Par As'ad AbuKhalil, le 29 décembre 2024
La situation en Syrie ressemble au chaos libyen, mais les acteurs (locaux et extérieurs) sont bien plus nombreux à opérer, au point qu'il est difficile de prévoir la suite.
Il serait naïf de croire que le régime actuel en Syrie restera en place - tel quel - dans les temps à venir.
La Syrie connaît actuellement une transition incertaine, et la situation politico-militaire va rester fluctuante tant que les conflits entre les différents groupes armés et civils ne seront pas résolus.
La période des soulèvements arabes a révélé que l'effondrement d'un régime n'entraîne pas nécessairement la formation d'un gouvernement stable ou démocratique. En Tunisie, la transition démocratique s'est achevée lorsque le président actuel a décidé d'exclure les islamistes du pouvoir et de gouverner en despote.
En Égypte, les régimes des Émirats arabes unis et de l'Arabie saoudite ont contribué à l'installation d'un gouvernement militaire dirigé par le général Abdel Fattah al-Sisi pour mettre fin au pouvoir élu des Frères musulmans. Les conflits dans ces pays ne sont pas seulement la conséquence de développements internes, mais reflètent souvent des conflits régionaux, des conspirations et des rivalités.
La Turquie et le Qatar soutiennent le pouvoir des Frères musulmans, tandis que l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis soutiennent leur éviction et leur exclusion du gouvernement. Ce point sera central pour appréhender la suite des événements en Syrie.
Israël et les États-Unis sont proches des camps saoudiens et émiratis, mais sont également proches du Qatar, et les Frères musulmans semblent bien collaborer avec les États-Unis et même éviter d'impulser une ligne radicale contre Israël.
Le président égyptien Mohamed Morsi n'a pas tenté d'abroger le traité de paix avec Israël, et a même autorisé le maintien de la coordination entre l'armée et les services de renseignement de ce pays.
En outre, après une réunion au Washington Institute for Near East Policy (WINEP) à Washington, Rashid Ghanoushi, chef des islamistes de Tunisie, s'est conformé aux souhaits des États-Unis et a gelé une initiative du parlement tunisien visant à criminaliser la normalisation avec Israël.
La situation politique et militaire de la Syrie est plus complexe pour plusieurs raisons.
Les États-Unis maintiennent l'occupation d'une part importante du territoire syrien. Quand les États-Unis déploient des troupes dans un pays dont les activités échappent au contrôle du gouvernement local, ce pays (ou du moins une partie de celui-ci) est de facto sous occupation américaine.
En Irak, les États-Unis maintiennent quelques milliers de soldats, mais ils continuent d'exercer une influence considérable sur le gouvernement et rejettent les appels du Parlement en faveur du retrait de ces troupes.
Ces dernières semaines, nous avons appris que les effectifs militaires américains en Syrie sont deux fois plus importants que ce qui a été annoncé au public, et que la présence d'un contingent militaire, même réduit, nécessite une force de soutien militaire importante dans la région.
Les États-Unis ne se contentent pas de combattre État islamique (alors qu'ils ne donnent ni calendrier ni feuille de route pour leur lutte sans fin contre État islamique), mais ils apportent également leur soutien aux milices qui sont sous leur contrôle en Syrie.
Les États-Unis prêchent le monopole d'État du recours à la force au Moyen-Orient, sauf lorsque des milices de substitution américaines opèrent dans un pays.
Rôles de la Turquie et d'Israël
La Turquie dispose d'une forte présence militaire en Syrie et, à l'instar des États-Unis, peut facilement influencer l'évolution de la situation sur le terrain, en facilitant ou en compliquant la tâche du gouvernement, quel qu'il soit, qui pourrait voir le jour en Syrie. L'intervention de la Turquie sur le plan militaire et en matière de renseignement a joué un rôle clé dans l'éviction de Bachar Al-Assad.
Israël a étendu son occupation du territoire syrien et a mené des centaines de bombardements à l'intérieur du pays après le renversement du régime. Comme les autres acteurs, Israël veut façonner l'orientation et la politique du futur gouvernement et cherche à empêcher l'émergence d'un régime radical ou démocratique.
Le conflit régional n'a pas encore été résolu de manière décisive.
