C'est grâce à la lanceuse d'alerte Emmanuelle Amar, du Remera, un registre de malformations congénitales, que l'affaire des bébés nés sans bras a été révélée. Aujourd'hui, ce registre est à l'arrêt en raison de coupes budgétaires très « politiques ».
Des classeurs, des étages de classeurs, du plancher au plafond. Ils contiennent des données sensibles : 90 000 dossiers documentés de malformations congénitales, dépistées avant ou après la naissance. Des données souvent synonymes d'épreuves pour les familles concernées, mais qui peuvent se révéler précieuses en matière de santé environnementale pour rechercher la cause de ces malformations et en prévenir l'apparition quand elles sont liées à des expositions à des polluants.
Ces murs de classeurs sont situés dans un tout petit local au cœur de la ville de Lyon, les bureaux du Remera, pour Registre des malformations en Rhône-Alpes. Cette association et son équipe mènent ce travail de collecte depuis plus de cinquante ans. « Nous surveillons toutes les issues de grossesses des mères qui résident dans le Rhône, l'Ain, la Loire et l'Isère, pour lesquelles des anomalies ont été détectées chez l'embryon, le fœtus ou l'enfant », précise Emmanuelle Amar, directrice du Remera depuis 2007.
Collecter des données, les organiser, mesurer si les malformations augmentent et les signaler, mettre ces informations à la disposition des chercheurs, telle est la mission d'utilité publique menée par le Remera. Ce matin-là, les deux seules collaboratrices d'Emmanuelle Amar sont sur le terrain, dans les services de maternité, pour accéder aux dossiers des patientes et récupérer les données. « Ça peut étonner que le registre soit encore fait de manière si ''archaïque'', mais il faut avoir en tête que les données hospitalières, en cas de malformations, ne sont transmises nulle part ! Cela reste dans les tiroirs des hôpitaux si nous ne faisons pas ce travail », explique Emmanuelle Amar.
Emmanuelle Amar, dans les locaux du Remera, à Lyon.
© Sophie Chapelle
C'est précisément grâce à ce registre qu'Emmanuelle Amar identifie un cluster de huit cas d'enfants nés sans bras, entre 2009 et 2014, dans un rayon de seize kilomètres autour du village de Druillat, dans l'Ain - on parle d'agénésie transverse des membres supérieurs (ATMS). Un excès de malformations presque dix fois supérieur à ce qui se passe en temps normal. « Des agénésies, il y en a toujours. Mais ce qui n'est pas normal, c'est qu'il y ait des cas en excès et groupés dans une zone géographique bien délimitée. Cela nous oblige à essayer de voir ce qui, dans l'environnement des mères, a pu générer cette augmentation du risque », explique-t-elle.
Pourtant, en cette fin d'année 2024, le registre est à l'arrêt en raison de coupes budgétaires et dans l'effectif. L'avenir du Remera est très incertain. Avec lui disparaîtront l'ensemble des données, et avec elles la possibilité de rechercher les causes de ces malformations en excès, et le pouvoir d'agir pour tenter d'en éviter de futures.
Coupes continues dans les effectifs
Le Remera n'existe que grâce à une fragile association de loi 1901 vivant de subventions, et adossée aux Hospices civils de Lyon (HCL), l'équivalent lyonnais de l'APHP (Assistance publique - Hôpitaux de Paris). La région Rhône-Alpes, qui a longtemps assuré la moitié des financements du Remera à hauteur de 100 000 euros par an, les a supprimés en 2017, sous la présidence de Laurent Wauquiez (LR).
Dès qu'il en a l'occasion, Maxime Meyer, conseiller régional écologiste, alerte en assemblée quand le budget est discuté. « Pourquoi l'équipe de Wauquiez a-t-elle décidé de supprimer les financements régionaux au Remera ? On ne m'a jamais répondu. » Selon les données de surveillance du registre sur les quinze dernières années, la prévalence en Rhône-Alpes - c'est-à-dire le nombre de cas de malformations congénitales rapporté au nombre des issues de grossesses domiciliées sur le territoire couvert par le registre - se situe entre 4,2 et 4,6 % des naissances, vivantes et mort-nées. « Ce n'est pas en cassant le thermomètre qu'on fait tomber la fièvre. Tout est fait pour mettre la question sous le tapis » dénonce l'élu écologiste.
Actuellement, sur 265 000 euros de budget annuel, 135 000 euros proviennent de Santé publique France, agence placée sous la tutelle du ministère de la Santé. Le reste est versé par l'agence régionale de santé. En septembre 2018, quand l'affaire des bébés nés sans bras dans l'Ain éclate, ils sont six salariés pour surveiller les quatre départements. Mais leurs postes sont en sursis. En octobre 2018, les HCL, qui sont les employeurs du personnel du Remera, leur font parvenir des courriers pour des entretiens préalables de licenciement. Le motif avancé est économique : Santé publique France n'aurait pas versé la subvention nécessaire au paiement de leurs salaires.
