Alors que les foyers de tension se multiplient sur le continent de Bamako à Mogadiscio, de Juba à Tripoli, et de Bangui à Goma, les chefs d'Etat et de gouvernement de l'UA se réunissent en sommet à Addis-Abeba.
João Lourenço, Président de l'Angola, s'apprête à marquer l'histoire en assumant pour la première fois la présidence tournante de l'Union Africaine, succédant ainsi à Mohamed Ould Ghazouani de la Mauritanie. Sa prise officielle de fonctions, programmée lors du 38ème sommet ordinaire des chefs d'Etat et de gouvernement, les 15 et 16 février 2025, souligne une étape clé pour l'Angola sur la scène continentale. Cette nomination à la tête de l'organisation panafricaine - une première historique pour l'Angola - témoigne de l'engagement stratégique et du leadership de João Lourenço, prêt à impulser une nouvelle dynamique au sein de cette institution influente.
Se tenant à Addis-Abeba sous le thème « Justice pour les Africains et les personnes d'ascendance africaine à travers les réparations », cette session du sommet ordinaire de l'Union cristallise une quête historique de reconnaissance et de réparation pour les injustices infligées durant la traite transatlantique et la colonisation. En tant que symbole de résistance et d'indépendance, l'Ethiopie donne une résonance particulière à cet évènement, dédié à l'exploration de mécanismes juridiques, économiques et moraux de réparation. En amont, la 46e session du Conseil exécutif de l'Union africaine (12-13 février 2025) a ouvert des pistes novatrices en matière de justice restitutive, avec un accent sur des réformes économiques, éducatives et culturelles. L'élection de Mahamoud Ali Youssouf de Djibouti, à la présidence de la Commission de l'UA, illustre une dynamique de renouvellement et de représentation équilibrée de petites nations africaines insulaires, approuvée par les chefs d'Etat les 15 et 16 février. Ces débats interrogent aussi le recours à une perspective panafricaine dans la lutte contre le néocolonialisme occidental. A l'intersection de l'unité africaine et de réalpolitik, ces événements déterminent la capacité de l'Union africaine à s'affirmer sur la scène internationale, tout en confrontant la complexité politique et économique du thème des réparations face à l'hésitation des anciennes puissances coloniales. Le sommet appelle donc l'UA à harmoniser ses aspirations panafricaines et les contraintes géopolitiques, renforçant ainsi ses institutions pour une meilleure défense des intérêts africains et de sa diaspora.
Toutefois, l'élection et prestation de serments de Mahamoud Ali Youssouf à la tête de la Commission de l'UA, surpassant les candidats renommés venus de Madagascar ( Richard Randriamandrato) et du Kenya ( Raila Odinga), tous formés dans des cadres académiques occidentaux, incitent les panafricanistes à s'interroger sur la nouvelle ligne politique de l'organisation continentale. Elle suscite également des interrogations quant à ses implications pour l'avenir de la Commission, notamment en ce qui concerne la promotion du panafricanisme et la lutte contre le néocolonialisme. S'agit-il d'une nouvelle ère de leadership qui pourrait transformer le fonctionnement de cet organe crucial ?
Contexte historique et symbolique
La 38ème édition du sommet ordinaire de l'Union africaine s'ancre dans une histoire marquée par la résilience face aux épreuves et par l'aspiration à l'unité. Il se tient dans un monde en mutation, où l'Afrique, riche de ses ressources et de sa jeunesse, cherche à affirmer son rôle tout en surmontant ses fractures. Symboliquement, il incarne le rêve panafricain d'autodétermination et de solidarité, porté par les luttes passées et les espoirs futurs. Ce sommet est un appel à transformer les défis (climatiques, économiques, politiques) en opportunités, en s'appuyant sur la mémoire collective et la créativité d'un continent en mouvement. Alors qu'il reflète à la fois les divisions persistantes et la quête d'un destin commun, où l'Afrique se réinvente, unie et déterminée, face aux enjeux globaux, les leaders du Mali, du Burkina Faso, de la Guinée, du Niger et du Gabon n'ont pas été permis de participer. Mahamat Déby, avocat influent des nations de l'AES auprès de l'Union africaine, œuvre pour la réintégration stratégique de ces pays au sein de l'organisation. En tant que président du Tchad présent à la rencontre, il défend activement la reprise du dialogue entre l'UA et les ces cinq pays frères. Il met à cet effet en avant l'importance d'adopter une approche constructive, solidaire et pragmatique, alliant diplomatie et vision stratégique pour renforcer l'unité continentale.
