18/02/2025 basta.media  9min #269173

« Les attaques de drones russes, c'est notre quotidien » : vivre en Ukraine après trois ans de guerre

Depuis février 2022 et l'invasion russe lancée contre l'Ukraine, la population civile ukrainienne subit chaque jour les conséquences du conflit, entre bombardements, alertes, et cérémonies militaires. Témoignages de Loutsk à Kyiv.

À Loustk, le 8 janvier 2025.
©Guy Pichard

Il est 10 heures sur la place centrale de la ville de Loutsk, au nord-ouest de l'Ukraine, en Volhynie. Comme plusieurs fois par semaine, un corbillard amène devant une cinquantaine de personnes la dépouille d'un soldat, mort au front. Igor Litchak avait 58 ans. Il est décédé à l'hôpital de Dnipro le 31 décembre dernier, des suites de ses blessures, reçues au combat quelques semaines plus tôt.

Ce 8 janvier, son enterrement a lieu devant ses proches, des militaires et surtout des habitants de la ville qui viennent rendre hommage au combattant, sans parfois même le connaître. Quelques journalistes locaux filment discrètement la scène. La foule réunie pose un genou à terre en lançant « Gloire à l'Ukraine » (« Slava Ukraini »). Puis le cercueil est porté dans l'église par six hommes en uniforme, en passant devant plusieurs drapeaux, dont un européen.

Le 8 janvier 2025, et comme plusieurs fois par semaine, la ville de Loustk a enterré l'un de ses habitants, mort au combat.

©Guy Pichard

« Je participe aux cérémonies lorsque c'est quelqu'un que je connais, nous dit Lidiia, historienne et urbaniste à Loutsk. Il serait difficile de participer à toutes, car je dois travailler. À la vue d'un cortège funéraire, tout le monde s'arrête et s'agenouille en signe de respect. Chaque jour à 9 heures, nous stoppons nos activités pour honorer par une minute de silence ceux qui sont morts dans cette guerre. »

Ce matin-là, la jeune femme est venue à la cérémonie sur le chemin de son travail, dont les bureaux se trouvent à proximité. Déclenchée le 24 février 2022, l'invasion de l'Ukraine par le président russe Vladimir Poutine a permis à la Russie de conquérir à ce jour un peu moins de 20 % du territoire ukrainien, en comptant la Crimée conquise par la Russie en 2014.

Le bilan humain est très lourd, mais varie grandement selon la provenance des chiffres. En septembre 2024, le Wall Street Journal  citait le nombre de 80 000 morts et 400 000 blessés côté ukrainien et de 200 000 morts et 400 000 blessés côté russe.

Les dégâts occasionnés par un missile balistique russe, à Odessa, dans le sud du pays.

©Guy Pichard

À Loutsk, Igor Litchak vient donc s'ajouter à la longue fresque des habitants de la ville décédés lors du conflit. Le mémorial local d'abord érigé à la hâte manque aujourd'hui de place, à tel point que la municipalité se demande comment l'agrandir. « Mon meilleur ami est mort dans cette guerre en octobre 2022. Cette perte m'a brisée », continue Lidiia, qui ne manque pas de saluer la photo de son ami sur la fresque du mémorial. « C'est tellement douloureux de réaliser ces pertes. Beaucoup de mes connaissances ont été tuées. Nous ne pardonnerons pas à la Russie, nous ne pouvons pas », dit-elle aussi.

Journées rythmées par les alertes aux bombardements

Bien que très éloignée du front, Loutsk vit toutefois dans la guerre, comme tout le reste de l'Ukraine. Dans les rues, des drapeaux et des publicités vantant les forces armées du pays. Les journées et les nuits sont rythmées par le couvre-feu quotidien et les alertes au bombardement. L'Ukraine étant un vaste pays, l'ouest de son territoire est bien moins en alerte que l'Est, mais aucune région n'est épargnée.

« La fréquence des alertes varie vraiment selon le lieu où l'on vit, confirme Jenya, depuis son appartement de Kyiv. Certaines zones du pays ont dû faire face à des problèmes d'électricité et d'eau potable pendant plusieurs mois... ici à Kyiv, ça s'est plutôt compté en jours. » La capitale ukrainienne n'a pas toujours été si relativement calme. Un épisode a particulièrement marqué les habitants de cette ville de trois millions d'habitants : le bombardement massif du 10 octobre 2022.

Ce jour-là, le pays reçoit une pluie de missiles de la part des Russes en représailles d'une attaque ukrainienne sur le pont de Crimée, quelques jours auparavant. Une vingtaine de missiles tombent ainsi sur Dnipro, Zaporijjia, Lviv et donc Kyiv, privant alors une partie de la ville d'électricité, pendant plusieurs jours. Au moins 20 personnes meurent et plus d'une centaine sont blessées.

« C'est le plus marquant pour moi, cet hiver et les premiers blackouts , car la Russie s'est attaquée à nos infrastructures, se souvient Pavlo, urbaniste de 30 ans, également habitant de la capitale. Tout mon quartier a été privé d'électricité et d'eau pendant trois jours. J'habitais au 14e étage, il n'y avait pas de pression dans les robinets. Je devais aller chercher de l'eau pour me laver ou pour aller aux toilettes... »

Le terme black-out est alors entré dans le langage commun des Ukrainiens, tant l'angoisse et l'incertitude ont rythmé ces jours à s'éclairer à la bougie, dans le froid. Avec son amie Anna, Jenya a publié une bande dessinée baptisée  Blackout. « Notre livre a été conçu pendant ce moment et publié en mars 2023, explique la dessinatrice. Cette première vague de bombardements avait été très dure à vivre, car rien n'était préparé à l'époque. » L'ouvrage détaille les questionnements, les peurs et la vie quotidienne des deux femmes, accompagnées d'un chien terrorisé par les explosions voisines.

