Par Pepe Escobar, le 10 décembre 2024
La cabale israélo-otanienne qui applaudit à la chute de Damas n'aura pas obtenu ce qu'elle attendait. Les luttes de pouvoir et les luttes intestines entre les milices extrémistes et la société civile, chacune soutenue par différents acteurs régionaux et étrangers qui veulent leur part du gâteau.
Ce titre bref définit la fin abrupte et rapide de la Syrie telle que nous la connaissions : Eretz Israël rejoint le nouvel ottomanisme. Le sous-titre ? Victoire pour l'Occident, et coup mortel contre l'Axe de la Résistance.
Mais pour citer la culture pop américaine encore omniprésente, " les hiboux ne sont peut-être pas ce qu'ils semblent être".
Commençons par la capitulation de l'ancien président syrien Bachar el-Assad. Des diplomates qataris, officieusement, soutiennent qu'Assad a tenté de négocier un transfert de pouvoir avec l'opposition armée ayant lancé l'offensive militaire majeure dans les jours précédents, en commençant par Alep, puis en se dirigeant rapidement vers le sud, vers Hama, Homs, en direction de Damas. C'est ce qui a été discuté en détail entre la Russie, l'Iran et la Turquie à huis clos à Doha le week-end dernier, lors du dernier soupir du "processus d'Astana" moribond destiné à démilitariser la Syrie
Les négociations sur le transfert de pouvoir ont échoué. Assad s'est donc vu offrir l'asile par le président russe Vladimir Poutine à Moscou. Voilà pourquoi l'Iran et la Russie ont instantanément changé de discours alors qu'ils se trouvaient encore à Doha, et ont commencé à parler d'"opposition légitime" afin de distinguer les réformistes non violents des extrémistes armés qui sèment la zizanie dans l'État.
Le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, dont le langage corporel en dit long sur sa colère, a littéralement déclaré :
"Assad doit négocier avec l'opposition légitime, qui figure sur la liste de l'ONU".
C'est un point essentiel : Lavrov ne parlait pas de Hayat Tahrir al-Sham (HTS), la pègre salafi-jihadi, ou "djihadistes à louer", financée par l'Organisation nationale du renseignement turc (MIT) avec des armes subventionnées par le Qatar, et entièrement soutenue par l'OTAN et Tel-Aviv.
Ce qui s'est passé après l'enterrement régime à la rencontre de Doha est assez obscur, suggérant un coup d'État télécommandé par les services secrets occidentaux, vif comme l'éclair, avec des témoignages de trahisons internes.
L'idée initiale d'Astana était d'assurer la sécurité de Damas et de confier à Ankara la gestion d'HTS. Pourtant, Assad avait déjà commis une grave erreur stratégique en croyant aux nobles promesses de l'OTAN transmises par l'intermédiaire de ses nouveaux amis dirigeants arabes des Émirats arabes unis et d'Arabie saoudite.
À son grand étonnement, selon des responsables syriens et régionaux, Assad a finalement réalisé à quel point sa posture était fragile, après avoir refusé l'assistance militaire de ses fidèles alliés régionaux, l'Iran et le Hezbollah, pensant que ses nouveaux alliés arabes pourraient le mettre à l'abri.
L'armée arabe syrienne (AAS) était en lambeaux après 13 ans de guerre et d'impitoyables sanctions américaines. La logistique était en proie à de déplorables abus de pouvoir et à la corruption. La décomposition était généralisée. Mais surtout, alors que beaucoup étaient prêts à combattre une nouvelle fois les groupes terroristes soutenus par l'étranger, les initiés affirment qu'Assad n'a pas déployé pleinement son armée pour contre-attaquer l'assaut.
Téhéran et Moscou ont tout essayé, jusqu'à la dernière minute. En fait, Assad était déjà en grande difficulté depuis sa visite à Moscou le 29 novembre, qui n'a donné aucun résultat tangible. L'establishment de Damas a donc considéré l'insistance de la Russie pour qu'Assad abandonne ses précédentes lignes rouges sur la négociation du règlement politique comme un signal de facto indiquant la fin.
