M.K. Bhadrakumar
Iran, Russie, Turquie, Israël, États unis, pétromonarchies... De nombreux acteurs étaient impliqués dans la guerre en Syrie. Maintenant que le président Bachar al-Assad est renversé et que les rebelles ont pris Damas, l'ancien diplomate indien M.K. Bhadrakumar dresse le bilan des gagnants et des perdants. Une chose est sûre, les récents événements auront des répercussions importantes sur les rapports de force dans la région (I'A).
L'Iran et la Russie sont les deux grands perdants du renversement du président syrien Bachar al-Assad, dimanche, par les groupes islamistes sunnites affiliés à Al-Qaïda. Assad s'est enfui à temps, après avoir donné l'ordre de procéder à une passation de pouvoir pacifique. Il est probable qu'il se trouve en Russie. Quoi qu'il en soit, aucun renversement de situation n'est envisagé après la prise de pouvoir des islamistes en Syrie.
Les oligarchies arabes de la région du Golfe sont très préoccupées par la montée en puissance d'une variante de l'islam politique susceptible de leur poser un défi existentiel. Sans surprise, elles se sont tournées vers l'Iran, qu'elles considèrent comme un facteur de stabilité régionale. Elles répondent ainsi à l'appel lancé par Téhéran aux États de la région pour qu'ils fassent bloc contre le défi posé par les groupes « takfiri » (nom de code d'Al-Qaïda et de l'État islamique dans le narratif iranien).
Israël et la Turquie sont les grands gagnants, car ils ont établi des liens avec les groupes d'Al-Qaïda. Tous deux sont bien décidés à projeter leur puissance en Syrie et à se tailler des sphères d'influence respectives sur le territoire syrien. La Turquie a exigé que la Syrie revienne au seul peuple syrien - un appel à peine voilé au retrait des troupes militaires étrangères (russe, américaine et iranienne).
L'héritage de la team Biden
De son côté, Biden peut se réjouir que la présence militaire russe n'échappe désormais plus à tout contrôle et qu'une perte d'influence dramatique pèse à présent sur les bases militaires de Moscou dans la province de Lattaquié, à l'ouest de la Syrie.
Sur le départ, le gouvernement Biden doit probablement se réjouir de laisser à la future présidence Trump de l'instabilité et des incertitudes durables au Proche-Orient. Riche en pétrole, la région génère le pétrodollar qui est un pilier du système bancaire occidental et qui est vital au dollar US en particulier. C'est donc crucial en matière de politique étrangère pour la stratégie « America First » du futur gouvernement.
Évidemment, derrière ce tableau d'ensemble se cachent quelques intrigues secondaires dont les intérêts peuvent être contradictoires. Il y a tout d'abord les appels répétés du groupe d'Astana (Moscou, Téhéran et Ankara) et des capitales régionales pour un dialogue intra-syrien devant déboucher sur un règlement négocié. Ces appels ont un parfum d'irréalité découlant d'une peur primitive provoquée par la manifestation d'une variante extrémiste de l'islam politique que la région n'a jamais connue auparavant dans son histoire. Il est certain que le climat international actuel exclut pratiquement toute perspective de « dialogue » dans un avenir prévisible. Au contraire, toute la région risque d'être secouée par les tremblements de terre en provenance de Syrie.
Les États-Unis doivent se réjouir du changement de régime à Damas et poursuivront leurs efforts en vue de la fermeture des bases russes en Syrie. Ils ont par ailleurs déclaré leur intention de poursuivre l'occupation de la Syrie, ce qui est important s'ils veulent remodeler la région en fonction de leurs intérêts géopolitiques.
Reconquête ottomane
Ensuite, la Turquie a des intérêts particuliers concernant la question kurde. L'affaiblissement de l'État syrien, en particulier du nouvel appareil de sécurité de Damas, donne pour la première fois à la Turquie les coudées franches dans les provinces frontalières du nord où opèrent les groupes séparatistes kurdes. La présence de l'armée et des services de renseignement turcs en Syrie va s'étendre à pas de géant.
L'occupation turque de territoires syriens pourrait revêtir un caractère permanent. Une quasi-annexion de ces régions est même envisageable. Ne vous y trompez pas, le traité de Lausanne (1923) 1, que la Turquie considère comme une humiliation nationale, vient d'expirer et l'heure des comptes a sonné pour la reconquête de la gloire ottomane. Les dirigeants turcs actuels se sont d'ailleurs engagés dans la géostratégie du néo-ottomanisme.
