15/01/2025 ssofidelis.substack.com  18min #266172

Le nihilisme d'Antony Blinken

Par Patrick Lawrence pour ScheerPost, le 13 janvier 2025

Des lecteurs m'écrivent de temps en temps pour nous remercier de suivre l'actualité du New York Times, de sorte qu'ils n'ont pas à le faire. Je comprends la démarche, et dans tous les cas, ils sont les bienvenus. Mais voici maintenant le cas de la  longue interview d'Antony Blinken parue dans le Sunday Magazine du 5 janvier. Oui, je l'ai lue. Et cette fois, je suggère à tous de faire de même. Nous vivons un de ces moments où il faut prendre conscience de ce que les Américains sont censés penser - ou, plus exactement, de ce qu'ils ne sont pas censés penser.

C'est l'heure des adieux pour le régime sortant. Vous n'avez pas besoin de moi pour vous faire une idée du degré de pagaille que cela induit, au cas où vous ne l'auriez pas encore remarqué.

La chef du bureau de Washington de USA Today, Susan Page, a lancé au président Biden une série de  questions-réponses sur son "héritage" et ses "moments charnières", sur la gloire de l'hégémonie américaine ("Qui dirige le monde si nous ne le faisons pas ?") et comment Joe aurait pu battre Donald Trump en novembre dernier mais qu'après tout, il "parlait déjà de passer le relais", même si, d'après toutes nos sources, il n'avait aucune intention de le faire.

Voici un de mes passages préférés de Susan Page. Gardez à l'esprit, en lisant ceci, tout ce qui se passe dans le monde que Joe Biden va bientôt léguer :

S. Page : Comme vous le savez, je représente le Wilmington News Journal, qui fait partie du réseau USA TODAY. Au nom de mes collègues, j'aimerais donc vous poser une question. Que recèlera votre bibliothèque présidentielle, dans le Delaware ou à Scranton ?

J. Biden : Elle ne sera pas à Scranton. J'espère que ce sera dans le Delaware, mais il faudra insister pour...

S. Page : Je voulais dire Syracuse, en fait. Je sais que ce ne sera pas Scranton. Le Delaware ou Syracuse, c'est vraiment ma question....

Un journalisme typiquement américain, on ne peut pas mieux dire. Pas une seule question sur la crise de Gaza, le génocide, l'Ukraine, la Chine. Pas même une allusion à la Russie. Et bien sûr, après réflexion, de quoi se composera la bibliothèque présidentielle de Joseph R. Biden Jr. C'est vraiment la question qui me taraude.

D'accord, USA Today est une BD - "McPaper", comme nous l'appelions - et ce serait vraiment stupide d'attendre de Joe Biden (ou de quiconque l'interviewe) autre chose qu'une vulgaire pitrerie à un stade aussi avancé. Mais le Times n'est pas une bande dessinée, malgré son manque de rigueur quotidien, et Blinken prétend à la gravité et à l'autorité. C'est là que réside le problème. Dans son long échange avec Lulu García-Navarro, le secrétaire d'État de M. Biden livre un compte-rendu sobre du monde que le régime sortant va laisser, lequel est si radicalement éloigné de la réalité qu'il en est même effrayant.

"Aujourd'hui, alors que je suis là avec vous, il me semble que nous transmettons une Amérique bien plus forte, qui a considérablement amélioré sa situation dans le monde", affirme M. Blinken d'entrée de jeu. "La plupart des Américains, ajoute-t-il juste après, veulent s'assurer que nous évitons les guerres, les conflits, et c'est exactement ce que nous avons fait".

Allez-y, décrochez-vous la mâchoire. Les 50 minutes que Blinken a consacrées au Times sont une atteinte à toute logique, à toute réalité. Et en l'état, elles sont une incitation à l'ignorance, précisément ce qui plonge cette nation dans les incalculables problèmes dont Blinken nous suggère de faire comme s'ils n'existaient pas.

Ce n'est pas, ou pas uniquement, l'étendue de l'incompétence de Blinken, que même cette soigneuse mise en scène ne peut occulter. Nous savions qu'il n'est pas à la hauteur du poste que Biden lui a confié dès les premiers mois à cet échelon du Secrétariat d'État. C'est la vacuité morale de Blinken qui devrait nous déranger le plus. Il est l'un de ces hommes sans substance qu'Eliot a décrits dans  son célèbre poème éponyme. C'est un homme qui professe des "valeurs" - "nos valeurs", comme il le dit - mais n'en a pas, qui ne représente rien d'autre que ce que le pouvoir permet d'obtenir. Jusqu'à présent, je n'avais jamais comparé Antony Blinken à un nihiliste dans l'âme. Mais au moment où il s'apprête à quitter le pouvoir, cela semble être la façon la plus juste de l'appréhender.

C'est lui qui a rapidement semé la pagaille dans les relations entre les États-Unis et la Chine lorsque, deux mois après son entrée en fonction,  ses premières rencontres avec de hauts fonctionnaires chinois lui ont fait perdre la face lors d'entretiens dans la salle de conférence d'un hôtel d'Anchorage. Depuis, les relations sino-américaines n'ont cessé d'être empreintes d'un degré ou d'un autre d'hostilité. C'est lui qui, un an plus tard, a préparé le terrain pour que Joe Biden provoque l'intervention de la Russie en Ukraine. Depuis, Blinken refuse toute négociation. C'est également lui qui, un an plus tard, a commencé à soutenir activement la défense du génocide perpétré par Israël à Gaza. Dans chacun de ces cas, Blinken est en action.

C'est lui qui a célébré la  Journée mondiale de la liberté de la presse à Londres en mai 2021, alors que Julian Assange était incarcéré dans une prison de haute sécurité à quelques kilomètres de là.

"La liberté d'expression et l'accès à une information factuelle et exacte fournie par des médias indépendants sont fondamentaux pour la prospérité et la stabilité des sociétés démocratiques",

a eu le culot de déclarer Blinken, citant pour ce faire la Déclaration universelle des droits de l'homme. C'est lui qui s'est parjuré en mai dernier lorsque, sous serment, il a déclaré au Congrès que le département d'État n'a trouvé aucune preuve qu'Israël bloque l'aide humanitaire à Gaza. (Je profite de l'occasion pour féliciter une fois de plus Brett Murphy pour avoir révélé cette histoire dans ProPublica).

Nous pouvons maintenant nous poser et prendre connaissance des propos de Blinken avec son interlocuteur du Times.

Blinken sur les relations avec la Chine :

"Nous étions vraiment sur le déclin lorsqu'il a fallu traiter avec la Chine sur le plan diplomatique et économique. Nous avons inversé cette tendance.. Et je sais que cela fonctionne parce que chaque fois que je rencontre mon homologue chinois, Wang Yi, le ministre des Affaires étrangères, il passe inévitablement 30 ou 40 minutes, voire bien 60 à se plaindre de tout ce que nous avons fait pour harmoniser la situation avec d'autres pays afin d'établir cette cohérence dans la gestion des problèmes que nous pose la Chine. Pour moi, c'est la preuve que nous sommes nettement mieux lotis en termes de diplomatie".

Cette description de la régression des relations entre les États-Unis et la Chine sous la direction de M. Blinken est plus que déformée. Tout d'abord, nulle trace de Wang Yi, l'éminent ministre chinois des affaires étrangères, se plaignant à Blinken ou à tout autre responsable américain des alliances conclues par Washington en Asie de l'Est. Les plaintes de la Chine concernent principalement (mais pas uniquement) la réaffirmation incessante par le régime Biden de l'hégémonie américaine dans le Pacifique, son attitude provocatrice sur Taïwan et la mer de Chine méridionale, ainsi que ses activités subversives contre une économie avec laquelle les États-Unis ne peuvent plus rivaliser.

Ensuite, même le Japon, la Corée du Sud et les Philippines, avec lesquels Washington a effectivement renforcé ses liens militaires, ne sont plus "alignés" contre la Chine. Ces pays, ainsi que tous les autres pays d'Asie de l'Est, savent lire les cartes, croyez-le ou non. Et toute la région du Pacifique privilégiera des liens équilibrés avec les États-Unis et la Chine tant que vous et moi serons en vie. Rassembler l'Asie de l'Est dans une sorte de "convergence" sinophobe est un vieux rêve dont les cliques politiques de Washington n'arrivent tout simplement pas à émerger.

Enfin et surtout, si se mettre à dos une autre grande puissance est un indicateur de succès diplomatique, la nation qu'un tel diplomate prétend représenter est dans le pétrin auquel j'ai fait allusion plus haut.

Ces trois dernières années, on a assisté à un pitoyable défilé de fonctionnaires du régime Biden, au premier rang desquels Blinken, se rendant à Pékin et échouant l'un après l'autre à réparer les dégâts causés à Anchorage. Wang et Xi Jinping, le président chinois, ont traité le haut diplomate de M. Biden comme un élève de collège recalé en géographie.

Blinken sur la Russie et l'Ukraine :

"Tout d'abord, si vous regardez bien le déroulement du conflit, parce que nous l'avons vu venir, nous avons pu nous assurer que non seulement nous étions préparés, que nos alliés et nos partenaires étaient préparés, mais aussi que l'Ukraine était préparée. Nous avons veillé à ce que, bien avant l'agression russe, à partir de septembre puis de décembre, nous avons discrètement fourni beaucoup d'armes à l'Ukraine pour qu'elle dispose de ce dont elle avait besoin pour se défendre, notamment des Stingers et des Javelins qui ont permis d'empêcher la Russie de prendre Kiev, d'écraser le pays, de l'effacer de la carte et de repousser les Russes.......

"Pour ce qui est de la diplomatie, nous avons fait preuve d'une diplomatie remarquable : nous avons déployé un travail diplomatique exceptionnel pour rassembler et faire en sorte que plus de 50 pays, non seulement en Europe, mais bien au-delà, soutiennent l'Ukraine et défendent ces principes que la Russie a également attaqués en février de cette année-là. J'ai travaillé très dur avant la guerre, y compris lors de réunions avec mon homologue russe, Sergey Lavrov, à Genève quelques mois avant la guerre, pour essayer de trouver un moyen d'empêcher cette guerre, pour vérifier si la Russie est vraiment préoccupée par sa sécurité, par l'Ukraine et la menace qu'elle et l'Otan représentent, ou si elle est préoccupée par ce qu'elle cherche à servir en réalité, c'est-à-dire les ambitions impériales de Poutine et le désir de recréer une grande Russie, de réintégrer l'Ukraine dans la Russie".

Par où commencer ?

Blinken et ses collègues ont anticipé l'invasion russe avant son déclenchement en février 2022, parce que le régime de Biden l'a provoquée au point que Moscou n'a pas eu d'autre choix. Washington a passé l'automne 2021 à armer Kiev, comme le relate Blinken, mais ce dernier ne mentionne pas les deux projets de traités que le Kremlin a envoyés à l'Ouest en décembre - l'un à Washington, l'autre à l'OTAN à Bruxelles - comme base proposée pour négocier un nouvel accord de sécurité durable entre la Russie et l'alliance atlantique. Cette proposition a été rejetée d'emblée comme étant "sans intérêt", conformément au britannisme que le régime de Biden préconisait à l'époque. Blinken, tel un moustique excité au-dessus d'un étang, a laissé passer l'occasion de développer des canaux diplomatiques productifs.

Sa conception de la diplomatie se limite en effet à rassembler une de ces coalitions de volontaires (ou de contraints) que l'impérium américain privilégie depuis toujours, en l'occurrence pour soutenir la guerre par procuration à venir. Il n'y a pas eu alors, ni depuis, la moindre tentative sérieuse de négocier un accord pour l'Ukraine. Blinken semble croire (ou feint de croire) qu'il n'a jamais été question des préoccupations légitimes de Moscou en matière de sécurité : tout se résume à la prétendue volonté du Kremlin d'"oblitérer" l'Ukraine au profit des ambitions néo-impériales de la Russie. D'une manière ou d'une autre, cette allégation aurait été vérifiée et corroborée, et j'aimerais bien savoir comment.

Une fois de plus, cela me rappelle  ce moment, quelques mois après le début de la guerre, où Blinken a pris à part Sergueï Lavrov pour un échange privé après des entretiens officiels au Kremlin. Lorsque, comme je l'ai écrit par la suite, il a demandé au ministre des Affaires étrangères de Moscou, en poste depuis longtemps, s'il est exact que la Russie souhaite reconstruire l'empire tsariste, Lavrov l'a regardé fixement, s'est retourné et a quitté la pièce - sans répondre, sans une poignée de main, sans un au revoir, juste une sortie soudaine. Comment un diplomate du calibre de M. Lavrov pourrait-il répondre à une telle question ? Il ne nous reste que deux possibilités : soit Tony Blinken est borné au point de mal interpréter à ce point la position de la Russie, soit Tony Blinken est un redoutable menteur.

Ma conclusion : les deux.

Blinken n'a pas parlé à Lavrov depuis cette pitoyable rencontre de la mi-2022 - ni à aucun autre haut responsable russe, pour autant que nous le sachions. Et le régime de Kiev, à deux reprises, dont la plus célèbre à Istanbul un mois après le début de l'invasion russe, s'est employé à faire échouer les pourparlers entre Kiev et Moscou qui auraient pu mettre un terme à la guerre.

Venons-en à Blinken sur Israël, Gaza et les Palestiniens.

M. Blinken a passé une grande partie de l'entretien avec M. García-Navarro à expliquer son point de vue sur la crise de Gaza. Et pour l'essentiel, il s'en est tenu au rabâchage fastidieux que nous connaissons déjà. Le régime Biden soutient le droit d'Israël à se défendre. Il s'est employé à faire en sorte que les Palestiniens de Gaza "aient ce dont ils ont besoin pour s'en sortir". Les obstacles à un cessez-le-feu et au retour des otages sont tous imputables au Hamas, et non au régime de Netanyahu.

Israël a-t-il commis des crimes de guerre ? Sommes-nous en train d'assister à un génocide ? Les Israéliens ont-ils bloqué l'aide alimentaire ? Il ne faut pas s'attendre à des réponses honnêtes de la part de M. Blinken sur ce genre de questions, et Mme García-Navarro n'en a pas obtenu. Ce qu'elle a obtenu, c'est la validation par Blinken des massacres commis par Israël à Gaza, dans le langage ouaté auquel Blinken a toujours recours lorsqu'il veut transformer la nuit en jour, l'échec en succès. Oui, a-t-il admis, le régime de Netanyahu aurait pu procéder à quelques ajustements mineurs en marge de l'opération, et le massacre aurait été mieux organisé. Mais on ne peut pas ignorer la validation par Blinken du terrorisme israélien, l'appréciation de sa réussite - ni du fait que Mme García-Navarro ne l'a pas interpellé sur ce point, un sujet sur lequel je reviendrai prochainement.

Une des remarques faites par M. Blinken lors de cette séance de questions réponses d'adieu ne m'est plus sortie de l'esprit depuis que j'ai regardé la vidéo et lu la transcription de cette séance. Elle concerne la crise de Gaza, mais elle se propage dans ma tête comme l'une de ces éponges qui grossissent lorsqu'on les mouille.

"Pour nous assurer que le 7 octobre ne se reproduira pas", a déclaré M. Blinken, "je pense que nous avons pris les bonnes dispositions".

J'ai du mal à concevoir les implications de cette affirmation absurde et inconsciente. On peut dire qu'elle témoigne de l'incompréhension de toute dimension humaine. Elle n'a cure des aspirations durables du peuple palestinien, et témoigne donc d'une interprétation des plus superficielles des événements du 7 octobre 2023. Elle suppose surtout que la violence globale d'un pouvoir incontrôlé est une sorte de bilan positif et peut prévaloir dans la durée, et qu'il est inutile de se préoccuper de ce qui est juste, éthique, intrinsèquement décent, de la morale collective ou, en dernière instance, de faire valoir la cause humaine contre (en l'occurrence) la cause sioniste.

Cette phrase nous immerge tout droit dans le nihilisme d'Antony Blinken. En quittant ses fonctions, il ne s'attaque pas seulement au principe de réalité, ou à nos capacités de discernement, mais aussi et surtout aux notions de responsabilité. Selon lui, celui ou celle qui contrôle les médias et les discours est libre de dire tout ce qu'il lui semble bon de dire. Cela n'exige aucun lien avec la réalité, mais plutôt avec l'opportunisme. C'est ce que j'entends par nihilisme.

"Je ne fais pas de politique", dit Blinken avec désinvolture à García-Navarro au début de leur rencontre, "je mène une politique". Mme García-Navarro laisse passer cela, comme elle le fait pour tant d'autres choses. C'est à première vue si dérisoire, comme une cachette dans laquelle Mme García-Navarro permet à Blinken de se réfugier. La politique, c'est politique, c'est indissociable, sans exception. Et dans ce cas, Blinken ne peut espérer que le monde au-delà des côtes américaines prenne au sérieux son évaluation de la situation internationale telle qu'elle sera léguée par la Maison-Blanche de M. Biden. Cet entretien est entièrement politique, du début à la fin : il est exclusivement destiné à la population américaine et vise non seulement à sauver une réputation - qui, à mon avis, ne peut plus l'être - mais aussi à poursuivre la fabrication du consentement, un ouvrage de longue haleine.

À cet égard, je voudrais dire quelques mots sur la façon dont Mme García-Navarro a mené cette interview. Permettez-moi de vous emmener un instant à l'école J.

La bonne méthode pour mener un entretien de ce type consiste à évaluer son interlocuteur - honnête, rusé, menteur invétéré, etc. - puis à déterminer ce que l'on cherche, la nature de l'échange, et enfin à préparer ses questions. Il faut ensuite rester parfaitement disposé à abandonner sa trame en fonction des réponses de l'interlocuteur. Celles-ci doivent être remises en question à chaque fois que c'est nécessaire. Il se peut que l'on n'arrive jamais à répondre à la plupart des questions écrites, mais il faut être prêt à s'écarter du script. Sinon, ce qui ressemble à du journalisme se réduit à une simple présentation.

Par-dessus tout, avant même de commencer le travail, il faut avoir la tête claire : je m'adresse à mon interlocuteur comme à un égal, et non comme un soumis en présence d'une sorte d'autorité supérieure. Les entretiens avec des personnalités puissantes ne fonctionnent pas différemment.

Mme García-Navarro n'a pas procédé de la sorte. Regardez la vidéo de son entretien avec Blinken. Comme on le voit clairement, elle lit son texte et s'y tient résolument, quelles que soient les déclarations de M. Blinken. Elle prétend être différente, mais c'est une soumise. Elle feint de défier Blinken sur telle ou telle question, mais ce n'est qu'une supercherie, une pose. Aucun des mensonges, déformations et autres désinformations de Blinken ne fait l'objet d'un examen sérieux. Il s'agit simplement de passer à la question suivante.

Ce n'est pas du journalisme. C'est un show, une simulation théâtrale de journalisme - un autre cas de journalisme à l'américaine. Ce n'est pas non plus la création de sens : C'est la destruction du sens. J'ai déjà trouvé mon expression pour cela.

