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 Quand le terme « occident » devient finalement un stigmate, plus personne ne souhaite s'y identifier

Il est temps pour l'Europe de faire l'impensable

Les conseils d'un diplomate singapourien voyant le comportement infantile de l'Europe

Par Kishore Mahbubani - Le 18 février 2025 -  Foreign Policy

Les temps désespérés nécessitent des mesures désespérées. Et comme me l'ont enseigné mes professeurs de géopolitique, il faut toujours penser à l'impensable, comme l'Europe devrait le faire aujourd'hui.

Il est trop tôt pour dire qui seront les vrais gagnants et les vrais perdants de la deuxième administration Trump. Les choses pourraient changer. Pourtant, il ne fait aucun doute que la position géopolitique de l'Europe a considérablement diminué. La décision du président américain Donald Trump de ne même pas consulter ou prévenir les dirigeants européens avant de parler au président russe Vladimir Poutine montre à quel point l'Europe est devenue insignifiante, même lorsque ses intérêts géopolitiques sont en jeu. La seule façon de restaurer la position géopolitique de l'Europe est d'envisager trois options impensables.

Premièrement, l'Europe devrait annoncer sa volonté de quitter l'OTAN. Une Europe obligée de consacrer 5 % de son budget à la défense est une Europe qui n'a pas besoin des États-Unis. Cinq pour cent du PIB combiné de l'UE et du Royaume-Uni en 2024 représentent 1,1 billion de dollars, ce qui est comparable aux dépenses de défense des États-Unis qui ont atteint 824 milliards de dollars en 2024 (en 2024, l'UE et le Royaume-Uni combinés ont dépensé environ 410 milliards de dollars pour la défense). En fin de compte, l'Europe n'aurait pas besoin de quitter l'OTAN. Mais seule une menace crédible de départ pourrait réveiller Trump (ainsi que le vice-président J.D. Vance et le secrétaire à la défense Pete Hegseth) et l'obliger à traiter l'Europe avec respect. En revanche, l'insistance des Européens à rester dans l'OTAN après les provocations de Trump donne l'impression au monde qu'ils lèchent les bottes qui sont en train de les frapper au visage.

Ce qui choque beaucoup de monde, c'est que les Européens n'ont pas anticipé le bourbier dans lequel ils se trouvent. L'une des premières règles de géopolitique est qu'il faut toujours prévoir les pires scénarios. Après le déclenchement de la guerre en Ukraine, toute la réflexion stratégique européenne s'est appuyée sur le meilleur des scénarios, celui d'un allié totalement fiable que sont les États-Unis, alors même qu'ils ont connu le premier mandat de Trump et ses menaces de se retirer de la plus grande alliance militaire du monde. Pour un continent qui a produit des esprits stratégiques comme Metternich, Talleyrand et Kissinger, la réflexion stratégique sur l'Ukraine et ses conséquences à long terme a été quasiment infantile.

Si Metternich ou Talleyrand (ou Charles de Gaulle) vivaient encore aujourd'hui, ils recommanderaient l'impensable option No 2 : élaborer un grand accord stratégique avec la Russie, chaque partie devant tenir compte des intérêts fondamentaux de l'autre. De nombreux stratèges européens influents s'opposeront à ces suggestions, car ils sont convaincus que la Russie représente une véritable menace pour la sécurité des pays de l'UE. Mais qu'en est-il vraiment ? Quel est le principal rival stratégique de la Russie, l'UE ou la Chine ? Avec qui a-t-elle la plus longue frontière ? Et avec qui sa puissance relative a-t-elle tant changé ? Les Russes sont des réalistes géopolitiques de premier ordre. Ils savent que ni les troupes de Napoléon ni les chars d'Hitler n'avanceront plus jusqu'à Moscou. Les Européens ne voient pas la contradiction évidente entre le fait de se réjouir de l'incapacité de la Russie à vaincre l'Ukraine (un pays de 38 millions d'habitants et un PIB d'environ 189 milliards de dollars en 2024) et le fait de déclarer ensuite que la Russie est la véritable menace pour l'Europe (qui compte 744 millions d'habitants et un PIB de 27 000 milliards de dollars en 2024). Les Russes seraient probablement heureux de trouver un compromis équitable avec l'UE, respectant les frontières actuelles entre la Russie et l'UE et un compromis réaliste sur l'Ukraine qui ne menace les intérêts fondamentaux d'aucune des deux parties.

