545 millions de dollars sur des revenus de plus de 4 milliards de dollars avant de faire faillite.
L'Albert Einstein Institution (AEI) allait bientôt être intégrée à l'appareil du réseau stay-behind ( GLADIO) étasunien qui intervenait dans les affaires des États alliés, blanchissait les actions secrètes, orchestrait des opérations de changement de régime et des révolutions de couleur dans tout pays considéré comme un obstacle à l'expansion mondiale du capital anglo-américain et de son idéologie néolibérale.
En 2005, Thierry Meyssan a mené des recherches sur l'AEI et décrit son implication dans ces opérations. L'AEI a depuis continué à jouer un rôle actif dans toutes les Révolutions de couleur qui ont échoué ou réussi à renverser des gouvernements et à déstabiliser des pays souverains.
Bien que l'AEI se revendique comme une organisation indépendante à but non lucratif, elle entretient des liens étroits avec la communauté de la défense et du renseignement des États-Unis. L'un des consultants éminents de l'AEI était le colonel Robert Helvey, ancien doyen du National Defense Intelligence College. Parmi les donateurs réguliers de l'AEI figuraient des organisations financées par le gouvernement américain comme l'Institut américain pour la paix, l'Institut républicain international et le National Endowment for Democracy (NED), créé en 1983, la même année que l'AEI.
L'objectif du NED était de servir de groupe de coordination pour un réseau d'ONG de promotion de la démocratie telles que le National Democratic Institute (NDI), l' International Republican Institute (IRI), le Centre for International Private Enterprise (CIPE), le Centre for International Media Assistance (CIMA) et al.
Tous ces groupes, et bien d'autres qui se sont multipliés depuis, ont beaucoup en commun. Ils sont si étroitement liés à l'impérialisme US qu'en 2001, le chef d'état-major interarmées Colin Powell a qualifié les groupes de défense des droits de l'homme et les ONG de « multiplicateurs de force et d'éléments importants de notre équipe de combat ».
Elles opèrent dans la zone grise entre le Hard Power et le Soft Power – non plus juxtaposés mais conceptualisés comme un continuum intégré dans un cadre unique – et reçoivent des dons déductibles des impôts de groupes financiers et d'entreprises (souvent indirectement par l'intermédiaire des think-tanks qu'elles contrôlent) en plus du financement de l'État. Alors que les frontières entre les ONG et le gouvernement sont floues en raison de la dynamique omniprésente de la « porte tournante », leurs membres ont le pouvoir de façonner la politique intérieure et étrangère.
George Soros a sauté dans le train de la révolution colorée non seulement à cause de sa haine viscérale pour le communisme et l'Union soviétique. En 1973, alors que le système de Bretton Woods et les taux de change fixes prenaient fin, Soros a cofondé le Soros Fund Management (rebaptisé plus tard Quantum Fund). De 1973 à 1980, le portefeuille a gagné 4 200 % tandis que le S&P progressait d'environ 47 %. Dans un livre qu'il a publié en 1987, The Alchemy of Finance, Soros a exposé sa « théorie de la réflexivité » soulignant que les acteurs du marché non seulement réagissent à l'information mais peuvent également influencer la « réalité » du marché par leurs croyances, leurs préjugés, leurs désirs et leurs actions, créant ainsi des boucles de rétroaction qui alimentent les marchés mais aussi les cycles d'expansion/récession.
« Sur les marchés financiers, les attentes concernant l'avenir ont une incidence sur le comportement présent. Mais même là, un mécanisme doit être déclenché pour que les préjugés des participants affectent non seulement les prix du marché mais aussi les soi-disant fondamentaux qui sont censés déterminer les prix du marché (…) La pensée des participants, précisément parce qu'elle n'est pas gouvernée par la réalité, est facilement influencée par les théories. Dans le domaine des phénomènes naturels, la méthode scientifique n'est efficace que lorsque ses théories sont valides ; mais dans les questions sociales, politiques et économiques, les théories peuvent être efficaces sans être valides. Alors que l'alchimie a échoué en tant que science naturelle, les sciences sociales peuvent réussir en tant qu'alchimie. Le processus historique, tel que je le vois, est ouvert. Sa principale force motrice est le préjugé des participants. » (4)
Il est bien connu que la psychologie qui sous-tend les mouvements des marchés est une interaction complexe de biais émotionnels et cognitifs. Mais Soros n'a pas simplement exploité ces biais pour manipuler les marchés. Son ambition était de manipuler les processus historiques par le biais d'une « alchimie sociale ». Dans plusieurs interviews, Soros a expliqué qu'il était guidé par exactement la même philosophie dans ses « activités philanthropiques » en Europe de l'Est que dans les marchés financiers.
À cette fin, il a financé une armée d'activistes sociaux et politiques qui ont pris part aux révolutions de couleur, financé des partis politiques, des médias, infiltré et exercé des pressions sur des institutions éducatives, des gouvernements et des organisations supranationales par le biais de ses ONG. L'instrumentalisation des Droits de l'homme, l'exploitation des griefs nationaux et le soutien aux forces ultra-libérales et progressistes ont creusé les divisions dans la société et ont abouti au type de polarisation partisane et idéologique qui a déclenché le chaos non seulement dans les pays où Washington cherchait à changer de régime, mais aussi aux États-Unis. Les résultats de « l'alchimie sociale » de cet apprenti sorcier sont là, à la vue de tous.
