Malgré les espoirs soulevés par la chute du régime sanguinaire, la situation au Kurdistan syrien (Rojava) est inquiétante. La région est sous la menace d'une offensive de la Turquie et de ses milices, alertent 150 personnalités dans cette tribune.
Le régime dictatorial de Bachar al-Assad s'est effondré le 8 décembre 2024 après une offensive foudroyante menée par une coalition de rebelles islamistes dominée par le groupe Hayat Tahrir al Sham (HTS). C'est la fin d'un régime parmi les plus sanguinaires au monde.
En plus de 54 ans, la domination du clan Assad sur le peuple syrien a entraîné près d'un million de morts, plus de 13 millions de déplacé·es et réfugié·es, des centaines de milliers de disparu·es et torturé·es, l'utilisation d'armes chimiques contre son peuple, un narcotrafic massif, entre autres horreurs. Clé de voûte de ce système tortionnaire et mafieux qui revendiquait de « brûler » son propre pays, la prison de Sednaya : un « abattoir humain » où le régime a fait disparaître plusieurs dizaines de milliers d'opposant·es, certain·es dans des bains d'acide.
Prolongement de la révolution populaire
L'offensive militaire des factions rebelles du Nord et du Sud n'aurait pas pu s'imposer si elle n'était pas portée à la fois par l'état de décrépitude du régime et par une aspiration populaire immense pour en finir avec le « boucher de Damas ». D'Alep jusqu'à Soueïda et Deraa, la chute du régime est avant tout un prolongement de la révolution populaire syrienne déclenchée en 2011 dans la vague des « Printemps Arabes ».
Elle revendiquait une Syrie libre, démocratique et pluraliste, avant d'être étouffée par une guerre déchirant le pays et instrumentalisée par de nombreuses puissances. Ce sont notamment des enfants des révolutionnaires qui sont venus « compléter l'histoire » en libérant les villes où ils ont grandi.
Affirmant leur dignité, ils sont sortis des limbes du « royaume du silence » où la communauté internationale les avait relégués. Car en Occident la révolution syrienne a souvent été ignorée, incomprise voire calomniée au nom d'un soi-disant « anti-impérialisme » du régime de Bachar al-Assad qui permettrait de relativiser ses crimes contre l'humanité, de fausses idées selon lesquelles le peuple révolutionnaire syrien n'était composé que de djihadistes ou instrumentalisé par la CIA, et de la persistance d'une vision orientaliste méprisante déniant aux habitant·es de la région la capacité d'être acteurs·ices de leur histoire.
Nous rendons hommage à la révolution syrienne. Pendant plus de 13 ans elle a persisté envers et contre tout : à travers des réseaux d'exilé·es poursuivant la lutte dans le monde entier, des activistes des droits humains infatigables compilant les preuves des crimes du régime, des militants transmettant la mémoire des Conseils civils locaux et des expériences d'auto-organisation de la période 2011-2013, des manifestations contre le régime qui continuaient chaque année à Idlib et récemment à Souïeda... Par-delà des souffrances inimaginables, les révolutionnaires syrien.nes n'ont jamais abdiqué leur dignité.
Ce qui semblait impossible est devenu possible et réel. Dans les berceaux de la révolution de Homs et Deraa, de Damas à Alep, de Raqqa à Hassakê, mais aussi dans la plaine de la Bekaa au Liban, dans les villes de Turquie et jusqu'à Berlin et Paris, le drapeau à trois étoiles flotte sur les places, les bâtiments publics et les ambassades. Dans les manifestations à nouveau autorisées, le peuple chante « Uni, uni, uni, le peuple syrien est uni ! » dans un torrent d'émotions.
Défendre les minorités
Malgré cela, la Syrie est encore loin d'être libérée, ses habitant·es loin de pouvoir s'autodéterminer sereinement. La nouvelle étape est lourde de menaces et la prudence est maximale. Malgré le retrait militaire en cours de la Russie et de l'Iran, dont les massacres ont permis de sauver le régime, la guerre continue et les puissances étrangères cherchent toujours à pousser leurs pions.