À long terme, une fois qu'une certaine confiance stratégique se sera rétablie entre la Russie et une nouvelle Europe stratégiquement autonome, l'Ukraine pourrait progressivement servir de pont entre l'UE et la Russie plutôt que de pomme de discorde. Bruxelles devrait s'estimer heureuse qu'en termes relatifs, la Russie soit une puissance en déclin, et non une puissance montante. Si l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est, une organisation régionale relativement faible, peut établir une relation de confiance à long terme avec une puissance montante comme la Chine, l'UE peut certainement faire encore mieux avec la Russie.

Ce qui nous amène à l'impensable option No 3 : élaborer un nouveau pacte stratégique avec la Chine. Une fois encore, dans le domaine de l'ABC de la politique étrangère, il y a une raison importante pour laquelle la géopolitique est une combinaison de deux mots : géographie et politique. La géographie des États-Unis, qui font face à la Chine de l'autre côté de l'océan Pacifique, combinée au désir de primauté de Washington, explique la relation hostile entre les États-Unis et la Chine. Quelles pressions géopolitiques sont à l'origine de la détérioration des relations entre l'UE et la Chine ? Les Européens ont cru bêtement qu'une loyauté servile envers les priorités géopolitiques américaines leur permettrait d'engranger de riches dividendes géopolitiques. Au lieu de cela, ils ont reçu un coup de pied au visage.

Ce qui est remarquable ici, c'est que la Chine peut aider l'UE à faire face à son véritable cauchemar géopolitique à long terme : l'explosion démographique en Afrique. En 1950, la population de l'Europe était le double de celle de l'Afrique. Aujourd'hui, la population africaine est deux fois plus importante que celle de l'Europe. D'ici 2100, elle sera six fois plus importante. Si l'Afrique ne développe pas ses économies, il y aura un afflux de migrants africains en Europe. Si les Européens pensent que l'Europe ne produira jamais de dirigeants comme Trump, ils se font clairement des illusions. Elon Musk n'est pas le seul milliardaire à soutenir les partis d'extrême droite en Europe.

Pour préserver une Europe dirigée par des partis centristes, les Européens devraient accueillir favorablement tout investissement étranger en Afrique qui crée des emplois et maintient les Africains chez eux. Au lieu de cela, les Européens se tirent une balle dans le pied en critiquant et en s'opposant aux investissements de la Chine en Afrique. Ce seul acte démontre à quel point la pensée stratégique européenne à long terme est devenue naïve. Bruxelles sacrifie ses propres intérêts stratégiques pour servir les intérêts américains dans l'espoir que sa soumission géopolitique conduise à des récompenses.

Il est clair que ce n'est pas le cas. Deux mille ans de géopolitique nous ont appris une leçon simple et évidente : Toutes les grandes puissances feront passer leurs propres intérêts en premier et, si nécessaire, sacrifieront les intérêts de leurs alliés. Trump se comporte comme un acteur géopolitique rationnel en privilégiant ce qu'il perçoit comme étant les intérêts de son pays. L'Europe ne devrait pas se contenter de critiquer Trump, elle devrait au contraire l'imiter. Elle devrait mettre en œuvre l'option actuellement impensable : Déclarer qu'elle sera désormais un acteur stratégiquement autonome sur la scène mondiale et qu'elle fera passer ses propres intérêts en premier. Si elle le fait, Trump pourrait enfin faire preuve d'un certain respect pour l'Europe.

Kishore Mahbubani, chercheur à l'Institut de recherche sur l'Asie de l'Université nationale de Singapour.

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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