Le smartphone comme rempart aux bombardements

Après trois ans, l'Organisation des Nations unies a recensé plus de 10 000 morts civils dans les bombardements en Ukraine, tout en reconnaissant que  le bilan réel est très probablement plus élevé. Depuis les premières vagues de bombardements, c'est tout le pays qui a appris à vivre avec en protégeant par exemple les monuments historiques et en aménageant des aires de jeux pour enfants dans les abris anti-aériens...

Dans le métro de Kyiv, l'Unesco a installé des tentes récréatives pour les enfants, afin de calmer leur anxiété pendant les longues heures d'alerte à se réfugier sous terre.

©Guy Pichard

Pour les habitants, la consigne est de se réfugier près d'un mur porteur du bâtiment où l'on vit ou dans la cave, s'il y en a une. « Ici à Kyiv, les attaques de drones russes ont lieu chaque jour, c'est notre quotidien, détaille Jenya. Au début de la guerre, nous allions avec mon amie dans l'abri le plus proche, car il y avait beaucoup d'explosions autour de chez nous. Mais aujourd'hui, pour la plupart des alertes, nous nous contentons d'aller près du mur porteur de notre immeuble, dans le couloir. » Ainsi, il n'est pas rare de trouver à Kyiv des matelas et de la nourriture dans les couloirs d'immeubles, ainsi que des tapis de sol et de l'eau dans les ascenseurs, en cas de panne prolongée...

De même, les commerces de la ville possèdent généralement leur groupe électrogène afin de s'auto-alimenter en cas de coupure. Encore aujourd'hui, l'armée russe bombarde les villes. La plupart des drones ou missiles sont interceptés par les équipements occidentaux des forces armées ukrainiennes, mais des destructions et des morts sont tout de même à déplorer chaque semaine dans différentes villes du pays.

Avec l'application Air Alert, il est possible de voir sur son téléphone si sa région est bombardée (ou survolée) par des drones ou des missiles russes, selon l'icône sur la carte.
 

« Quand il y a une alerte au bombardement, nous faisons tout pour que les enfants n'aient pas peur, explique avec émotion Tatiana, qui est professeure dans une école à Dnipro, à l'est. Nous n'avons pas d'abri dans notre établissement ni de cave. Avec les autres professeurs, nous scrutons les fils Telegram sur nos téléphones pendant l'alerte pour savoir si les attaques sont proches et si c'est le cas, les enfants sont réunis dans les couloirs près d'un mur porteur et nous prions, car notre école est religieuse. »

Dès les premiers jours de la guerre, les smartphones ont pris une importance majeure dans le quotidien des civils pour se prémunir et s'informer des alertes, notamment via l'application Air Alert. Créée rapidement après le début de l'invasion russe par des ingénieurs ukrainiens, elle prévient les habitants d'une attaque aérienne et de l'abri le plus proche. Très utilisée, l'application se veut même ludique et peut par exemple être personnalisée pour que ce soit la voix de Luke Skywalker (l'acteur américain Mark Hamill dans Star Wars) qui donne les indications.

Malgré ce détail amusant, la cadence et la violence des attaques usent la population. Certaines villes sont en alerte chaque nuit. « J'ai effacé Air Alert de mon téléphone et à l'écoute de l'alerte dehors, je vérifie sur mon téléphone la trajectoire des projectiles qui arrivent sur les chaînes Telegram, explique Pavlo. Être réveillé par les alarmes, c'est trop fatiguant au quotidien, d'autant que cela arrive la nuit généralement. Pendant plusieurs mois, c'était chaque nuit du dimanche au lundi, à croire que les Russes voulaient que l'on soit fatigué toute la semaine. »

Partout en Ukraine, des publicités vantent les forces armées, notamment pour tenter de trouver de nouvelles recrues, particulièrement les jeunes hommes.

©Guy Pichard

Le jeune homme dit avoir participé à monter des barricades et à préparer des cocktails Molotov de peur de voir l'armée russe en bas de son appartement. Il parle malgré tout avec émotion des alertes. « En ce moment, je suis très stressé et victime de doomscrolling [fait de passer son temps à faire défiler des informations sur son téléphone, ndlr], continue-t-il. Être gay dans ce contexte, c'est une pression supplémentaire. Quelques semaines après le début de l'invasion, les autorités ukrainiennes ont prouvé que les Russes avaient des listes de personnes problématiques à leurs yeux. On m'a proposé d'aller en Suède avec mon ami, mais nous ne voulions pas abandonner notre travail. » En Russie, le régime de Vladimir Poutine s'attaque de plus en plus et depuis des années aux personnes LGBTQ.

Après trois ans de conflit, alors que le soutien des États-Unis devient plus qu'incertain avec le retour au pouvoir de Donald Trump, le conflit militaire semble user tout le monde. Pour autant, il est difficile pour beaucoup d'Ukrainiennes et d'Ukrainiens de concevoir de laisser une partie du territoire sous occupation russe. « C'est dur de penser à l'avenir, je ne vois pas du tout comment peut-être le futur, confie Lidiia, l'habitante de Loutsk. On pourra envisager le futur quand il n'y aura plus cette Russie impérialiste et destructrice », conclut-elle.

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newsnet 2025-02-18 #14567

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