Jusqu'à présent, l'axe Turquie-Qatar-Israël-États-Unis a remporté des succès majeurs en Syrie (grâce à leur soutien ou à leur indulgence à l'égard de l'ancienne milice Al-Qaida qui dirige aujourd'hui le pays), mais la Russie et l'Iran peuvent encore tenter de prendre leur revanche, ou de renforcer leur statut de puissance régionale.
La Russie a perdu une présence militaire stratégique majeure dans le pays, tandis que l'Iran a perdu le lien direct avec le Hezbollah, qui transitait par la Syrie.
Plus que dans les cas de la Tunisie et de l'Égypte, de nombreuses milices opèrent en Syrie, et elles comptent toutes plusieurs organisateurs extérieurs. Des puissances extérieures seront impliquées dans la formation du nouveau gouvernement en Syrie.
La situation en Syrie ressemble au chaos libyen, mais les acteurs (locaux et extérieurs) qui y opèrent sont bien plus nombreux.
Les six scénarios
Bien que l'on ne sache pas exactement comment les conflits locaux et régionaux affecteront l'émergence d'un nouveau gouvernement potentiellement stable en Syrie, les scénarios suivants sont envisageables :
1. Le modèle libyen
La Syrie pourrait très bien suivre l'exemple de la Libye. Comme en Libye, les conflits régionaux entre ceux qui soutiennent les islamistes et ceux qui les abhorrent pourraient se poursuivre pendant de nombreuses années.
L'administration Obama a promis avec beaucoup d'enthousiasme une nouvelle démocratie en Libye et la fin du régime tyrannique après l'assaut de l'OTAN en 2011.
En Syrie, les plusieurs milices islamistes ont un passé de carnage qui pourrait ne pas prendre fin simplement parce que Hay'at Tahrir Sham (HTS) a pris le contrôle du gouvernement central - du moins formellement.
La milice du nouveau gouvernement n'est pas très importante en effectifs, et elle pourrait être confrontée à des défis militaires sur plusieurs fronts. Si la Syrie suit le schéma de la Libye, la Russie, la Turquie, le Qatar, les Émirats arabes unis et les États-Unis seront tous impliqués. Israël, qui a tout intérêt à établir un régime client à Damas, serait également de la partie.
Les bombardements israéliens massifs de la Syrie depuis la chute d'Assad ont pour but de démolir l'infrastructure militaire syrienne et d'intimider le nouveau gouvernement. HTS a rapidement fait savoir que son agenda n'est pas hostile à Israël et qu'il ne se préoccupe pas - pas même verbalement - de libérer le territoire syrien de l'occupation israélienne.
Le risque de désintégration et de fragmentation est particulièrement élevé, car la Syrie est bien moins homogène (sur le plan ethnique et religieux) que la Libye. La répression exercée par le nouveau gouvernement contre les alaouites a suscité l'indignation et des appels à l'autodéfense dans la région alaouite.
2. Coup d'État militaire
Les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite pourraient tout à fait organiser un coup d'État militaire pour installer un despote militaire client, comme Sisi en Égypte.
Les Émirats arabes unis ont joué un rôle déterminant dans le coup d'État égyptien de 2013 et leurs médias ont été les seuls à exprimer leur inquiétude à l'égard du nouveau régime de Damas. Après tout, le dirigeant des EAU a été en contact étroit avec Assad jusqu'à la fin et le tenait à l'écart de l'Iran et de l'"Axe de la résistance".
En fait, depuis le début de son rapprochement avec les Émirats arabes unis, Assad a limité les déplacements et les activités des officiers iraniens et du Hezbollah. Un scénario de putsch favoriserait la mise en place d'une alliance régionale de régimes despotiques républicains liés aux Saoudiens et aux Émiratis.
Les Émirats arabes unis ont jusqu'à présent mieux réussi à imposer leur volonté politique et militaire en Somalie, au Yémen (sud), en Libye, au Soudan (avec les FAR) et en Égypte.
Un régime militaire en place pourrait facilement être intégré dans les accords d'Abraham une fois que les Saoudiens se seront mis d'accord avec Israël sur un traité de paix. Le problème de ce scénario est que les Émirats arabes unis sont le principal adversaire des Frères musulmans dans la région, qui exercent une grande influence en Syrie.
