Par Alan MacLeod pour MintPress News, le 13 décembre 2024
Les médias corporatistes annoncent la chute de Bachar el-Assad et l'émergence d'Abou Mohammed al-Jolani comme nouveau dirigeant de la Syrie, malgré ses liens profonds à la fois avec Al-Qaïda et avec l'État islamique.
"Comment les djihadistes syriens" favorables à la diversité "prévoient de créer un État", titre un article du Daily Telegraph de Grande-Bretagne, qui suggère que Jolani va instaurer une nouvelle Syrie, respectueuse des droits des minorités. Le même journal le qualifie également de "djihadiste modéré". Le Washington Post l'a décrit comme un leader pragmatique et charismatique, tandis que CNN le qualifie de "révolutionnaire en blazer".
De son côté, le magazine Rolling Stone a dressé un portrait fouillé de Jolani, le décrivant comme un "politicien pragmatique et astucieux qui a renoncé au 'djihad mondial'" et qui a l'intention d'"unifier la Syrie". Sa "perspicacité stratégique est évidente", écrit Rolling Stone, entre deux paragraphes faisant l'éloge de Jolani pour avoir mené avec succès la lutte contre un dictateur.
CNN a même obtenu une interview exclusive de Jolani, alors que ses troupes prenaient d'assaut Damas. Interrogé par l'animatrice Jomana Karadsheh sur ses actions passées, il a répondu en disant :
"Je crois que tout le monde dans la vie passe par diverses phases et expériences... À mesure que vous grandissez, vous apprenez, et vous continuez à apprendre jusqu'au dernier jour de votre vie",
comme s'il discutait de maladresses embarrassantes d'adolescent, et non de la création et de la direction du Front Al-Nusra, franchise d'Al-Qaïda en Syrie.
On est bien loin de la première publication de CNN sur Jolani. En 2013, la chaîne l'a désigné comme l'un des "10 terroristes les plus dangereux au monde", connu pour avoir enlevé, torturé et massacré des minorités raciales et religieuses.
Aujourd'hui, il figure toujours sur la liste des terroristes des États-Unis et le FBI offre une récompense de 10 millions de dollars pour toute information permettant de le localiser. Washington et d' autres gouvernements occidentaux considèrent la nouvelle organisation de Jolani, Hayʼat Tahrir al-Sham (HTS), comme une seule et même entité, Al-Qaïda/Al-Nusra.
Cela pose un sérieux dilemme de relations publiques pour les nations occidentales, qui ont soutenu le renversement du président Bachar el-Assad mené par HTS. C'est pourquoi Politico et d'autres rapportent qu'à Washington, on se démène pour rayer HTS et Jolani de la liste des organisations terroristes le plus tôt possible.
L'évolution d'un radical
Jolani a cherché à se démarquer de son passé et à se présenter comme une force modératrice capable d'unifier une Syrie intensément divisée. S'il a, ces dernières années, affiché une volonté de compromis avec d'autres mouvances et factions, il est loin d'être évident que les dizaines de milliers de soldats qu'il commande - des unités composées principalement d'anciens combattants d'Al-Qaïda/al-Nusra et de l'État islamique - seront d'humeur clémente une fois le pouvoir consolidé.
"La Syrie est en train d'être purifiée", a-t-il déclaré à une foule à Damas dimanche. "Cette victoire est née de ceux qui ont croupi en prison, et les combattants ont brisé leurs chaînes", a-t-il ajouté.
Jolani - de son vrai nom Ahmed Hussein al-Shar'a - est né en 1982 en Arabie saoudite de parents ayant fui la région du Golan, en Syrie, après l'invasion israélienne de 1967. En 2003, il s'est rendu en Irak pour combattre les forces américaines. Après trois ans de guerre, il a été capturé par l'armée américaine et a passé plus de cinq ans en prison, dont un séjour dans le tristement célèbre centre de torture d'Abu Ghraib.
Pendant son séjour en Irak, Jolani a combattu avec l'État islamique, et a même été l'adjoint de son fondateur. Dès sa libération en 2011, l'État islamique l'a envoyé en Syrie, armé d'un milliard de dollars selon la rumeur, pour fonder la branche syrienne d'Al-Qaïda et participer au mouvement de contestation armée contre Assad issu du Printemps arabe.
