On recense des manifestations d'une rare violence après que le gouvernement géorgien au pouvoir a retardé les négociations d'adhésion à l'Union européenne et que les détracteurs continuent de nier les résultats des élections.
Source : Responsible Statecraft, Almut Rochowanski
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Les événements ont pris une tournure étonnante en République de Géorgie. Le nouveau Premier ministre Irakli Kobakhidze a annoncé que la Géorgie « ne mettrait pas la question de l'ouverture des négociations avec l'Union européenne à l'ordre du jour avant la fin de l'année 2028 », et qu'elle n'accepterait pas non plus d'aide budgétaire de l'UE avant cette date.
Dans les trois décennies d'histoire de l'élargissement de l'UE à l'Europe de l'Est et à l'Eurasie, où les promesses d'adhésion et le capricieux processus d'intégration ont ébranlé des sociétés, renversé des gouvernements, suscité et anéanti des espoirs comme aucune autre variable politique, c'est du jamais vu. Il en va de même pour le traitement que la Géorgie a reçu de la part de l'Occident.
L'annonce de Kobakhidze a déclenché la dernière flambée d'une crise chronique décrite dans une récente note d'information pour le Quincy Institute. Cette crise trouve son origine dans la « géopolitisation » de l'arrangement politique interne de la Géorgie. Bien que le gouvernement et l'opposition poursuivent depuis longtemps une intégration solide avec l'Occident, les principaux dirigeants occidentaux ont néanmoins favorisé l'opposition actuelle et tenté de limiter, voire de mettre fin à l'emprise du parti au pouvoir, le Rêve géorgien (GD).
La rupture entre le gouvernement géorgien et l'Occident, qui en a résulté, a été exacerbée après l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022. La Géorgie a fait l'objet de pressions intenses pour qu'elle se joigne aux sanctions occidentales et qu'elle donne une grande partie de son armement lourd à l'Ukraine. Craignant pour la sécurité et la survie économique de son petit pays vulnérable, GD a refusé.
GD a résisté à ce qu'il considère comme un changement de régime au ralenti, par exemple en adoptant cette année des mesures controversées qui obligent les ONG financées par l'étranger à divulguer leurs états financiers. Ces mesures ont creusé le fossé entre GD et l'Occident, déclenchant des manifestations de grande ampleur de la part des Géorgiens pro-UE en 2023 et 2024. La dernière vague de protestations, qui a suivi la déclaration de victoire de la Géorgie lors d'élections que l'opposition affirme (sans fournir de preuves) avoir été entachées de fraudes, s'est calmée il y a quelques jours à peine.
Quelques heures après l'annonce de Kobakhidze, des foules se sont rassemblées pour protester à Tbilissi et dans d'autres villes, manifestement plus en colère et plus violentes que d'habitude, entraînant également une plus grande répression de la part de la police. Les observateurs géorgiens des droits humains ont critiqué non seulement les violences policières à l'encontre des individus, mais aussi, et surtout, les tentatives de dispersion de l'ensemble des manifestants.
La présidente de l'opposition Salomé Zourabichvili, dont le mandat expire ce mois-ci, a déclaré qu'elle avait l'intention de rester en fonction et de rassembler les forces de l'opposition au sein d'un conseil afin de préparer la prise de pouvoir d'un gouvernement qu'elle a dénoncé comme étant illégitime. Plusieurs ambassadeurs géorgiens ont démissionné, tandis que des centaines d'employés d'agences gouvernementales ont signé des lettres de protestation. Un ancien ministre a appelé l'armée à défendre le peuple. Cette nouvelle flambée de la crise chronique que traverse la Géorgie semble déjà traversée de plus de secousses que les fois précédentes.
L'adhésion à l'UE étant un processus obscur, il est donc important de clarifier ce qui s'est réellement passé. Après huit années passées en tant que pays associé à l'UE (une sorte de parcours à mi-chemin pour les pays périphériques de l'Europe), au cours desquelles GD a adopté une série de réglementations européennes plus rapidement que ses pairs, la Géorgie a été autorisée à poser sa candidature pour devenir membre à part entière de l'UE en mars 2022.
L'UE a présenté une liste de « priorités » formulées de manière générale, à savoir les conditions que la Géorgie devait remplir pour obtenir le statut de candidat. Les petites lignes du contrat présentaient toutefois des pilules empoisonnées : GD devait partager le pouvoir avec l'opposition, laisser des experts étrangers nommés par l'UE contrôler les nominations judiciaires de haut niveau, permettre aux ONG qui militent pour que le gouvernement soit sanctionné et destitué de participer à l'élaboration des lois et des politiques, et bien d'autres choses encore. Une autre priorité, la « désoligarchisation » s'est avérée être une violation des normes de l'UE en matière de droits civils. Après un bras de fer non résolu sur ces priorités, la Géorgie s'est vu accorder le statut officiel de candidat en décembre 2023.