L'armée israélienne bombarde intensément le pays et poursuit son invasion du plateau du Golan. Dans ses poches du désert et dans la prison de Hol surveillée par les Forces Démocratiques Syriennes sous encadrement kurde, des milliers de djihadistes de l'Etat Islamique attendent de profiter du chaos. Malgré les discours pour l'heure modérés du HTS, dont une partie des cadres est passé par Al Qaeda, la protection des nombreuses minorités (Chiites, Druzes, Chrétien·nes, Yézidis, Kurdes, Syriaques, etc) est menacée. Une prudence maximale est requise. Il n'est pas exclu que le HTS cherche à affirmer un autoritarisme islamiste sur tout le pays d'ici quelques mois, une fois son pouvoir consolidé, sorti de la liste terroriste et de l'isolement diplomatique.
En particulier, le sort des Kurdes et de l'Administration Autonome du Nord et de l'Est de la Syrie (AANES) est sous urgence vitale. La Turquie nationaliste, aux ambitions néo-ottomanes, veut devenir le parrain du nouveau pouvoir syrien. Sous son contrôle, des milices de la soi-disante « Armée Nationale Syrienne » attaquent les FDS et ciblent en particulier les territoires kurdes. Après l'occupation de Afrin en 2018, les attaques de 2019 entre Tell Abyad et Ras Al Aïn, ayant déplacé des centaines de milliers de personnes, et les bombardements d'infrastructures et d'habitant·es dans les dernières années, c'est toute la région qui est menacée de disparaître.
Depuis deux semaines, à Tell Riffaat puis à Manbij, des dizaines de milliers de personnes ont déjà été déplacées. C'est maintenant la ville de Kobanê, prise en étau, qui peut être attaquée d'une heure à l'autre. Après avoir résisté de manière acharnée contre l'Etat Islamique en 2015, reprenant l'offensive jusqu'à défaire le califat, les habitant·es font face à des milices composées d'ancien·nes djihadistes qui pratiquent nettoyage ethnique, pillages, viols et autres exactions documentées par l'ONU. De nombreux habitant.es fuient déjà. L'alliance contre Daech, qui a commencé à Kobanê il y a 10 ans, pourrait maintenant y mourir.
Les populations kurdes doivent être protégées
Les Kurdes ne peuvent pas être une variable d'ajustement, traités par la communauté internationale comme des partenaires anti-terroristes utiles quand c'est arrangeant et sacrifiables quand la situation change. La Turquie et ses supplétifs de l'ANS doivent cesser les agressions et se retirer complètement du pays. Les populations kurdes, qui sont 2,5 millions et représentent près de 12% des habitant·es de Syrie, doivent être protégées, comme toutes la mosaïque de peuples et de confessions qui habitent dans la région.
L'Administration Autonome du NES, qui a démarré par l'expérience d'autonomie du Rojava dans les zones kurdes à partir de juillet 2012 avant de s'étendre aux zones arabes de Raqqa et Deir ez Zor après la guerre contre Daech, doit être soutenue. Elle ne doit plus être méprisée comme un « gadget du PKK » comme le fait la Turquie. Elle doit être considérée comme porteuse d'un projet politique légitime avec qui le nouveau pouvoir de Damas doit négocier pacifiquement pour construire la Syrie future avec toutes ses composantes, en faisant cesser le feu durablement dans tout le pays.
En dépit de ses difficultés et contradictions inévitables dans un contexte aussi dur, les principes constituants de l'AANES - pluralisme linguistique et ethnique, autogouvernement et démocratie locale, droits des femmes, économie sociale - font écho à certains idéaux et pratiques de la révolution syrienne, marquée par le développement de Conseils civils locaux dans tout le pays à ses débuts. A partir des peuples qui les font vivre, le projet de l'AANES et les aspirations de la révolution syrienne peuvent servir de point d'appui pour la transition vers une Syrie démocratique, pluraliste, basée sur la justice et le droit, garantissant les droits de toutes les communautés.