Conscient de la réputation particulièrement sombre d'Al-Qaïda dans la région et dans le monde, Jolani a tenté de redorer le blason de ses combattants, et a officiellement dissous le Front al-Nusra en janvier 2017 en fondant le même jour HTS. Il a affirmé qu'HTS prêche une idéologie très différente, et qu'il respectera la diversité syrienne. Tout le monde n'en est pas convaincu, et surtout pas le gouvernement britannique, qui a immédiatement proscrit HTS, le décrivant comme un simple pseudo d'Al-Qaïda.
"L'homme d'Al-Qaïda/État islamique ne s'est pas 'réinventé'. Tout l'appareil de propagande et de renseignement de l'Occident, y compris la BBC, l'a fait pour lui",
𝕏 a fait remarquer le cofondateur de The Electronic Intifada, Ali Abunimah.
Le nouveau gouvernement : pro Israël, anti Hezbollah
Le nom "al-Jolani" se traduit par "du plateau du Golan". Et pourtant, le leader semble très peu préoccupé par l'invasion israélienne de sa patrie. Les forces israéliennes ont investi une grande partie du sud de la Syrie, y compris le mont Hermon, une montagne stratégique qui surplombe Damas. Le Premier ministre Benjamin Netanyahu a déclaré que l'opération revêt un caractère définitif.
"Le plateau du Golan... sera à jamais une partie indissociable de l'État d'Israël", a-t-il proclamé.
Jolani a déjà déclaré qu'il n'avait pas l'intention d'affronter Israël.
"La Syrie n'est pas prête pour la guerre et n'a pas l'intention d'entrer dans une nouvelle guerre. La source d'inquiétude vient des milices iraniennes, et du Hezbollah, et le danger est passé",
a-t-il 𝕏 déclaré - des propos étranges alors qu'Israël mène la plus grande opération de l'armée de l'air de son histoire, en pilonnant des cibles militaires dans toute la Syrie. D'autres porte-parole de HTS ont également refusé catégoriquement de commenter l'attaque d'Israël sur le pays, même lorsque des journalistes occidentaux incrédules les ont pressés de le faire.
Les commentaires de Jolani, désignant deux forces chiites plutôt qu'Israël comme ennemis de l'État, vont en inquiéter plus d'un, car cela pourrait signaler un retour au processus de massacre chiite qu'État islamique a mené sur une grande partie de la Syrie et de l'Irak. En 2016, la Chambre des représentants des États-Unis a voté par 383 voix contre zéro pour qualifier ce processus de génocidaire.
Il est probable que le nouveau gouvernement formera une coalition de forces disparates et modérées. Cependant, ces groupes semblent partager un point commun : tous semblent être pro-israéliens. Un commandant de l'Armée syrienne libre laïque, par exemple, a récemment accordé une interview au Times of Israël, où il se félicite de l'avènement d'une nouvelle ère d'"amitié" et d'"harmonie" avec son voisin du sud.
"Nous allons vers une paix totale avec Israël... Depuis le début de la guerre civile syrienne, nous n'avons jamais critiqué Israël, contrairement au Hezbollah, qui a déclaré avoir pour objectif de libérer Jérusalem et le plateau du Golan", a-t-il déclaré.
Le commandant a ajouté qu'"Israël plante une rose dans le jardin syrien" et a demandé le soutien financier du pays pour la formation d'un nouveau gouvernement.
D'autres forces anti-Assad sont allées encore plus loin, un individu déclarant qu'Israël
"n'est pas hostile à ceux qui ne lui sont pas hostiles. Nous ne vous haïssons pas, nous vous apprécions vraiment... nous avons été particulièrement satisfaits de votre attaque contre le Hezbollah, vraiment satisfaits, et nous sommes heureux que vous ayez gagné".
De telles déclarations peuvent surprendre l'observateur lambda. Mais la réalité est qu'Israël finance, entraîne et arme une grande partie de l'opposition syrienne depuis sa création. Cela inclut Al-Qaïda, dont les combattants blessés sont soignés par Israël.
Et alors que les forces islamistes radicales semblaient être ennemies de tous, le seul groupe contre lequel elles ont soigneusement évité toute confrontation est Israël. En effet, en 2016, des combattants de l'État islamique ont accidentellement tiré sur une position israélienne sur le plateau du Golan, pensant qu'il s'agissait de forces gouvernementales syriennes, puis ont rapidement publié des excuses pour l'incident.
Depuis le plateau du Golan, la campagne israélienne d'un an contre les positions du Hezbollah et de l'armée syrienne a également sérieusement affaibli les deux puissances, aidant ainsi l'opposition à remporter la victoire.