Turquie : "Nous n'avons rien à voir avec tout cela"
Outre le fait qu'il n'a rien fait pour prévenir l'atrophie et l'effondrement croissants de son armée, Assad n'a pas non plus cherché à freiner Israël, qui bombarde la Syrie sans relâche depuis des années.
Jusqu'au dernier moment, Téhéran a été prêt à apporter son aide : deux brigades étaient prêtes à entrer en Syrie, mais il aurait fallu au moins deux semaines pour les déployer.
L'agence de presse Fars a expliqué le mécanisme en détail - de l'inexorable manque de motivation des dirigeants syriens à combattre les brigades terroristes à Assad ignorant les avertissements sérieux du guide suprême iranien Ali Khamenei depuis juin, jusqu'à il y a deux mois, avec d'autres responsables iraniens avertissant qu'HTS et ses soutiens étrangers préparaient une guerre éclair. Selon les Iraniens :
"Après la chute d'Alep, on s'est rendu compte qu'Assad n'avait plus vraiment l'intention de rester au pouvoir, alors nous avons commencé à engager des pourparlers diplomatiques avec l'opposition, et avons organisé la sortie en toute sécurité de nos troupes de Syrie. Si l'AAS ne se bat pas, nous ne risquerons pas non plus la vie de nos soldats. La Russie et les Émirats arabes unis étant parvenus à le convaincre de quitter le pouvoir, on ne pouvait plus rien faire".
Rien ne confirme que les Russes ont convaincu Assad de quitter le pouvoir : c'est i'nterprétation de cette réunion ratée à Moscou du 29 novembre. Pourtant, et c'est significatif, on a la confirmation, avant cela, que la Turquie savait tout de l'offensive de HTS il y a déjà six mois.
La version d'Ankara est, comme on pouvait s'y attendre, obscure : HTS leur en a fait part et leur a demandé de ne pas intervenir. En outre, le ministère des Affaires étrangères turc a affirmé que le président-calife Recep Tayyip Erdogan aurait tenté d'avertir Assad (Damas n'a rien dit à ce sujet). Ankara, par la voix du ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan, nie fermement avoir orchestré ou approuvé l'offensive des "djihadistes à louer". Elle pourrait avoir à le regretter, car tout le monde, de Washington à Tel-Aviv, s'est empressé de s'attribuer le mérite de la chute de Damas.
Seule la machine de propagande de l'OTAN croit à cette version, car HTS est depuis des années entièrement soutenue non seulement par la Turquie, mais aussi, secrètement, par Israël, dont on a appris qu'il versait des salaires aux combattants extrémistes pendant la guerre en Syrie, et qui a notoirement contribué à soigner les combattants d' Al-Qaida blessés au combat.
Tout ceci mène au scénario prédominant d'une démolition contrôlée soigneusement calculée par la CIA, le MI6 et le Mossad, avec un flux d'armement ininterrompu, une formation ukrainienne aux drones kamikazes FPV des takfiris, et des Samsonites bourrées d'argent pour corrompre les hauts fonctionnaires syriens.
Un nouveau grand jeu
L'effondrement de la Syrie peut constituer un cas classique d'"extensions de la Résistance" - et aussi de l'Iran, concernant le pont terrestre tout à fait crucial qui le relie à ses alliés en Méditerranée (les mouvements de résistance libanais et palestiniens). Sans parler du message envoyé à la Chine qui, malgré ses grands discours sur la "communauté d'un avenir partagé", n'a absolument rien fait pour aider à la reconstruction de la Syrie.
Sur le plan géo-énergétique, il n'y a désormais plus d'obstacles au dénouement d'une saga épique du Pipelineistan - et l'une des principales raisons de la guerre contre la Syrie, telle que je l'ai analysée il y a neuf ans, à savoir la construction du gazoduc Qatar-Turquie à travers le territoire syrien pour fournir à l'Europe une alternative au gaz russe. Assad avait rejeté ce projet, après quoi Doha a aidé à financer la guerre syrienne pour le déposer.
Rien ne prouve que les principaux États du Golfe, tels que l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, accepteront avec enthousiasme la célébrité géo-économique du Qatar si le gazoduc se construit. Pour commencer, il doit traverser le territoire saoudien, et Riyad n'est peut-être plus disposé à laisser faire.