C'est pourquoi, focalisé sur la question historique de réparations pour les Africains et les personnes d'ascendance africaine, le thème de ce sommet a une portée à la fois historique, symbolique et profondément évocatrice. Le thème s'inscrit bien dans logique d'une quête longue et complexe de réparation pour les injustices systémiques subies par les Africains et la diaspora africaine, notamment à travers la traite transatlantique, la colonisation, l'esclavage et leurs séquelles contemporaines. Ces crimes historiques qui inscrivent dans une continuité toute aussi historique, ont laissé des cicatrices profondes, tant sur le plan économique que social, culturel et psychologique, affectant des générations entières. Eux égards des réalités historiques, le choix de l'Ethiopie comme hôte de ce sommet n'est pas anodin. Symbole de la résistance africaine face à la colonisation (notamment grâce à sa victoire contre les forces italiennes à Adoua en 1896), l'Ethiopie de Ménélik II et de Haïlé Sélassié incarne la fierté et la résilience du continent. Addis-Abeba, siège de l'Union africaine, représente également un lieu de convergence pour les discussions panafricaines et les efforts de solidarité continentale. Ce cadre géographique et historique renforce la portée symbolique de l'événement, en rappelant aux participants l'importance de l'unité africaine dans la lutte pour la justice et la réparation.
Par ailleurs, le choix de la thématique de l'année, tout comme celui du lieu de la rencontre, est tout aussi loin d'être anodin. Il s'agira d'explorer au cours de l'année et sous la présidence tournante de l'Angola, plusieurs dimensions des réparations. Sur le plan juridique, il s'agit d'examiner les mécanismes internationaux qui pourraient être mobilisés pour exiger des compensations. Cela, en s'appuyant sur des précédents historiques tels que les réparations accordées aux victimes de l'Holocauste ou aux descendants d'esclaves aux Etats-Unis. Sur le plan économique, il s'agira de se pencher sur la manière dont les réparations pourraient contribuer au développement du continent, en finançant des infrastructures, des programmes éducatifs et des initiatives de santé publique. Enfin, sur le plan moral et culturel, la question des réparations soulève des enjeux de reconnaissance des souffrances endurées et de restauration de la dignité des Africains et des personnes d'ascendance africaine. Cependant, le thème ne manque pas de susciter des controverses. Le constat, les anciennes puissances coloniales, bien que certaines aient reconnu les méfaits du colonialisme (comme la France avec la simulacre restitution d'objets d'art ou l'Allemagne avec des excuses insuffisantes pour le génocide des Herero et des Nama en Namibie), sont restées réticentes à s'engager dans un processus formel de réparations financières. Par ailleurs, au sein même de l'Afrique, des divergences pourraient émerger quant à la répartition des éventuelles compensations ou à la priorisation des actions à mener. D'autant plus que dans le pool des chefs d'Etat, il existe encore des personnes acquises pour la cause des suzerains coloniaux. Qu'à cela ne tienne, ce sommet représente une opportunité historique pour l'Afrique de réaffirmer sa place dans le monde et de porter une voix unie sur la scène internationale. Elle interroge non seulement le passé, mais aussi l'avenir, en posant la question de savoir comment les réparations pourraient contribuer à une véritable renaissance africaine, fondée sur la justice, l'équité et la dignité. Car, de Thiaroye à Biafra, de Kigali à Goma, de Bangui à Kinshasa, de Pretoria à Alger, et de Ouagadougou à Tripoli, les crimes de l'impérialisme occidental, conjugués à l'assassinat de leaders et dirigeants politiques en Afrique ne sauraient être contenus dans un article analytique.