Nous appelons la France et la communauté internationale à :
- Exiger le retrait des forces d'occupation étrangère du pays, en particulier la Turquie et Israël, pour permettre au peuple syrien la possibilité d'enfin s'autodéterminer et aux minorités d'être protégées
- Soutenir les efforts de transition pacifique, basée sur la justice, le droit et la prise en compte des aspirations de toutes les composantes du peuple syrien, en respectant ses minorités et les catégories les moins protégées de sa population
- Se mobiliser pour défendre Kobanê, mais aussi le Golan et toutes les régions menacées d'être envahies à court-terme
- Exiger la restitution des régions historiques kurdes, et notamment Afrin, illégalement occupées par des milices appuyées par la Turquie depuis 2018, et l'arrêt de toute forme de nettoyage ethnique
SIGNATAIRES DE LA TRIBUNE :
Tuna Altinel, mathématicien
Dilane Aydin, avocate
Geneviève Azam, essayiste et administratrice de la Fondation Danielle Mitterand
Pouria Amirshahi, député de Paris
Paul Aries, politiste
Sahar Bagheri, chercheuse Université Sorbonne Paris Nord
Pierre Bance, docteur d'Etat en droit
Antoine Back, adjoint au maire de Grenoble
Zerrin Bataray, avocate et conseillère régionale AURA
Matthieu Bellahsen, psychiatre et écrivain
Olivier Besancenot, NPA L'Anticapitaliste
Jérôme Bonnard & Ophélie Gath, co-secrétaire de l'Union Syndicale Solidaires
Dominique Bourg, professeur honoraire
Jacques Boutault, maire adjoint Paris centre
Laurence Boffet, vice-présidente Métropole de Lyon
Léa Balage el Mariky, députée de Paris
Jean-François Billion, président de Presse Fédéraliste
Sébastien Brunel, dessinateur
Michèle Boyer Carcenac, géographe
Remi Carceles, doctorant
Adnan Celik, MCF EHESS
Nara Cladera Benia, co-secrétaire fédérale Sud Education
Jérémie Chomette, militant associatif
Laurence Cohen, sénatrice honoraire
Albane Colin, conseillère régionale AURA
Sergio Coronado, ancien député
Alain Coulombel, bureau exécutif des Ecologistes
Sébastien Choupas, conseiller municipal Aouste-sur-Sye
Renaud Daumas, conseiller régional
Philippe Descola, professeur émérite
Fanny Dubot, maire du 7e arrondissement de Lyon
Chris den Hond, journaliste
Eléanore Dellatouche, Intérêt à Agir
Vincent d'Eaubonne, chercheur écoféministe
Pierre Dardot, chercheur
Françoise Davisse, réalisatrice
Huseyin Salih Durmus, humanitaire volontaire
Umit Dogan, doctorant
Véronique de Geoffroy, directrice du Groupe URD
Marie Didier, écrivain
Mireille Fanon Mendès France, présidente de la Fondation Frantz Fanon
Eric Fassin, professeur de sociologie
Jacques Fontaine, enseignant géographie
Rémi Féraud, sénateur de Paris
Jean-Yves Gallas, président du Mouvement de la paix
Aline Guitard, adjointe au maire de Lyon
Olivier Grojean, maître de conférence en sciences politiques
Jean-Luc Gautero, maître de conférence émérite en philosophie des sciences
Franck Gaudichaud, historien chercheur
Dominique Gambini, réalisateur
Aurélien Gabriel Cohen, chercheur et éditeur
Christine Garnier, adjointe au maire de Grenoble
Daniel Guerrier, journaliste honoraire
Jean Glavany, ancien ministre
Barbara Glowcewski, directrice de recherche émérite
Agnès Golfier, directrice opérationnelle de la Fondation Danielle Mitterrand
Nils Guyot, Solidarités Jeunesses
Hélène Hardy, membre du bureau des Ecologistes
Nicolas Haeringer, militant climat
Laetitia Hamot, maire de La Crèche
Jean-Marie Harribey, économiste
Christine Helot, professeur émérite
Seve Izouli, avocate
Boris James, maître de conférences
Anna Jambon, présidente de l'Union Culturelle Française des Arméniens de France
Edouard Jourdain, chercheur
Benjamin Joyeux, conseiller régional AURA
Baudoin Jurdant, professeur émérite
Roseline Kisa, co-présidente de France Kurdistan
Pierre Khalfa, économiste Fondation Copernic
Nicole Kahn, UFJP
Thierry Lamberthod, président des Amitiés Kurdes de Rhônes-Alpes
Lydia Labertrandie, conseillère municipale de Cesson
Annie Lahmer, conseillère régionale
Amaury Lambert, professeur des universités
Renaud Lawryn, commission internationale de Sud Education
Michèle Leclerc-Olive, présidente de CORENS
Christian Laval, professeur émérite de sociologie
Zoé Lorioux-Chevalier, conseillère municipale de Poitiers
Christian Mahieux, syndicaliste Sud Rail et réseau syndical international de solidarité et de luttes
Benoît Massin, universitaire
Fabienne Messica, sociologue
Céline Meresse, présidente du CRID
Roland Mérieux, co-président de Ensemble !