Al-Qaida et les États-Unis : une relation ambiguë
Alors que les journalistes et les politiciens américains s'évertuent à changer d'avis sur Jolani et HTS, la réalité est que, tout au long de son parcours, Washington a entretenu des liens très étroits avec Al-Qaïda. L'organisation est née en Afghanistan dans les années 1980, en grande partie sous l'impulsion de la CIA. Entre 1979 et 1992, la CIA a dépensé des milliards de dollars pour financer, armer et former les miliciens moudjahidines afghans (comme Oussama ben Laden) dans le but de saigner à blanc l'occupation soviétique. C'est dans les rangs des moudjahidines qu'Oussama ben Laden a fondé son organisation.
Au cours des années 1990, les relations entre Oussama ben Laden et les États-Unis se sont détériorées et ces derniers sont devenus une cible privilégiée d'Al-Qaïda, jusqu'aux tristement célèbres attentats du 11 septembre 2001 contre les villes de New York et Washington.
L'administration Bush a exploité ces attentats pour justifier l'invasion de l'Afghanistan et de l'Irak, affirmant que l'Amérique ne serait jamais en sécurité tant qu'Al-Qaïda n'aurait pas été complètement détruite. Ben Laden est devenu l'individu le plus célèbre du monde, et la société américaine a été transformée pour combattre l'extrémisme islamique.
Pourtant, dans les années 2010, alors même que les États-Unis étaient ostensiblement en guerre contre Al-Qaïda en Irak et en Afghanistan, ils travaillaient secrètement avec Al-Qaïda en Syrie sur un plan visant à renverser Assad. La CIA a dépensé environ un milliard de dollars par an pour former et armer un vaste réseau de groupes rebelles à cette fin. Comme le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan l'a dit à la secrétaire d'État Hillary Clinton dans un courriel divulgué en 2012, "AQ [Al-Qaïda] est de notre côté en Syrie".
Ainsi, alors que de nombreux observateurs peu attentifs peuvent être choqués d'entendre les médias et la classe politique adouber le chef d'Al-Qaïda en Syrie comme un champion moderne et progressiste, la réalité montre que la relation des États-Unis avec le groupe reprend simplement sa position d'antan. Par conséquent, il semble que la guerre contre le terrorisme va prendre fin avec les "terroristes" relookés en "rebelles modérés" et en "combattants de la liberté".
Qui définit le terme "terroriste" ?
Bien entendu, nombreux sont ceux qui affirment que la liste des terroristes américains est totalement arbitraire, et qu'elle n'est qu'un baromètre permettant de savoir qui est dans les petits papiers de Washington à tel ou tel moment. En 2020, l'administration Trump a retiré le Soudan de sa liste des États parrains du terrorisme en échange de la normalisation des relations du pays avec Israël, prouvant ainsi à quel point la liste est purement transactionnelle.
Quelques mois plus tard, le gouvernement a retiré le Mouvement islamique du Turkestan oriental (une milice ouïghoure actuellement active en Syrie) de sa liste en raison du durcissement des relations avec la Chine, considérant l'ETIM comme un pion utile à jouer contre Pékin.
Washington maintient également Cuba sur sa liste de terroristes, bien qu'il n'y ait aucune preuve que l'île soutienne des groupes terroristes.
Enfin, les États-Unis ont refusé de retirer Nelson Mandela de leur liste des terroristes les plus notoires du monde jusqu'en 2008, soit 14 ans après son élection à la présidence de l'Afrique du Sud. En comparaison, la nouvelle désignation de Jolani ne devrait pas prendre plus de quatorze jours.
Une gigantesque opération de revalorisation de l'image de marque est en cours. Les médias et le gouvernement américain ont tenté de métamorphoser le fondateur et chef d'une organisation affiliée à Al-Qaïda en un acteur progressiste et respectueux de la société. Reste à savoir comment Jolani gouvernera concrètement et s'il parviendra à conserver le soutien d'un large éventail de groupes syriens. Compte tenu des événements de la semaine dernière, il peut cependant être assuré de bénéficier d'un solide soutien de la part de la presse occidentale.
* Alan MacLeod est rédacteur principal pour MintPress News. Après l'obtention de son doctorat en 2017, il a publié deux livres : Bad News From Venezuela : Twenty Years of Fake News and Misreporting et Propaganda in the Information Age : Still Manufacturing Consent, ainsi qu' un certain nombre d' articles universitaires. Il a également contribué à FAIR.org, The Guardian, Salon, The Grayzone, Jacobin Magazine, et Common Dreams.