La Syrie en danger
Selon toute probabilité, la souveraineté et l'intégrité territoriale de la Syrie sont en jeu. Ce pays pourrait se voir désintégrer en tant qu'État. Des rapports indiquent déjà que des chars israéliens ont franchi la frontière du sud de la Syrie. Assurément, Israël vise à s'emparer de bien plus que le territoire syrien au-delà des hauteurs du Golan. Le rêve du Grand Israël a fait un pas de géant vers sa réalisation. Vient ensuite le Liban, qu'Israël ne peut qu'aspirer à contrôler s'il veut être la puissance régionale dominante au Levant et influencer la politique de la Méditerranée orientale. Selon les médias israéliens, Tel-Aviv a des contacts directs avec les groupes islamistes opérant dans le sud de la Syrie. Ce n'est un secret pour personne que ces groupes ont été appuyés par l'armée israélienne pendant plus d'une décennie.
Ainsi, dans le meilleur des cas, on peut s'attendre à une Syrie morcelée, un État croupion, subissant la poursuite d'ingérences étrangères à grande échelle. Dans le pire des scénarios, le revanchisme turc combiné aux agressions israéliennes - ains qu'à l'occupation US de l'est de la Syrie et une autorité centrale faiblarde à Damas - pourrait faire disparaitre de la carte du Proche-Orient la Syrie, fondée dans sa forme actuelle en 1946.
Les États du Golfe et l'Égypte ont des raisons de s'inquiéter d'un Printemps arabe 2.0 qui verrait les oligarchies renversées et remplacées par des groupes islamistes militants locaux reflétant la volonté du peuple. Leur niveau d'entente avec Téhéran s'est sensiblement accru. Mais, bien entendu, les États-Unis s'opposeront à cette tendance régionale qui aurait pour effet d'isoler Israël dans la région.
Pragmatisme russe
La Russie est notoirement pragmatique. Dimanche, un communiqué du ministère des Affaires étrangères laissait fortement entendre que Moscou travaille sur un plan B visant à renforcer sa présence militaire en Syrie, du moins à court terme. Il est intéressant de noter comment le communiqué souligne que Moscou est en contact avec tous les groupes syriens d'opposition. La déclaration a scrupuleusement évité d'utiliser le mot « terroriste », que les responsables russes utilisaient librement dans leur rhétorique stridente pour caractériser les groupes syriens qui ont pris le contrôle de Damas. Moscou a des raisons de craindre que cet islam politique résonne comme une idéologie séduisante dans les républiques musulmanes du Caucase.
A priori, l'ambassade russe à Damas n'est pas en danger. Traditionnellement très actifs en Syrie, les renseignements russes avaient certainement commencé à sensibiliser Moscou à l'éventualité d'une transition de pouvoir à Damas et ils ont maintenu des contacts avec les groupes islamistes de l'opposition, malgré une rhétorique publique véhémente.
Les rapports de force bouleversés
En effet, la montée en puissance des groupes sunnites extrémistes souscrivant à l'idéologie d'Al-Qaïda conduira à un nouveau calcul du pouvoir en Syrie, viscéralement hostile à Téhéran. L'évacuation des diplomates suivie de la prise d'assaut de l'ambassade iranienne à Damas est éloquente. Et Israël ne ménagera pas ses efforts pour que l'influence iranienne soit exorcisée de la Syrie.
Le fond de l'affaire, c'est que l'influence régionale de l'Iran diminue considérablement à mesure que les groupes de résistance (en grande partie chiites) se retrouvent sans gouvernail et désabusés. Cela ne joue pas seulement en faveur d'Israël. Cela déclenche également un profond changement des rapports de force au niveau régional. Et dans une perspective à long terme, cela aura des répercussions sur les conflits actuels dans l'ensemble du Grand Moyen-Orient : Gaza, le Liban et même jusqu'à l'Asie centrale et l'Asie du Sud. Autrement dit, le génie d'Al-Qaïda est enfin sorti de sa lampe, et rien ne pourra arrêter son programme panislamique.
Le plus étonnant, c'est que l'Iran n'a pas su anticiper la tournure des événements. Aussi incroyable que cela puisse paraître, vendredi, le conseiller du chef suprême Ali Larijani s'est rendu à Damas et a rencontré Assad pour lui réitérer le soutien total de Téhéran afin d'arrêter le raz-de-marée des forces islamistes qui s'approchaient déjà des portes de la ville.
Source originale: Indian Punchline
Traduit de l'anglais par GL pour Investig'Action
1 Le traité de Lausanne mit fin à l'Empire ottoman, dépecé de ses provinces arabes, et définit les frontières de la Turquie actuelle. [NDLR]