Les principaux axes stratégiques et décisions élitistes prises
Perçu comme un catalyseur pour l'avenir, le sommet d'Addis-Abeba s'est soldé à la prise de décisions cruciales par les acteurs et élites politiques. Malgré le cadre constructif du sommet, le président sortant de la Commission, Moussa Faki Mahamat du Tchad, a exprimé son indignation face à la proposition de déportation des Palestiniens de Gaza, avant de diluer son discours en appelant à la « libération sans conditions du grand prisonnier du Sahel Mohamed_Bazoum ». Alors qu'au regard des bisbilles qui entourent la déchéance de Bazoum, Faki par ce ton, jette le doute sur ses discours panafricanistes. Ce qui questionne même sa mandature à la tête de la commission de l'organisation continentale, sachant que ce sujet est au cœur du diktat de la domination impérialiste (notamment la France) dans la région ouest-africaine. Ce qui, d'ailleurs, a planté le décor de la désintégration progressive de la Communauté Economique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), à la clé, la naissance de l'Alliance des Etats du Sahel (AES). Dans cette perspective, le président ghanéen John Dramani Mahama a annoncé l'élaboration par l'UA d'une note d'orientation sur les réparations, illustrant l'engagement vers des solutions concrètes. Enfin, une réunion spéciale du Conseil de paix et de sécurité de l'Union Africaine, présidée par le président de la Guinée Équatoriale, s'est tenue pour aborder la gestion stratégique des conflits en République Démocratique du Congo (RDC) et au Soudan du Sud. En ce qui concerne la RDC (représentée au sommet par la première ministre Judith Suminwa, le président de la République Félix Tshisekedi ayant tristement décidé de participer au 61ème sommet de Munich sur la sécurité), le Rwanda a été identifié comme soutien au M23 et il lui a été demandé de retirer ses troupes. De plus, la réactivation des processus de Luanda et de Nairobi a été sollicitée pour désamorcer efficacement la crise.
C'est dans ce contexte que João Lourenço de l'Angola, en tant que Président de l'Union africaine pour l'exercice 2025, prend la relève de Mohamed Ould Cheikh El Ghazouani de la Mauritanie. Le Bureau de l'Assemblée 2025 se distingue par une composition stratégique et régionale : à la présidence, la République d'Angola représentant la région Sud ; le Burundi en tant que premier vice-président pour la région Centre ; suivi par le Ghana, deuxième vice-président pour la région Ouest ; la République Unie de Tanzanie comme troisième vice-président pour la région Est ; et enfin, la Mauritanie occupe le rôle de rapporteur pour la région Nord.
Ce sommet représente dès lors une étape cruciale dans l'évolution stratégique de la justice réparatrice et de la guérison raciale en Afrique, affirmant l'engagement vers l'institutionnalisation consciente de ces principes. En promouvant une position africaine unifiée sur les réparations, cette initiative ambitionne de concevoir un programme d'action réparatoire africain tout en renforçant les synergies avec la Communauté des Caraïbes ( CARICOM) et la diaspora africaine mondiale via un mécanisme de coopération commun. Ces actions sont essentielles pour assurer une justice concrète et transformatrice aux Africains et aux personnes d'ascendance africaine. Bien que le chemin de la justice et de la réparation soit complexe, l'Union africaine, ses Etats membres, les citoyens africains et la diaspora restent déterminés à avancer ensemble vers cet objectif.