Au micro de RTL, Emmanuelle Amar interpelle alors la ministre de la Santé de l'époque, Agnès Buzyn. Et dans les jours qui suivent, un nouveau courrier des HCL annonce la suspension des licenciements. Santé publique France a fini par verser la subvention.
Empêchés de poursuivre le travail de veille
Depuis, la situation se dégrade, dans l'indifférence quasi générale. Les effectifs ont été réduits de moitié, elles ne sont en cette fin d'année 2024 plus que trois salariées au registre. Le coup de grâce a été donné le 12 août dernier, quand la direction des HCL a supprimé le poste de l'informaticien responsable de la gestion des données. « C'est un poste pivot. Pour gérer une base de données, il faut avoir un responsable du système d'information », souligne Emmanuelle Amar.
Résultat, depuis août, le personnel n'a plus accès à la base de données. « On a arrêté la collecte de données et donc la surveillance épidémiologique. Les HCL ont trouvé le système infaillible pour se débarrasser du registre puisque, sans ce poste, nous ne pouvons plus travailler », dénonce Emmanuelle Amar. Nous avons cherché à contacter les HCL dont l'actuel directeur général, Raymond Le Moign, était directeur de cabinet d'Agnès Buzyn au moment où l'affaire des bébés sans bras a été révélée. Ils nous ont indiqué ne pas « pouvoir » donner suite à nos demandes.
En cette fin d'année 2024, les trois derniers postes du Remera - responsable registre, assistance de recherche et collectrice de données, soit 2,5 équivalents temps plein - sont à leur tour menacés. Le registre est sans nouvelles de la convention annuelle signée avec les HCL. Or celle-ci est nécessaire pour que l'établissement public de santé lyonnais verse le financement accordé en 2024 à l'association qui héberge les équipes travaillant sur le registre et la base de données. Emmanuelle Amar a le sentiment que, depuis l'affaire des bébés sans bras déclenchée en 2018, le Remera dérange et que sa fin approche.
Les membres de Santé publique France, agence chapeautée par le ministère de la Santé, ont largement critiqué les méthodes du Remera à propos de l'identification du cluster de bébés sans bras de l'Ain, dont ils ont même nié l'existence, à la stupéfaction de certains scientifiques. Les deux autres clusters étudiés par les experts de cette agence, dans le Morbihan et en Loire-Atlantique, ont été désignés comme n'ayant aucune cause commune, au terme d'enquêtes qui ne font pas l'unanimité non plus, comme le raconte le deuxième volet de cette enquête à paraître demain.
Seule certitude : l'affaire a été classée, ce qui désole Emmanuelle Amar, désormais empêchée de poursuivre son travail de veille.
Comment continuer ?
« C'est insupportable pour mes collègues et moi d'arrêter de collecter des données avec le risque de passer à côté de quelque chose qui ne va pas, et ne pas pouvoir analyser celles qui sont dans la base », pointe la chercheuse, seule dans les bureaux du Remera ce matin là. Ses deux collaboratrices sont sur le terrain, dans les services des maternités pour continuer à collecter des informations sur les malformations congénitales des dernières semaines, et sur les facteurs associés - passé médical de la mère, expositions professionnelles, lieu de résidence... « Elles relèvent toutes ces données à la main, sur papier, depuis le mois d'août, en espérant que leurs postes soient renouvelés en janvier. »
Pour que les données relevées puissent être analysées, il faudrait aussi que le poste de l'informaticien soit rétabli... Mais à l'heure où nous écrivons ces lignes, l'avenir du Remera est en suspens. « J'ai tellement vu de retournements de situation que je me dis que tout peut encore arriver », espère Emmanuelle Amar. Elle pense aux enfants qu'elle a suivis dans l'Ain. « Les plus grands ont 15 ans maintenant. C'est très dur de savoir qu'ils sont toujours sans réponse. »
Faut-il que le Remera se tourne vers des partenaires privés comme les HCL le leur auraient suggéré ? La question a été soulevée dans le conseil d'administration du Remera, composé notamment d'une médecin généticienne, d'un neurobiologiste, d'un professeur de médecine et de praticiens hospitaliers. « Notre conseil d'administration a clairement dit non. Quel crédit aurions-nous, si nous sommes payés par les laboratoires du médicament pour surveiller les grossesses ? »
Texte : Sophie Chapelle.
Dessin : © Matthieu Lemarchal