Cette question cruciale est liée à une série d'autres questions, notamment : la porte d'entrée syrienne ayant pratiquement disparu, comment le Hezbollah sera-t-il approvisionné en armes à l'avenir, et comment le monde arabe réagira-t-il à la tentative de la Turquie de se transformer en véritable néo-Ottomane ?
On peut aussi évoquer le cas épineux de la Turquie, État partenaire des BRICS, qui entre directement en conflit avec la Russie, la Chine et l'Iran, principaux membres des BRICS. Le nouveau virage d'Ankara pourrait même lui valoir d'être rejetée par les BRICS, et de ne pas bénéficier d'un statut commercial favorable de la part de la Chine.
Bien que l'on puisse certainement affirmer que la perte de la Syrie risque d'être dévastatrice pour la Russie et la Majorité Mondiale, attendons un peu - pour l'instant. En cas de fermeture du port de Tartous, géré par l'URSS et la Russie depuis 1971, ainsi que de la base aérienne de Hmeimim - et donc d'éviction de la Méditerranée orientale -, Moscou disposerait d'options de remplacement, avec différents degrés de faisabilité.
Nous avons l'Algérie (un partenaire des BRICS), l'Égypte (un membre des BRICS) et la Libye. Et même le Golfe, qui pourrait d'ailleurs rejoindre le partenariat stratégique global Russie-Iran, officiellement signé le 25 janvier à Moscou par M. Poutine et son homologue iranien, le président Masoud Pezeshkian.
Il est extrêmement naïf de supposer que Moscou a été surprise par la mise en scène d'un prétendu Koursk 2.0. Ce n'est pas comme si toutes les ressources du renseignement russe - bases, satellites, renseignements au sol - n'avaient pas scruté pendant des mois la bande de salafistes-djihadistes en train d'assembler une armée de dizaines de milliers de personnes dans le Grand Idlib, avec une division de chars d'assaut.
Il est donc tout à fait plausible que la stratégie adoptée soit classiquement russe, et qu'elle s'accompagne d'une ruse persane. Il n'a pas fallu longtemps à Téhéran et à Moscou pour faire le calcul des risques encourus - notamment en termes de coût humain - en tombant dans le piège du soutien à un Assad déjà affaibli et d'une nouvelle guerre terrestre meurtrière et interminable. Pourtant, Téhéran a offert un soutien militaire, et Moscou, un soutien aérien, et des scénarios de négociations jusqu'à la toute fin.
Aujourd'hui, l'ensemble de la tragédie syrienne - y compris un éventuel califat de tout le royaume dirigé par le djihadiste réformé et respectueux des minorités Abu Mohammad al-Julani - relève de l'entière responsabilité de l'OTAN, de Tel-Aviv et d'Ankara.
Ils ne sont simplement pas préparés à naviguer dans la matrice syrienne ultra-complexe, tribale, clanique et corrompue, sans parler du magma de 37 organisations terroristes dont la cohésion n'a été assurée, jusqu'à présent, que par le mince ciment que représente l'éviction d'Assad. Ce volcan va certainement leur exploser à la figure collectivement, peut-être sous forme d'horribles guerres intestines qui pourraient durer au moins quelques années.
Le nord-est et l'est de la Syrie se sont déjà, instantanément, embourbés dans une anarchie totale, avec une multitude de tribus locales déterminées à conserver à tout prix leurs schémas mafieux, refusant d'être contrôlées par un assemblage composite américano-kurde du Rojava, largement communiste et laïque. Certaines de ces tribus s'acoquinent déjà avec les salafi-jihadis soutenus par la Turquie. D'autres tribus arabes se sont alliées cette année à Damas contre les extrémistes et les sécessionnistes kurdes.
L'ouest de la Syrie pourrait également devenir une terre d'anarchie, comme à Idlib : rivalités meurtrières entre réseaux terroristes et bandits, entre clans, tribus, ethnies et groupes religieux enrégimentés par Assad, où le panorama est encore plus complexe qu'en Libye sous l'ancien président Mouammar el-Kadhafi.