Les implications géopolitique et géostratégique
Ce sommet s'inscrit dans un moment charnière où l'Afrique redéfinit son rôle sur la scène mondiale. Il cristallise des enjeux géopolitiques majeurs, alors que les puissances globales rivalisent pour influencer un continent riche en ressources et en potentiel. L'Afrique, consciente de sa valeur stratégique, cherche à affirmer son autonomie tout en naviguant entre ces pressions extérieures. Sur le plan géostratégique, sa position centrale - avec ses voies maritimes cruciales, ses défis sécuritaires et son exposition au changement climatique - en fait un acteur incontournable des équilibres mondiaux. Ce sommet est donc l'occasion de renforcer l'intégration régionale et de poser les bases d'une Afrique unie, capable de rivaliser sur la scène internationale. Il s'agit d'un moment de redéfinition, où le continent passe de l'ombre de la colonialité à la lumière BRICS, déterminé à écrire son propre destin dans un monde en mutation. En perte d repères, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a de nouveau essuyé un refus de participer au sommet annuel de l'Union Africaine. Malgré plusieurs tentatives infructueuses, cette décision s'inscrit dans une stratégie de diplomatie mesurée et la préservation de la neutralité africaine face au conflit. L'Afrique, affirmant sa position, refuse de servir de tribune, préférant renforcer son partenariat historique et naturel avec la Russie.
Sous un thème très ambitieux, ce sommet s'impose comme un moteur de revendications historiques, intensifiant le dialogue international sur la justice et les droits humains. L'Afrique, en quête de réparations pour les crimes passés de l'esclavage et de la colonisation, s'affirme en tant que leader moral, amplifiant sa voix dans les forums mondiaux et consolidant sa solidarité continentale. Avec des initiatives comme la Zone de libre-échange continentale africaine ( ZLECAf) et la promotion d'infrastructures transfrontalières gigantesques, le continent renforce son intégration et sa puissance économique, attirant des investissements étrangers significatifs. Cette 38ème session a ainsi mis en lumière des enjeux critiques tels que la sécurité régionale (de Bamako à Mogadiscio, de Juba à Tripoli, et de Bangui à Goma) et la coopération internationale, en diversifiant ses partenariats au-delà de l'Occident, notamment avec le Sud global (Russie, Chine, Inde) et d'autres acteurs émergents. Malgré les défis persistants, notamment les divergences internes et la dépendance économique, elle a ouvert la voie à une nouvelle ère où l'Afrique s'impose comme un acteur clé dans la redéfinition de l'ordre mondial. A partir de juin 2025, la nouvelle agence de notation financière panafricaine révolutionnera l'autonomie financière du continent en offrant à l'Afrique la possibilité de maîtriser sa propre image financière, libérée de la dépendance envers les agences occidentales.
De ce qui précède, nous pouvons déduire que le 38ème sommet de l'Union africaine incarne un tournant historique où l'Afrique, riche de ses ressources et de sa jeunesse, affirme son rôle sur la scène mondiale. Entre défis internes et pressions extérieures, ce sommet symbolise la quête d'autonomie, d'unité et de leadership face aux enjeux globaux. C'est un appel à transformer les fractures en forces, les aspirations en actions, pour que l'Afrique, unie, écrive son propre récit dans un monde en pleine recomposition.
Pour clore, alors que le sommet appelle à une justice restitutive, les colonialistes de la conférence de Berlin se mettent sur la sellette de l'histoire. Au même moment, de Burkina Faso à Somalie, du Nigeria à Libye, de Centrafrique à Mozambique, et du Soudan du Sud à République Démocratique du Congo, les groupes armés se ramifient et sévissent sous le sponsoring des puissances occidentales.
On peut s'interroger alors sur la capacité du nouveau leadership à traduire les décisions du sommet dans la pratique.
Mohamed Lamine KABA, Expert en géopolitique de la gouvernance et de l'intégration régionale, Institut de la gouvernance, des sciences humaines et sociales, Université panafricaine