Cela impliquerait de leur imposer une force brute, comme en Egypte, base des Frères musulmans avant et après la chute d'Hosni Moubarak.
3. Une démocratie
Le nouveau gouvernement pourrait répondre aux attentes de nombreux Syriens et amorcer une période de transition au cours de laquelle des élections libres seraient organisées et une nouvelle constitution élaborée. Cela mènerait à la formation d'un gouvernement démocratique, ce que la Syrie n'a pas connu depuis les années 1950, lorsque le système démocratique souffrait de nombreuses lacunes et était soumis à des interventions et à des manipulations extérieures.
Ce scénario démocratique inquiéterait à la fois Israël et les États-Unis, qui sont parfaitement conscients que les peuples - livrés à eux-mêmes - ne serviraient pas nécessairement les intérêts occidentaux et israéliens. Un régime despotique est toujours préférable à l'Occident et à Israël. Les États-Unis n'ont pas encore levé leurs sanctions inhumaines contre le peuple syrien (bien qu'ils aient annulé la mise à prix de 10 millions de dollars sur la tête du chef du HTS, car Washington peut les utiliser pour faire chanter n'importe quel futur gouvernement syrien.
4. Régime dictatorial de HTS
HTS monopoliserait le pouvoir politique et gouvernerait seul, sans tenir compte des revendications en faveur d'une représentation plus large. Un tel scénario inquiéterait les minorités religieuses et les femmes, compte tenu des origines idéologiques des nouveaux dirigeants. Les États-Unis et Israël pourraient favoriser ce scénario s'il était une alternative à une démocratie incontrôlable à proximité de la Palestine.
5. Une Syrie éclatée
La Syrie pourrait perdre son intégrité territoriale et devenir un patchwork d'enclaves sectaires semi-indépendantes où les Druzes gouverneraient leur propre province, les Alaouites et les Kurdes faisant de même, et ainsi de suite. Ce scénario serait trop préoccupant pour la Turquie, prête à recourir à la force militaire pour écraser un îlot kurde indépendant en Syrie.
L'Occident et Israël seraient favorables à une telle issue. Après tout, Joe Biden et Antony Blinken ont préconisé la division de l'Irak en trois enclaves après l'invasion américaine de 2003. Si ce scénario se réalise, le nord du Liban (Tripoli et Akkar) pourrait demander à rejoindre l'enclave sunnite.
6. La restauration
Le scénario le plus improbable est celui de la restauration de l'ancien régime avec l'aide de l'Iran et du Hezbollah. Les membres de l'"Axe de résistance" sont furieux contre Assad d'avoir abandonné le pouvoir si rapidement. Ils sont également indignés par les révélations sur son étroite coordination avec les Émirats arabes unis afin d'éloigner la Syrie de l'Iran.
L'Iran et le Hezbollah ont été affaiblis et ne risqueront pas leurs forces pour défendre le régime déchu, si Assad devait manifester sa volonté de revenir. Leur intervention en Syrie en son nom amènerait Israël à les prendre pour cible.
Il est très délicat de prédire l'avenir politique de la Syrie. Le pays n'a jamais été facile à gouverner, et l'expérience de la vie sous le régime d'Assad pendant des décennies a profondément marqué l'esprit de nombreux Syriens.
Mais l'idéologie portée par les nouveaux dirigeants de la Syrie est trop éloignée d'une société plurielle aux tendances laïques historiques. Les prétendants au pouvoir sont nombreux à l'intérieur du pays, et de multiples puissances extérieures réclament une part de la Syrie (au sens figuré ou au sens propre).
Quoi qu'il arrive, l'étape à venir sera tout sauf pacifique.
* As'ad AbuKhalil est un professeur libano-américain de sciences politiques à la California State University, Stanislaus. Il est l'auteur du 'Dictionnaire historique du Liban' (1998), de 'Ben Laden, de l'Islam et de la nouvelle guerre de l'Amérique contre le terrorisme' (2002), de 'La bataille pour l'Arabie saoudite' (2004) et dirige le populaire blog The Angry Arab. Il tweete sous le nom de @asadabukhalil