Quant aux filières d'approvisionnement des coupeurs de têtes, elles seront inévitablement distendues - et il sera alors aisé de les interrompre, non seulement par l'Iran, par exemple, mais aussi par le bras de l'OTAN via la Turquie/Israël lorsqu'ils se retourneront contre le Califat, et ils le feront invariablement si les exactions de ce dernier deviennent trop médiatisées.
Personne n'est en mesure de prévoir ce qu'il adviendra de la carcasse de la Syrie de la dynastie Assad. Des millions de réfugiés pourraient y revenir, notamment de Turquie, ce que Washington tente depuis des années d'empêcher pour protéger son projet de "kurdification" dans le nord - mais des millions de personnes fuiront en même temps, terrifiées par la perspective d'un nouveau califat et d'une nouvelle guerre civile.
Peut-on espérer une lueur d'espoir au coeur d'une telle sinistrose ? Le chef du gouvernement de transition sera Mohammad al-Bashir, jusqu'à récemment Premier ministre du soi-disant gouvernement syrien de Salut (SSG) dans la région d'Idlib, sous le contrôle d'HTS. Ingénieur électricien de formation, Bashir a ajouté un diplôme supplémentaire à sa formation en 2021 : la charia et le droit.
Perdre la Syrie ne doit pas dire perdre la Palestine
La Majorité Mondiale pleure peut-être ce qui, en apparence, ressemble à un coup presque mortel contre l'Axe de la Résistance. Pourtant, la Russie, l'Iran, l'Irak - et même la Chine, qui garde un silence assourdissant - ne peuvent en aucun cas laisser une armée supplétive salafiste et jihadiste soutenue par l'OTAN, Israël et la Turquie l'emporter. Contrairement à l'Occident collectif, ces pays sont plus intelligents, plus coriaces, infiniment plus patients, et tiennent compte des contours de la vision d'ensemble qui se profile. Il est encore trop tôt, mais tôt ou tard, ils se mobiliseront pour barrer la route au djihadisme soutenu par l'Occident, et l'empêcher de se répandre à Pékin, à Téhéran et à Moscou.
L'agence russe de renseignement extérieur Sluzhba Vneshney Razvedki (SVR) surveille désormais comble lait sur le feu et 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 la prochaine destination de l'importante brigade salafiste-djihadiste de Syrie, composée en grande majorité d'Ouzbeks, d'Ouïghours, de Tadjiks et d'une poignée de Tchétchènes. Il ne fait aucun doute qu'ils seront utilisés pour "être exportés" (selon la terminologie du ThinkTankland américain) non seulement en Asie centrale, mais aussi dans la Fédération de Russie.
Pendant ce temps, Israël subira une forte pression dans le Golan. Les Américains se sentiront temporairement en sécurité autour des champs pétrolifères où ils continueront à voler le pétrole syrien. Voilà deux latences idéales pour le début de ce qui pourrait être les premières représailles concertées des BRICS contre ceux qui ont déclenché la première guerre des BRICS.
Et puis, la tragédie ultime : la Palestine. 𝕏 Un énorme coup de théâtres'est produit à l'intérieur même de la vénérable mosquée des Omeyyades à Damas. L'armée des coupeurs de têtes de l'OTAN, d'Israël et de la Turquie promet maintenant aux Palestiniens qu'elle viendra libérer Gaza et Jérusalem.
Pourtant, jusqu'à dimanche dernier, tout se résumait à "Nous aimons Israël". Le maître de cérémonie de cette opération de relations publiques - conçue pour tromper le monde musulman et la Majorité Mondiale - n'est autre que le calife d'al-Sham lui-même, Julani.
En l'état, le nouveau régime de Damas sera, à toutes fins utiles, soutenu par ceux qui soutiennent et organisent Israël et le génocide de la Palestine. Cela se voit déjà au grand jour, de la bouche même des membres du cabinet israélien : Tel-Aviv aimerait idéalement expulser la population de Gaza et de Cisjordanie vers la Syrie, bien que la Jordanie soit leur destination préférée.
C'est sur cette bataille qu'il faut désormais se concentrer. Feu le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, était catégorique lorsqu'il insistait sur la signification profonde de la perte de la Syrie : "La Palestine serait perdue". Plus que jamais, il appartient à une Résistance mondiale de ne pas le permettre.