Myriam Matonog, vice-présidente LDH Lyon
Daniel Marcovitch, ancien député de Paris
Jacqueline Madrelle, présidente de France Libertés Gironde
Julie Maurel, collectif pour Romans
Renée Mignot, présidente du MRAP
Halima Menhoudj, adjointe au maire de Montreuil
Pascale Mitterrand, membre du CA de Fondation Danielle Mitterrand - France Libertés
Gilbert Mitterrand, président de la Fondation Danielle Mitterrand
Corinne Morel-Darleux, écrivaine et administratrice de la Fondation Danielle Mitterrand
Léonore Moncond'huy, maire de Poitiers
Aminata Niakaté, conseillère de Paris
Jean-Claude Oliva, EPT Est Ensemble
Josiane Olff Nathan, vice-présidente de la Fondation Paul K. Feyerabend
Aline Pailler, ex-députée européenne et journaliste
François Pallus, charpentier
Jean-François Pellissier, porte-parole d'Ensemble !
Chiara Pistocchi, enseignante
François Piquemal, député de la Haute-Garonne
Alessandro Pignocchi, dessinateur de BD
Martial Passi, secrétaire national du Mouvement de la Paix
Delphine Petit, porte-parole du Collectif de Solidarité avec le Peuple Kurde
Eric Piolle, maire de Grenoble
Marie Pochon, députée de la Drôme
Gilles Poux, maire de la Courneuve
Raymonde Poncet Monge, sénatrice
Sahin Polat, co-président du Conseil Démocratique Kurde de France
Sylvie Poupet, conseillère fédérale Les Ecologistes
Serge Quadruppani, écrivain et traducteur
Sandra Regol, députée du Bas-Rhin
Sandrine Rousseau, députée de Paris
Philippe Rio, maire de Grigny
Tony Rublon, président des Amitiés Kurdes de Bretagne
Richard Sadok, président d'association Un Jour la Paix
Francis Sitel, co-directeur de Contretemps
Daniel Salmon, sénateur
Marie-Hélène Saller, scénariste
Edouard Soulier, NPA
Engin Sustam, maître de conférences
Faysak Taskiran, secrétaire de l'Union des étudiants kurdes en Europe
Hélène Trachez, conseillère de Paris
Pascal Troadec, maire adjoint de Grigny
Stéphane Trouille, vidéaste
Marine Tondelier, secrétaire nationale des Ecologistes
Pascal Torre, co-président de France Kurdistan et Coordination nationale solidarité Kurdistan
Marylise Tourneur, professeure
Huseyin Ungur, doctorant et membre du Centre de Solidarité avec les Universités du NES
Marie-Christine Vergiat, LDH
Pedro Vianna, poète et homme de théâtre
Margaux Vidal, secrétaire fédérale affaires étrangères PS
Vincent Vergone, sculpteur et metteur en scène
Brigitte Vaisse, adjointe au maire de Thionville
Olivier Weber, écrivain, grand reporter, ancien ambassadeu
Refet Yalcin, ingénieur
Youlie Yamamoto, Porte-parole d'ATTAC
Sonia Zdorovtzoff, adjointe au maire de Lyon