par Giuseppe Gagliano
Il y a quelques années à peine, l'idée d'une rencontre officielle entre Washington et Moscou pour discuter de l'avenir de l'Ukraine semblait inconcevable. Pourtant, c'est bien ce qui s'est produit à Riyad, où l'Arabie saoudite de Mohammed ben Salmane (MBS) s'est imposée comme un nouveau carrefour diplomatique de premier plan. En accueillant ces pourparlers, MBS et son royaume ont confirmé leur montée en puissance sur l'échiquier géopolitique mondial. Loin de se cantonner à son rôle traditionnel de puissance énergétique, Riyad s'affirme désormais comme un médiateur crédible, capable d'attirer à sa table les grandes puissances, en jouant habilement sur sa posture de neutralité active.
Le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) ne fait pas mystère de ses ambitions : il veut inscrire son pays parmi les arbitres des conflits globaux, et surtout démontrer que l'Arabie saoudite est une puissance avec laquelle il faut compter. Dans cette optique, Riyad a adopté une stratégie de double jeu savamment calculée : condamner officiellement l'invasion russe devant l'ONU, mais refuser de s'aligner sur les sanctions occidentales et maintenir un dialogue constant avec Moscou. Ce positionnement équilibré permet aujourd'hui au royaume de s'imposer comme un intermédiaire incontournable entre les blocs rivaux. En accueillant la délégation russe menée par Sergueï Lavrov et son homologue américain Marco Rubio, Riyad s'est offert un rôle autrefois réservé aux capitales européennes comme Genève ou Helsinki.
Mais ce sommet ne se limite pas à une démonstration de force saoudienne. Il marque surtout un tournant majeur dans les relations entre les États-Unis et la Russie : le retour d'un dialogue direct, après des années de tensions glaciales et d'isolement diplomatique.
Un pragmatisme américain qui tranche avec l'ère Biden
Le simple fait que Washington et Moscou aient décidé de se parler est une rupture avec la politique menée jusqu'ici par l'administration Biden. Jusqu'à récemment, les États-Unis s'accrochaient à une position intransigeante : «Rien sur l'Ukraine sans l'Ukraine». Mais la réalité impose d'autres impératifs. Avec Donald Trump de retour à la Maison-Blanche, l'approche a changé. L'objectif n'est plus d'isoler la Russie, mais d'explorer une sortie de crise qui préserverait les intérêts stratégiques américains.
Le message est clair : la diplomatie reprend ses droits, et le pragmatisme prévaut sur l'idéologie. L'échange entre Rubio et Lavrov visait à établir une première ligne de communication pour évaluer la faisabilité d'un accord. Aucun représentant ukrainien n'était présent à Riyad, un détail qui en dit long sur la méthode employée. Washington cherche d'abord à sonder les intentions réelles du Kremlin, avant d'inclure Kiev dans d'éventuelles discussions plus larges.
Cette approche a provoqué une onde de choc en Europe. Les chancelleries européennes, tenues à l'écart de ces discussions, ont immédiatement convoqué un sommet d'urgence à Paris, organisé par Emmanuel Macron. Le sentiment d'exclusion a ravivé les tensions transatlantiques : alors que l'UE s'apprête à renforcer son soutien militaire à Kiev, voir Washington entamer un dialogue bilatéral avec Moscou sans consulter les Européens passe mal. Pour certains, cette posture rappelle des schémas historiques bien connus : les grandes puissances redessinent la carte du monde sans tenir compte des petits États.
Les lignes rouges de Moscou : Une Ukraine hors de l'OTAN
Côté russe, le message est limpide : l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN est inenvisageable. Le Kremlin a réaffirmé son exigence d'un engagement formel garantissant que Kiev ne rejoindra jamais l'Alliance atlantique. C'est la condition non négociable pour envisager un règlement du conflit. Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin, a répété que la Russie n'acceptera ni troupes ni bases militaires occidentales en Ukraine, et réclame donc une neutralité militaire stricte pour le pays.
En clair, Moscou veut un retour à une logique de zones tampons, où l'Ukraine jouerait un rôle similaire à celui de la Finlande durant la Guerre froide : un État politiquement occidental, mais hors des alliances militaires. Ce raisonnement n'a rien de nouveau : la crainte d'un encerclement par l'OTAN a été l'un des éléments déclencheurs de l'invasion en 2022. Aujourd'hui, Moscou veut des garanties écrites, et pas seulement des promesses verbales.
Mais cette exigence pose un dilemme stratégique majeur. Si les États-Unis venaient à accepter cette demande russe, cela reviendrait à valider l'idée que l'agression militaire peut redéfinir les règles du jeu international. Un précédent inacceptable pour l'Europe de l'Est, qui verrait dans cet accord un feu vert à d'éventuelles revendications russes sur d'autres territoires.
L'Ukraine dans l'UE : Une concession russe tactique
Là où Moscou a surpris, c'est en ouvrant la porte à une éventuelle adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne. Contrairement à l'OTAN, l'UE n'est pas une alliance militaire et, aux yeux du Kremlin, ne représente pas la même menace existentielle. Peskov a d'ailleurs déclaré que «chaque nation souveraine a le droit de choisir son avenir économique».
Cette ouverture n'est pas anodine. En acceptant tacitement que Kiev rejoigne l'UE, Moscou cherche à diviser le front occidental. L'Union européenne y verrait une victoire diplomatique, mais cela ne garantirait pas pour autant une stabilisation de la région. En réalité, Moscou sait que l'adhésion ukrainienne à l'UE est un processus complexe et long, et compte sur les nombreuses divergences internes à Bruxelles pour ralentir ce projet.
De plus, la reconstruction de l'Ukraine représenterait un fardeau économique énorme pour l'Europe. Soutenir Kiev après la guerre nécessitera des milliards d'euros d'investissements, et la perspective de voir l'Ukraine intégrer pleinement le marché européen suscite déjà des résistances en Pologne et en Hongrie. Pour Moscou, laisser l'Europe absorber ce fardeau, tout en bloquant l'adhésion à l'OTAN, est un compromis acceptable.
Un fragile équilibre en Europe
Si le sommet de Riyad n'a produit aucune percée immédiate, il a déjà modifié la dynamique diplomatique. L'Arabie saoudite s'est imposée comme une nouvelle plateforme de dialogue stratégique. La Russie a montré qu'elle pouvait encore négocier d'égal à égal avec les États-Unis, brisant ainsi son isolement diplomatique. Washington, de son côté, a acté un tournant stratégique : le pragmatisme avant tout, quitte à provoquer des tensions avec ses alliés européens.
L'Europe, elle, se retrouve dans une position délicate. L'exclusion des discussions de Riyad a renforcé les appels à une autonomie stratégique accrue. Certains dirigeants européens, notamment en France et en Allemagne, estiment que l'UE doit se doter de moyens militaires indépendants pour ne plus dépendre de Washington. Mais dans l'immédiat, le fossé transatlantique se creuse.
En somme, l'ère de la confrontation frontale semble céder la place à une phase de négociation sous haute tension. La paix en Ukraine n'est pas encore à l'horizon, mais le retour du dialogue entre les grandes puissances modifie la donne. Le chemin sera long, semé d'embûches, et pourrait redessiner non seulement l'avenir de l'Ukraine, mais aussi celui de l'Europe et de l'ordre international.
source : Le Diplomate