Pour les financiers parasites comme Soros, les crises ne sont qu'une occasion d'accroître leur pouvoir et de se remplir les poches. Les fonds spéculatifs profitent de l'instabilité géopolitique et de la volatilité des marchés boursiers. Le chaos politique et les cycles d'expansion et de récession sont leur gagne-pain, car lorsque les investisseurs sont inquiets, ils veulent être protégés.
Celui qui sème le vent récoltera la tempête
La déstabilisation de l'ordre monétaire et de l'ordre mondial d'après 1945 par les révolutions de couleur a jeté les bases de la mondialisation menée par les États-Unis et a donné l'impulsion à la financiarisation de l'économie américaine. Dans les années 1970 et 1980, nous assistons à la suppression croissante des contrôles de capitaux par les gouvernements nationaux du monde entier et, aux États-Unis, à l'érosion progressive de la Loi Glass-Steagall de (1933) qui, en réponse à la crise bancaire, avait imposé la séparation des banques commerciales et d'investissement. Cette loi sera finalement abrogée en 1999.
Le tournant vers le néolibéralisme a produit la décentralisation de l'État que Sharp, Soros et d'autres de leur acabit ont prônée. Dans une société capitaliste, lorsque l'on transfère l'autorité et la responsabilité des principales fonctions gouvernementales à la « société civile » et au « secteur privé », on ne renforce pas la démocratie, on transfère en réalité le pouvoir aux multinationales, aux divers clans oligarchiques et aux lobbies supranationaux.
Sous la pression des rapports capitalistes, tout ce qui est solide se dissout, tout ce qui est sacré est profané, pour paraphraser Marx. La réduction de toutes les relations humaines au « lien de l'argent liquide » dans une société de plus en plus marchandisée, et marchandisée signifie que les coutumes, les pratiques et les institutions sur lesquelles les gens comptaient ou qu'ils valorisaient en termes non commerciaux cessent d'exister ou ne restent que des parodies d'elles-mêmes ou des abstractions vides de sens.
Bientôt, le système engendre une nouvelle espèce : Marx la qualifie de « nouvelle aristocratie financière, d'une nouvelle variété de parasites sous la forme de promoteurs, de spéculateurs et de directeurs nominaux, tout un système d'escroquerie et de tricherie au moyen de la promotion des entreprises, de l'émission d'actions et de la spéculation boursière ». Marx savait déjà dans les années 1860 que la loi générale de l'accumulation capitaliste pouvait être modifiée par de nombreuses circonstances. Mais dans tous les cas, il s'ensuivait « qu'à mesure que le capital s'accumule, la situation du travailleur, que son salaire soit élevé ou faible, doit empirer ». (5) Et c'est là où nous en sommes aujourd'hui.
Le nouveau régime dollar-Wall Street (6), pour reprendre la définition de Peter Gowan, a donné naissance à une classe rentière parasitaire qui allait profiter du chaos car elle était bien placée pour tirer parti de toute crise afin d'accroître son pouvoir. Cette classe avait un intérêt direct à déstabiliser et à renverser les gouvernements qui résistaient à la longue marche du néolibéralisme et à ses fondements idéologiques. Et à cette fin, elle s'est alliée aux services de renseignements anglo-usaméricains et a créé un réseau ahurissant d'ONG et de groupes de réflexion pour faire avancer ses objectifs, se constituer une clientèle et distribuer des faveurs.
Après l'effondrement de l'Union Soviétique, le régime du dollar et de Wall Street a identifié les États-Nations comme le nouvel obstacle à un empire mondial capitaliste, avec les États-Unis occupant ses hauteurs dominantes, imposant ses règles, les bafouant ou les adaptant à ses intérêts perçus.
Alimentés par l'impression monétaire et une dette insoutenable, les États-Unis semblent en apparence riches, mais ils sont en réalité au bord du gouffre. Sous couvert de « boom and bust », la pourriture et le déclin se sont installés, et la classe rentière parasitaire a affaibli son hôte. Bien sûr, les États-Unis tentent toujours de jouer dans la cour des grands, mais l'équilibre mondial des pouvoirs a déjà basculé.
Le non-respect par les États-Unis des conventions multilatérales chaque fois que celles-ci interfèrent avec leurs intérêts est un indicateur de faiblesse, et non de force. Le double langage et l'hypocrisie flagrante ont érodé la légitimité étasunienne.