Ces dernières années, l'adhésion à l'UE s'est transformée d'un processus technocratique et managérial en une longue course d'obstacles, dans laquelle de nouvelles exigences arbitraires pouvaient être introduites à chaque étape. La Géorgie a peut-être obtenu le statut officiel de candidat, mais les « négociations » d'adhésion (un terme impropre pour désigner l'adoption supervisée de l'ensemble des législations européennes) ne s'ensuivent pas automatiquement. Le gouvernement doit encore accepter les mêmes vieilles priorités que GD considère comme incompatibles avec la souveraineté de son pays.
En outre, l'UE a déclaré en juin dernier, puis après les élections d'octobre, qu'elle « interrompait » l'adhésion de la Géorgie pour une durée indéterminée, en invoquant les lois géorgiennes sur le financement étranger des ONG et sur la « protection des valeurs familiales et des mineurs », et qu'elle annulait 121 millions d'euros d'aide budgétaire. Ainsi, avant même la décision choc du Premier ministre Kobakhidze, la Géorgie se trouvait dans un purgatoire d'adhésion sans précédent dans l'histoire de l'élargissement de l'UE.
Un autre point de vue, factuellement exact, soutient que tout ceci n'est que du vent : étant donné que l'UE avait déjà interrompu le processus d'adhésion de la Géorgie et retiré son soutien budgétaire, l'annonce de Kobakhidze est l'équivalent de « vous ne pouvez pas me virer, je démissionne ! » Sauf que personne n'est licencié, personne n'a démissionné, la Géorgie ne s'étant pas retirée du processus d'adhésion, elle reste candidate à l'adhésion à l'UE.
Kobakhidze a pris soin d'affirmer que la Géorgie continuerait à adopter les réformes déjà convenues avec l'UE. Le lendemain, il a encore reculé, déclarant que si l'UE lui proposait de lancer les négociations d'adhésion, il signerait le jour même.
Malgré cela, il est difficile de ne pas interpréter cette décision du gouvernement géorgien comme un acte de défi, comme un coup de bluff vis-à-vis de l'UE. Il renverse la table dans une relation où l'UE a normalement toutes les cartes en main. L'arrêt de l'adhésion à l'UE par le gouvernement géorgien est peut-être un acte symbolique sans conséquences matérielles, mais le symbole a une grande importance dans les relations entre l'Occident et des pays comme la Géorgie.
Kobakhidze a décrit la situation difficile dans laquelle se trouve la Géorgie due à un « chantage » de la part de l'UE, qui subordonne l'ouverture des négociations d'adhésion et le soutien budgétaire à l'abandon par la Géorgie d'éléments essentiels de sa souveraineté. Pour illustrer son propos, le Parlement européen a adopté le jour même sa dernière résolution sur la Géorgie, appelant à la répétition des élections sous la surveillance non pas de l'OSCE [Organisation pour la sécurité et l'organisation de l'Europe] mais directement de l'UE, ainsi qu'à l'imposition de sanctions et au gel des avoirs d'une longue liste de fonctionnaires et de juges géorgiens.
Le nouveau rapporteur permanent du Parlement européen pour la Géorgie est allé encore plus loin en exigeant de nouvelles élections organisées par la communauté internationale, à l'image de l'Afghanistan ou de l'Irak occupés.
En revanche, la nouvelle haute représentante de l'UE pour la politique étrangère et le commissaire chargé de l'élargissement ont publié une déclaration prudente, évitant de porter un jugement sur l'élection et soulignant que la porte restait ouverte pour des discussions au sein de l'UE. En parallèle, le département d'État américain a suspendu le partenariat stratégique entre les États-Unis et la Géorgie, comme cela avait été évoqué lors de menaces antérieures.
Ces développements interviennent à un moment où le modèle d'élargissement de l'UE semble à bout de souffle. Alors que l'UE s'est lancée dans une militarisation prohibée dans ses traités fondateurs, l'élargissement pour la Géorgie s'est transformé en une entreprise géopolitique à somme nulle. L'intégration fragmentaire dans le modèle économique unique de l'UE n'a pas apporté la prospérité et la justice sociale que les Géorgiens espéraient. Ce constat problématique est même souligné par les institutions qui soutiennent fermement l'adhésion de la Géorgie à l'UE.
Un analyste régional a qualifié les actions de la Géorgie de « recul géopolitique ». Il s'agissait peut-être d'un lapsus freudien. Ou bien il était sérieux, normalisant l'amalgame entre géopolitique et démocratie qui définit l'approche de l'Occident vis-à-vis de l'Europe périphérique.
Cette approche, qui implique des incursions de plus en plus importantes dans la politique et la gouvernance souveraines, demande l'impossible aux pays vulnérables, leur tord le bras et pire encore, ne rétablira pas le partenariat constructif que nous avions autrefois avec la Géorgie et continuera d'attiser la crise du pays.
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Almut Rochowanski est chercheur non résident au Quincy Institute et activiste indépendant. Il travaille depuis 20 ans avec des organisations de la société civile en Russie, en particulier dans le Caucase du Nord, en Ukraine, dans le Caucase du Sud, en Asie centrale et en Biélorussie.
Les opinions exprimées par les auteurs sur Responsible Statecraft ne reflètent pas nécessairement celles du Quincy Institute ou de ses associés.
Source : Responsible Statecraft, Almut Rochowanski, 02-12-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises