par Jorge Majfud *
À quelques kilomètres de l'endroit où je passe ma vie à essayer de comprendre l'absurdité de notre espèce humaine, Donald Trump a de nouveau 𝕏 accusé le Mexique d'abuser de « la gentillesse des Etats-Unis d'Amérique » et la Chine « d'abuser du canal de Panama ». Comme au XIXe siècle, le président veut aussi que le Canada soit un État US , mais de manière plus aimable. Après tout, ses habitants appartiennent à une race supérieure.
L'utilisation abusive du canal de Panama par la Chine consiste à faire trop de commerce avec l'Occident et, pire encore, avec l'Amérique latine, notre arrière-cour, nos républiques bananières où les gens parlent « la langue des femmes de ménage ». Comme l'a dit le président Ulysses Grant en 1873 et comme l'ont toujours fait les Britanniques, « lorsque nous aurons obtenu tout ce que le protectionnisme peut offrir, nous adopterons aussi le libre-échange » - mais aujourd'hui c'est en sens inverse.
Bien entendu, la flexibilité morale du capitalisme est plus importante que sa flexibilité idéologique. Les empires se sont toujours présentés comme victimes ou comme ayant un droit divin. Lorsqu'en 1832, Andrew Jackson, dans son discours au Congrès, a justifié l'expulsion des peuples indigènes de leurs propres terres, il a proclamé : « ils nous ont agressés sans que nous les ayons provoqués ». Nous devions nous défendre. De 1763 à nos jours, la tradition a été de forcer les indigènes à signer des traités qui seraient ensuite violés par les propriétaires de canons chaque fois que les traités limitaient les possibilités de faire de bonnes affaires en dépossédant les « races inférieures ». Il en a été de même avec le traité de Guadalupe de 1848, qui a imposé la cession de la moitié du Mexique aux États-Unis en échange d'une aumône et qui n'a jamais respecté les accords protégeant les droits des Mexicains restés de ce côté-ci de la nouvelle frontière. Comme la complainte du « lourd fardeau de l'homme blanc », inventée par le poète britannique Rudyard Kipling et diffusée par Theo Roosevelt, sur l'humanité des envahisseurs sur les terres des « nègres pacifiques ». Cette « parfaite race stupide », selon Roosevelt lui-même.
Or, quel est et a toujours été le rôle de la grande presse ?
Le 9 janvier 2025, quelques jours après avoir refusé une publicité payante dénonçant le génocide à Gaza pour avoir utilisé le mot « génocide », le New York Times a publié un article d'opinion intitulé : « Les historiens condamnent le « Scholasticide » d'Israël. La question est de savoir pourquoi ». L'AHA, une association d'historiens, avait voté à une écrasante majorité pour condamner le bombardement et l'éradication totale des écoles et des universités de Gaza, ainsi que le meurtre de leurs enseignants et de leurs étudiants sous des tonnes de bombes, et l'article en question remettait en question les raisons de cette condamnation. En outre, il a accusé les historiens et les universités en général d'être politisés. L'impudeur morale et historique se commente d'elle-même.
Quelques jours plus tôt, CNN, la chaîne supposée anti-Trump, réfléchissait à ses propositions expansionnistes : « Trump, à sa manière, est aux prises avec des questions de sécurité nationale auxquelles les États-Unis doivent faire face dans un nouveau monde façonné par la montée en puissance de la Chine (...) Les réflexions de Trump sur la résiliation du traité du canal de Panama montrent une inquiétude quant à l'empiètement de puissances étrangères dans l'hémisphère occidental ». Cette préoccupation n'est pas nouvelle : c'est un thème constant dans l'histoire, qui remonte à la doctrine Monroe de 1823, lorsque les colonialistes européens constituaient une menace. Le problème a persisté pendant les craintes communistes de la guerre froide. Aujourd'hui, les usurpateurs sont la Chine, la Russie et l'Iran... ».
Invasion, menace, usurpateurs... Soit il s'agit d'une profonde ignorance historique, soit, plus probablement, il s'agit du même journalisme hypocrite que d'habitude, fonctionnel à la barbarie génocidaire et kleptomane du pouvoir.
Pour l'Amérique Latine, les usurpateurs, non pas dans la rhétorique mais dans la pratique, ont toujours été les États-Unis. C'est un journaliste, John O'Sullivan, qui a créé le mythe du Destin Manifeste pour justifier la dépossession et le massacre de tous les peuples de l'Ouest et du Sud, comme étant toujours fondés sur l'amour de Dieu pour une ethnie humaine particulière - pour l'ethnie la plus violente et la plus génocidaire connue de l'histoire moderne. En 1852, O'Sullivan écrivait : « Ce continent et ses îles adjacentes appartiennent aux Blancs ; les Noirs doivent rester des esclaves... ».
Si nous sautons trois mille interventions de Washington au cours des cinquante années suivanntes, nous pouvons rappeler que, selon la logique capitaliste, le canal de Panama n'a jamais appartenu aux États-Unis, pas plus que les Hudson Yards de Manhattan n'ont appartenu au Qatar, ou que le One World Trade Center ou le nouveau Waldorf Astoria à New York, ou que les méga-développements de Chicago et de Los Angeles n'appartiennent à la Chine, pour ne citer que quelques exemples récents.
Alors, d'un point de vue moral et du point de vue du droit international, nous pourrions rappeler que Theodore Roosevelt a volé le Panama à la Colombie avec une révolution financée par Washington. Le canal, commencé par les Français et terminé par Washington, a en fait été construit avec le sang de centaines de Panaméens que le racisme historique a oubliés, comme il a oublié la construction des chemins de fer par les immigrants chinois sur la côte ouest ou irlandais sur la côte est, des groupes qui ont souffert de persécution et de mort pour leur appartenance à des « races inférieures ».
Si Washington devait payer une compensation minimale pour toutes ses invasions des pays d'Amérique latine depuis le 19ème siècle, pour toutes leurs démocraties détruites, pour toutes les dictatures sanglantes imposées par la force des canons, pour la « politique du dollar » ou pour le sabotage de la CIA pendant la guerre froide et au-delà, ils ne nous donneraient pas les réserves d'or du Trésor pour couvrir un pourcentage minimum. Sans parler des crimes impériaux, souvent en collaboration avec les empires européens (les ennemis supposés de la doctrine Monroe) en Asie et en Afrique, qui ont non seulement assassiné leurs leaders indépendantistes comme Patrice Lumumba mais ont laissé derrière eux des mers de mort et de destruction, tout cela au nom d'une démocratie et d'une liberté qui n'est jamais venue et qui n'a jamais compté pour les seigneurs impériaux du pouvoir.
Le système esclavagiste qui a pris le Texas, le Nouveau-Mexique, le Colorado, l'Arizona, le Nevada et la Californie au Mexique n'a pas disparu avec la guerre de Sécession. Il a simplement changé de nom (parfois même pas) pour continuer à faire la même chose, comme les banques et les sociétés esclavagistes JP Morgan, Wells Fargo, Bank of America, Aetna, CSX Corporation, entre autres. En 1865, les esclaves à avec des fers sont devenus des esclaves salariés (dans de nombreux cas, ils ne l'étaient même pas, car ils travaillaient pour des pourboires », comme les serveuses le font encore aujourd'hui). Comme pendant l'esclavage, le système a continué à être appelé démocratie, tandis que ses constitutions (les constitutions confédérées de 1789 et de 1861) protégeaient la « "Libertad de expresión hoy y en tiempos de la esclavitud" Jorge Majfud »..
Or, comme nous l'avons formulé dans "El fin de la Pax Americana y los mitos occidentales". Conversatorio con Jorge Majfud , l'Occident va radicaliser la censure des critiques pour la simple raison que son pouvoir décline et sa tolérance aussi [lien en esp] : depuis la Grèce classique, la liberté d'expression est un luxe d'empires qui ne se sentent pas menacés par la moindre critique, bien au contraire : c'est une décoration de leurs prétentions à la liberté et à la démocratie.
Les grands médias ont un effroyable passé de complicité, toujours au nom de la liberté. Lorsque James Polk a trouvé une excuse pour envahir le Mexique et lui voler plus de la moitié de son territoire, il l'a fait en provoquant une attaque sous fausse bannière. « Il est temps d'étendre la liberté à d'autres territoires », a déclaré Polk, faisant référence au rétablissement de l'esclavage dans un pays qui l'avait interdit. Ses propres soldats et généraux sur le terrain, Ulysses Grant, Zachary Tylor et Winfield Scott, ont reconnu par écrit qu'ils n'avaient pas le droit de se trouver en territoire mexicain. Le général Ethan Allen Hitchcock écrit dans son journal : « À vrai dire, nous n'avons pas le droit d'être ici. Il semble plutôt que le gouvernement nous ait envoyés avec si peu d'hommes pour provoquer les Mexicains et fournir ainsi un prétexte à une guerre pour s'emparer de la Californie ».
La nouvelle presse de masse de l'époque, grâce à l'invention de la rotative, a été le principal instrument de propagande et de fausses nouvelles qui a fait sortir des milliers de volontaires de l'ivresse des cantinas pour envahir le Mexique et, comme l'ont rapporté les généraux étasuniens, pour tuer, voler et « violer les femmes devant leurs propres fils et maris ». Apparemment, les États-Unis n'envoyaient pas leurs meilleurs éléments. En bon représentant de la paranoïa impériale anglo-saxonne, Trump a été célébré lorsque, au début de sa campagne présidentielle le 16 juin 2015, il a déclaré, contredisant toutes les statistiques du moment : « Le Mexique n'envoie pas ses meilleurs éléments. Il envoie des gens qui ont beaucoup de problèmes.... Ce sont des violeurs sexuels ».
Lorsqu'en 1846, Polk entend parler d'un incident mineur sur le sol mexicain, il se précipite au Congrès et fait un rapport : l'envahisseur « a fait couler du sang américain sur le sol américain ». John Quincy Adams l'accuse d'avoir provoqué un prétexte à la guerre contre un pays qui n'était pas en état de se défendre. Abraham Lincoln s'opposa également à cette guerre (qu'Ulysses Grant appellera plus tard « la mauvaise guerre ») et dut se retirer de la vie politique pendant des années, car rien n'est plus efficace pour faire taire les critiques et les échecs moraux qu'un patriotisme aveugle.
C'est exactement la même chose qui s'est produite au cours des 150 années suivantes, comme, par exemple, le mythe inventé de du Maine de 1898 par les tabloïds new-yorkais, dirigés par Joseph Pulitzer et William Hearst, l'un des magnats des médias et du cinéma du 20e siècle. Hearst a défendu Hitler tout en accusant F.D. Roosevelt d'être communiste. À l'époque, la presse hégémonique a présenté Hitler comme un patriote, comme elle présente aujourd'hui Netanyahou comme un envoyé de Dieu.
Il en va de même pour le général étatsunien le plus décoré de sa génération, Smedley Butler, lorsqu'il ose publier en 1933 : « Le drapeau suit le dollar et les soldats suivent le drapeau. Je ne ferai plus la guerre pour protéger les investissements des banquiers... Nos guerres ont été bien planifiées par le capitalisme nationaliste. J'ai servi dans la marine pendant 33 ans et, pendant tout ce temps, j'ai passé la plupart de mon temps à être le muscle de Wall Street et des grandes entreprises... En bref, j'ai été un mafioso du capitalisme... ».
Lorsque Butler commence à dire ce qu'il pense, il n'est pas emprisonné pour délit d'opinion, comme ce fut le cas du candidat socialiste Eugene Debs pour s'être opposé à la Première Guerre, mais un recours plus courant est utilisé : le héros militaire est discrédité comme quelqu'un ayant des problèmes psychologiques.
Cette pratique s'est poursuivie pendant des générations. Les bombes atomiques sur le Japon, les bombardements aériens massifs sur la Corée, la destruction des démocraties indépendantes en Afrique et en Amérique latine... Lyndon Johnson et Henry Kissinger ont déversé des millions de dollars dans la presse pour soutenir la guerre génocidaire au Viêt Nam avec des bombardements massifs et des armes chimiques sur les civils. À cette époque, l' Opération Mockingbird de la CIA avait déjà inoculé tous les grands journaux d'Amérique latine avec des fausses nouvelles et des éditoriaux rédigés à Miami et à New York. Elle a fait de même avec les grands médias américains, les livres, les films, etc. La police idéologique (CIA, NSA, FBI) a profité aux grandes entreprises, tout en laissant des centaines de milliers de personnes massacrées rien qu'en Amérique centrale, tout cela au nom de la « sécurité nationale » qui a produit une insécurité stratégique.
Avant le lancement de l'invasion massive de l'Irak en 2003, qui a fait un million de morts, déplacé des millions de personnes et plongé la majeure partie du Moyen-Orient dans le chaos, nous avons écrit dans des journaux de pays marginaux pour dénoncer l'illogisme du récit qui la justifiait. Mais la presse dominante hégémonique a réussi à convaincre les Américains que les tambours de guerre disaient la vérité. Le New York Times a pris position en faveur de l'invasion comme un acte de patriotisme et de « sécurité nationale ». Au nom du patriotisme, toutes les critiques ont été censurées par la loi (Patriot Act) et par le harcèlement social. Les médias n'ont même pas pu montrer les images des soldats revenant dans des cercueils. Encore moins les centaines de milliers de civils irakiens massacrés qui n'ont jamais compté dans cette lâcheté collective qui n'a fait que rapporter des profits aux mêmes super-riches marchands de mort de toujours.
Des années plus tard, même lorsque George W. Bush et sa marionnette, le président espagnol José María Aznar, ont reconnu que les raisons de l'invasion étaient fausses, que Saddam Hussein n'avait pas d'armes de destruction massive, fournies par l'Allemagne et les États-Unis dans les années 1980 pour attaquer l'Iran, et aucun lien avec Al-Qaïda (comme les Talibans, enfants indépendants de la CIA), la plupart des consommateurs de Fox News ont continué à croire le mensonge réfuté par ses propres auteurs. Après tout, ils ont été formés dès l'enfance à croire contre toute évidence comme s'il s'agissait d'un mérite divin.
En politique, la narration et la réalité sont plus éloignées l'une de l'autre que dans un roman de J. K. Rowling. Alors que les grands médias se présentent comme indépendants et garants de la démocratie, ils ne sont ni indépendants ni démocratiques. Ils ne dépendent pas seulement d'une poignée d'annonceurs milliardaires ; les milliards de dollars que les entreprises et les fous comme Elon Musk donnent aux partis politiques constituent l'accord parfait : chaque dollar qu'ils jettent aux masses permet d'acheter à la fois les politiciens qui se présentent aux élections et les médias qui les promeuvent. Les médias font partie de cette dictature ploutocratique et leur travail (qui n'est pas sans rappeler celui des prêtres qui faisaient des sermons dans les églises et les cathédrales financées par les nobles) est d'inventer une réalité contraire aux faits, en complicité avec le grand pouvoir de l'argent, de l'impérialisme et du racisme. Tout cela au nom de la démocratie, du droit international et de la diversité.
Maintenant, une question simple : pensez-vous que ce pays a besoin de plus de flagorneurs ou de plus de critiques ? Bien sûr, tout le monde répondra en faveur des critiques, mais dans les faits muets, la plupart soutiennent le contraire, notamment en discréditant et en diabolisant les véritables critiques du pouvoir - ceux qui, non seulement dans les universités, mais aussi dans la Bible elle-même, étaient appréciés en tant que prophètes, non pas pour avoir annoncé l'avenir, mais pour avoir eu le courage de dire ce que le peuple ne voulait pas entendre. Chacun sait que si l'on veut gravir les échelons de la réussite et du pouvoir, on paie beaucoup plus cher la flagornerie, aussi bon marché soit-elle, comme dans le cas du patriotisme forcené de certains immigrés à l'empire du jour. Non seulement les immigrés pauvres, mais aussi les universitaires serviles et fiers qui accusent les critiques d'être politisés ou de victimiser les victimes de l'impérialisme.
Nous sommes dans la même situation qu'au 19e siècle : expansion géopolitique et arrogance raciste. La différence est que les États-Unis étaient alors un empire en plein essor et qu'ils sont aujourd'hui en déclin. Comme le montrent les exemples européens des empires espagnol, britannique et français, à long terme, et malgré la mort et le pillage des autres, les empires ont toujours coûté très cher à leurs citoyens, car ils n'existent pas sans guerres permanentes. À leur apogée, ils ont toujours laissé des gains économiques, en particulier pour ceux qui sont au sommet. Le problème se pose lorsqu'il s'agit d'un empire en déclin. L'arrogance est une réaction naturelle, mais elle coûte cher et ne peut qu'accélérer son déclin, la misère et les conflits, à l'intérieur comme à l'extérieur de ses frontières.
Savoir négocier dans un monde qui ne nous appartient pas, se faire des amis plutôt que des ennemis, est la stratégie la moins coûteuse, la plus efficace, la plus juste et la plus raisonnable. Le problème est qu'il a toujours été plus difficile de mener la paix que la guerre, ce moyen des médiocres qui n'échoue jamais, même lorsqu'il s'agit d'entraîner son propre pays vers la destruction.
Chaque année qui passe confirme l'évolution de l'histoire vers le ¿Es el fascismo el futuro de la Humanidad? Jorge Majfud des empires décadents d'il y a un siècle. Les premiers à tomber (par la censure, le silence, l'emprisonnement ou la mort) seront les critiques. Lorsque les cendres ne seront pas celles d'un pauvre pays sans défense à l'autre bout du monde, mais celles du cœur même de l'empire, les survivants nieront trois fois qu'ils ont participé à une arrogance aussi lâche.
Comme toujours, il sera trop tard, car si l'Humanité a fait de la vérité et de la justice des valeurs suprêmes, elle les a rarement pratiquées comme un engagement inébranlable. C'est le contraire qui a été la norme.
Jorge Majfud* pour son Escritos Críticos
Escritos Críticos. Etats-Unis d'Amérique, le 8 janvier 2025.
* Jorge Majfud est Uruguayen, écrivain, architecte, docteur en philosophie pour l'Université de Géorgie et professeur de Littérature latinoaméricaine et de Pensée Hispanique dans la Jacksonville University, aux États-Unis d'Amérique. College of Arts and Sciences, Division of Humanities. Il est auteur des romans « La reina de América » (2001), « La ciudad de la Luna » (2009) et « Crise » (2012) ; LA FRONTERA SALVAJE :
200 años de fanatismo anglosajón en América Latina », entre d'autres livres de fiction et d'essai. Blog : Estudios Críticos