Les entreprises, les institutions financières, les ONG et les médias US sont devenus partie intégrante de la mondialisation menée par les États-Unis, en élaborant un paradigme de gouvernance à multiples facettes qui s'étendait à tous les secteurs de la société. Il y a plus de cent ans, s'appuyant sur l'analyse du capitalisme de recherche de rente fournie par les économistes marxistes et libéraux, Lénine est parvenu aux conclusions suivantes :
« Le monopole sous le capitalisme ne peut jamais éliminer complètement et pendant une très longue période la concurrence sur le marché mondial. La tendance à la stagnation et au déclin, qui est caractéristique du monopole, continue à opérer et dans certaines branches de l'industrie, dans certains pays, pendant certaines périodes, elle prend le dessus. L'exportation de capitaux, l'une des bases économiques les plus essentielles de l'impérialisme, isole encore plus complètement les rentiers de la production et appose le sceau du parasitisme sur l'ensemble du pays qui vit de l'exploitation du travail de plusieurs pays d'outre-mer ».
Ironiquement, ce qui semblait être une expression de pouvoir, de monopole et de domination du dollar, a abouti à l'érosion de ce même pouvoir. Les groupes privés et leurs intérêts ont été autorisés à façonner la politique nationale et étrangère, mais ils ne peuvent pas élaborer une grande stratégie qui permettrait aux États-Unis de soutenir leur hégémonie déclinante.
Les États-Unis traversent actuellement une nouvelle crise après avoir surmonté celle des années 1970 grâce à la financiarisation de leur économie, à la délocalisation de la production industrielle, à l'expansion géopolitique par le biais de la guerre conventionnelle et hybride et à l'utilisation du dollar comme arme. Les limites de cette stratégie ont été atteintes et les puissances montantes ont fait preuve d'une résilience et d'un pouvoir d'attraction plus forts que ce que les États-Unis avaient imaginé. La crise financière mondiale de 2007-2008 a non seulement révélé la faiblesse de l'hégémonie étasunienne, mais aussi la force relative acquise par l'économie chinoise. Cette force, combinée à la cohésion sociale, à l'accent mis sur la coopération gagnant-gagnant avec des partenaires étrangers plutôt que sur le contrôle et la domination, à l'imposition de règles arbitraires et de diktats idéologiques, s'est avérée particulièrement attrayante.
Au cours de l'année qui a suivi la crise financière de 2008, le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine ont tenu le premier sommet des dirigeants en Russie sous le nom de BRIC et l'Afrique du Sud les a rejoints en 2010. L'objectif initial des BRICS était d'améliorer la situation économique mondiale et de réformer les institutions financières. Comme ces cinq pays partageaient une vision de non-ingérence et un engagement en faveur d'une véritable forme de multilatéralisme dans laquelle les pays sont des partenaires égaux, ils ont progressivement accru leur coopération et attiré dans le groupe des pays émergents qui prônaient également une réforme de la gouvernance mondiale et un ordre mondial plus juste.
Cette nouvelle réalité de pays souverains déterminés à défendre leurs intérêts nationaux contraste avec la thèse néolibérale erronée du capitalisme transnational, selon laquelle l'interdépendance et les chaînes mondiales intégrées surmonteraient la rivalité entre États nationaux. Les pays du Sud rejettent cette thèse parce qu'ils comprennent que la dilution de leur souveraineté ne mène pas à la paix, mais au néocolonialisme – leur subordination aux intérêts de la finance occidentale et des multinationales. Alors que le néolibéralisme a montré sa nature totalitaire et que l'ancienne puissance hégémonique s'est tirée une balle dans le pied en faisant du dollar une arme et en s'appuyant sur le double standard, la coercition, la guerre et le chaos pour imposer ses règles et ses anti-valeurs, il est difficile de voir comment les États-Unis peuvent continuer à revendiquer un leadership international.
La crise de légitimité actuelle est bien plus grave que celles que les États-Unis ont traversées auparavant : la dédollarisation ébranle l'un des principaux piliers de leur puissance et remodèle l'économie mondiale. L'impact sera particulièrement ressenti aux États-Unis, où la dédollarisation entraînera probablement une dépréciation généralisée et une sous-performance des actifs financiers américains par rapport au reste du monde.
Laura Ruggeri* pour Strategic Culture
Strategic Culture. Moscou, le 4 novembre 2024.
Texte original : « Unleashing chaos »
*Laura Ruggeri. Née à Milan, elle s'est installée à Hong Kong en 1997. Ancienne universitaire, elle a enquêté ces dernières années sur les révolutions de couleur et la guerre hybride. Ses analyses et articles d'opinion ont été publiés par China Daily, DotDotNews, Qiao Collective, Guancha (观察者网), The Centre for Counter-hegemonic Studies, etc. Ses travaux ont été traduits en italien, en chinois et en russe.
Traduit pour El Correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi.
El Correo de la Diaspora. Paris, le 20 novembre 2024
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Notes
(1) Martha L. Phelps, « A History of Military Contracting in the United States) » (Histoire des contrats militaires aux États-Unis), dans The Routledge Research Companion to Outsourcing Security, 2016
(2) Vladimir Lénine, L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916
(3) Giovanni Arrighi, Le long vingtième siècle : argent, pouvoir et origines de notre époque, 2010
(4) George Soros, L'alchimie de la finance, 1987
(5) Karl Marx. Le Capital Vol.1
(6) Peter Gowan, Le pari mondial : la tentative faustienne de Washington pour la domination mondiale, 1999