J'ai déjà mentionné le poème d'Eliot, "The Hollow Men", publié en 1925. Il commence par "Nous sommes les hommes creux". Et ensuite :

"Les hommes empaillés

Cherchant appui ensemble

La caboche pleine de bourre. Hélas !

Nos voix desséchées, quand

Nous chuchotons ensemble

Sont sourdes, sont inanes

Comme le souffle du vent parmi le chaume sec

Comme le trottis des rats sur les tessons brisés

Dans notre cave sèche".

Cent ans plus tard, un siècle après qu'Eliot a contemplé le nihilisme au cœur des décombres de la première guerre mondiale, cette description me semble remarquablement appropriée pour décrire Antony Blinken et tous les Antony Blinken qui ont peuplé le régime Biden au cours des quatre dernières années. Vide, le cœur froid, la voix sèche, la caboche pleine de bourre : comment ne pas penser aux vers d'Eliot en regardant Blinken quitter la scène ?

Ce qui sauve la séance de Mme García-Navarro avec Tony Blinken, et qui me surprend un peu, c'est le fil de commentaires annexé à l'article publié. Il y a 943 commentaires à l'heure où j'écris ces lignes. On y trouve des commentaires d'approbation, certes.

"Et s'il n'y avait pas eu de Blinken pour faire reculer les exigences adressées à Netanyahu par des gens comme Ben-Gvir et Smotrich ?",

demande quelqu'un qui se fait appeler Lrrr. "On n'a jamais eu le choix qu'entre le mauvais et le pire résultat".

Mais les critiques sont nombreuses. En voici quelques-unes, sorties du fil de discussion :

Jorden, Californie.

"Blinken a terni la fonction de secrétaire d'État. Le mot "stupide" n'est pas approprié, ni même "irresponsable", mais "malfaisant". Tout simplement mauvais à bien des niveaux.... L'administration Biden marquera le déclin soudain de l'hégémonie américaine... La politique étrangère américaine a besoin d'une injection de logique réaliste".

Jorden a reçu 103 "likes".

"Independents", USA :

"Anthony Blinken a effectué un travail minable, en particulier en ce qui concerne les inepties sur le Moyen-Orient".

Soixante-dix-sept "likes" pour Independents.

De Rockin' in the Free World, Wisconsin :

"Pour les lecteurs désireux de s'émerveiller davantage devant la créature qu'est Tony Blinken, regardez son interprétation de "Rockin' in the Free World" de l'hiver dernier en Ukraine. C'est une véritable ironie filmique, alors qu'il facilite un génocide soutenu par les États-Unis. Je n'aurais pas pu mieux l'écrire. C'est là que j'ai réalisé à quel point je hais viscéralement ce type, à quel point son absence de conscience relève de la pathologie [...]".

Encore 77 "likes".

Et de David de Floride :

"Oui, c'est ce qu'on appelle délirer, être incompétent ou tout simplement négligent ! Bon travail Blinkin ! Vous et Biden avez sapé le dernier soutien au Parti Démocrate. Bien sûr, vous et vos suzerains serez satisfaits des gains obtenus. Mais pas le reste d'entre nous".

Soixante "likes" pour David de Floride.

C'est ainsi que les choses se passent. Je dois admettre que les lecteurs du New York Times sont plus nombreux que je ne l'imaginais à savoir à quoi s'en tenir sur ce qu'ils lisent.

L'un d'entre eux, "AKA" de Nashville, a proposé ceci et a reçu 58 "likes" :

"Je me demande si Blinken consulte la section commentaires, et les commentaires des lecteurs pour comprendre ce que la population pense de son travail et de son héritage".

J'aimerais pouvoir dire que je suis d'accord avec vous, AKA, mais ce n'est pas le cas. Antony Blinken est totalement indifférent à "ce que pense la population" de par la nature même de ses activités. Car voyez-vous, il ne fait pas de politique.

* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son nouveau livre, Journalists and Their Shadows, vient de paraître chez  Clarity Press. Son site web est  Patrick Lawrence.

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